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Section 3: L’évolution des critères de distribution des compétences entre les

E- Critère du service public

L’idée du service public est apparue durant la première moitié du XIXème siècle, mais

elle ne servira de critère de compétence entre l’administratif et le judiciaire qu’après la

seconde moitié du XIXèmesiècle.

Le Conseil d’Etat a utilisé le critère du service public pour la première fois dans son arrêt ROTHSCHILD du 6 décembre 1855 (précité) dans lequel il considère que revient à

l’administration seule le pouvoir d’organiser le fonctionnement des services publics, de déterminer les liens entre l’Etat et ses fonctionnaires et entre les administrés bénéficiaires dudit service, et d’apprécier la nature des droits et obligations réciproques qui naissent de

ces liens. Ces mêmes droits et obligations ne peuvent être soumis aux seules règles du

droit civil qui régissent les relations entre personnes privées et la responsabilité de l’Etat

du fait de ses fonctionnaires n’est ni générale ni absolue, celle-ci varie suivant la nature et

les besoins de chaque service et il revient à l’administration seule de déterminer ces

conditions.

Donc d’après l’arrêt ROTHSCHILD, les obligations et les droits naissant de l’exécution

des services publics ne peuvent être régis par les règles de droit privé. La responsabilité

de l’Etat du fait de ses fonctionnaires ne peut être appréciée que par l’administration elle -même.

Ces principes ainsi dégagés ont été confirmés par d’autres décisions émanant du Conseil d’Etat et par le Tribunal des Conflits le 8 février 1873 dans son fameux arrêt BLANCO34.

Les faits de cet arrêt se résument ainsi: le père de l’enfant BLANCO a saisi les tribunaux

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judiciaires d’une action en dommages-intérêts contre l’Etat suite à un accident du wagonnet d’une manufacture de tabacs exploitée en régie par l’Etat, qui a renversé et blessé son enfant. Le père fonde son action sur le droit civil, étant donné que la faute est commise par les ouvriers de la manufacture.

Le Tribunal des Conflits déclare l’incompétence du judiciaire et affirme la compétence de l’administratif.

Sans rentrer dans la qualification de l’apport de cet arrêt et sur la question de savoir s’il

constitue la « pierre angulaire » du droit administratif tout entier, ou s’il n’a pas cette importance qu’on lui a prêtée35; ce qui nous importe c’est qu’avec l’arrêt « BLANCO » qui

a suivi l’arrêt « ROTHSCHILD » le service public apparaît désormais comme le critère de la compétence administrative.

La jurisprudence BLANCO ainsi que le critère du service public va s’étendre progressivement à l’activité des personnes publiques autres que l’Etat, et ceci par trois

arrêts à savoir TERRIER36, FEUTRY37 et THÉROND38.

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LONG M, WEIL P, BRAIBANT G, DÉLVOLVÉ P, GENEVOIS B, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 18ème édition, p.1

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CEF, 6 février 1903, TERRIER, rec. p.94, Conclusions ROMIEU. Les faits de cette espèce sont les suivants: le conseil général du département de Saône-et-Loire a pris une délibération qui donne une prime à tout individu qui

détruit une vipère; le sieur TERRIER après s’être vu refuser le paiement de la prime par le préfet au motif qu’il n’y a

plus de crédit, saisit le Conseil d’Etat et demande de censurer la violation par le département du contrat qu’il avait

conclu avec les chasseurs de vipères ;le Conseil d’Etat reconnait sa compétence et affirme «…que du refus du préfet

d’admettre la réclamation dont il l’a saisi il est né un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaitre et dont ce conseil est valablement saisi par les conclusions subsidiaires du requérant »

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TCF, 29 février 1908, FEUTRY rec. p.209: les faits se résument ainsi, il s’agissait de dommages-intérêts réclamés au département de l’OISE, par un cultivateur dont quelques meules avaient été brûlées par un malade mental évadé

d’un asile départemental .La victime ayant saisi les tribunaux judiciaires, le préfet a élevé le conflit et le Tribunal des

Conflits a considéré que le litige relevait de la compétence du juge administratif; il a été ainsi reconnu que toutes les

actions fondées sur l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un service public relevaient de la compétence

administrative.

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CEF, 4 mars 1910, THÉROND, rec. p.193, Conclusions PICHAT il s’agissait dans l’espèce du sieur THÉROND qui avait le privilège exclusif par la ville de MONTPELLIER de la capture et de la mise en fourrière des chiens errants et de l’enlèvement des bêtes mortes qui n’auraient pas été réclamées par leurs propriétaires. La rémunération du

concessionnaire était assurée par le paiement des taxes mises à la charge des propriétaires et par la valeur des dépouilles qui lui étaient abandonnées. Les stipulations de ce marché étaient demeurées inexécutées en ce qui

concerne l’enlèvement des animaux morts appartenant à des propriétaires connus, le sieur THÉROND forma devant le conseil de préfecture de l’Hérault une demande en résiliation du marché, réclamant cent vingt mille francs à titre de dommages-intérêts. Le conseil de préfecture ayant rejeté ce recours. Le sieur THÉROND fit appel devant le Conseil d’Etatqui décida qu’en passant « un contrat avec sieur THÉROND »la ville a eu pour but d’assurer un service public, et qu’en conséquence le litige relevait de la compétence administrative.

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Mais le critère du service public s’est avéré insuffisant parfois pour déterminer la compétence juridictionnelle en question. D’une part, quelques services publics ne sont

pas soumis, vu leur nature et leur fonctionnement, à la compétence de la juridiction administrative comme le service judiciaire et en outre l’administration utilise parfois pour gérer ledit service des moyens de droit privé lorsqu’elle passe des contrats de bail et de

transport et autres contrats analogues à ceux que les particuliers concluent entre eux,

sans qu’elle utilise ses prérogatives de puissance publique.

D’autre part, il arrive que l’administration élabore des actes relevant de la compétence du

juge administratif sans être nécessairement reliés à un service public comme par exemple les mesures qu’elle prend pour assurer le maintien de l’ordre public, la salubrité, la sécurité publique et la santé publique. En d’autres termes, il existe des cas où

l’administration agit en dehors du service public et sans aucun lien avec ce service, et le Conseil d’Etat garde sa compétence en l’occurrence, sans que le litige en cause ait un

lien direct ou indirect avec le service public.

Pour illustrer plus concrètement cette situation et pour démontrer l’insuffisance du critère

du service public, la jurisprudence fournit un arrêt célèbre, Commune de MONSÉGUR,

rendu par le Conseil d’Etat le 10 juin 192139.

Il s’agissait en l’espèce d’un accident qui s’était produit dans l’église de

MONSÉGUR : trois enfants s’étant suspendus à la vasque du bénitier, ce dernier s’était renversé et un morceau de marbre avait sectionné la jambe d’un enfant à la hauteur de la

cheville. Les parents de la victime obtinrent du conseil de préfecture la condamnation de

la commune responsable de l’entretien de l’église à une indemnité de 10000F.F. Sur appel de la commune, le Conseil d’Etat40 décide que « si depuis la loi du 9 décembre

1905 sur la séparation des églises et de l’Etat, le service du culte ne constitue plus un

service public, l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 porte que les édifices affectés à l’exercice du culte continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9

décembre 1905 à être laissés à la disposition des fidèles et des ministre s du culte pour la

pratique de leur religion, qu’il suit de là que les travaux exécutés dans une église pour le

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CEF, 10 juin 1921, Commune de MONSÉGUR, rec. p.573

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compte d’une personne publique dans un but d’utilité générale, conservent le caractère

de travaux publics et que les actions dirigées contre les communes à raison des

dommages provenant du défaut d’entretien des églises rentrent dans la compétence du conseil de préfecture, comme se rattachant à l’exécution ou l’inexécution d’un travail

public ».

Sans doute, on voit clairement que si le Conseil d’Etat a appliqué dans cette affaire le critère du service public, il aurait déclaré son incompétence parce que l’église après la loi

du 9 décembres 1905 ne constituait plus un service public.

Cette insuffisance du critère du service public se manifeste aussi dans la conception même du service public qui a connu durant cette période une évolution remarquable et en donnant naissance à une nouvelle catégorie de services publics, à savoir les services

publics industriels et commerciaux où l’administration utilise pour la gérance de ces services des moyens de droit privé. La compétence serait alors complètement ou partiellement judiciaire.

En outre, le principe qu’une personne privée gère un service public commence à avoir

application au niveau des deux sortes de services publics, administratif et industriel, et commercial. On va revenir à la notion du service public au cours de cette thèse pour

déterminer la compétence du juge judiciaire en la matière mais l’essentiel au niveau de

cette introduction est de montrer que le critère du service public ne suffisait pas à lui seul à déterminer la répartition des compétences entre l’administratif et le judiciaire.

D’ailleurs tous les autres critères qu’on vient de voir ne pouvaient pas seuls déterminer la

juridiction compétente. Le recours à un autre critère pour combler les lacunes du critère

principal s’avère nécessaire qui l’anticipe et c’est cette opération qui a donné jusqu’ à ce

jour à la répartition des compétences son caractère évolutif.

Si la compétence juridictionnelle entre l’administratif et le judiciaire a connu dans l’histoire en France une évolution progressive sous l’influence doctrinale et jurisprudentielle, il en

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II- L’application historique du critère de compétence au Liban

Il s’agit bien de s’intéresser à l’application du critère de compétence au Liban et non à son évolution; en effet, l’impact du droit français à la fois législatif et jurisprudentiel sur le système juridique libanais va réduire l’initiative et la créativité législative ainsi que jurisprudentielle en la matière. On ne peut parler au Liban alors d’une évolution

proprement dite au niveau du critère de compétence. En réalité, il s’agit d’une application

progressive dudit critère, suivant le degré d’influence du droit français sur l’ensemble du

système juridique libanais.

On peut distinguer trois types d’application du critère de compétence à savoir: la période

de l’empire ottoman (A), la période du mandat français (B) et celle de l’application

jurisprudentielle du critère de compétence à l’époque suivante (C).