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CHAPITRE 3 : CADRE THEORIQUE

3.1. L’apprentissage en situation de travail

Une première notion qui est centrale dans notre travail est celle de l’apprentissage en situation de travail dit Workplace Learning dans la littérature anglophone. L’idée centrale qui se cache derrière ce concept c’est le fait qu’il y a maints apprentissages qui peuvent se faire en situation de travail :

« dans cette perspective, l’apprentissage ne se rapporte pas exclusivement à des pratiques scolaires qui précèdent l’expérience du travail. Il fait partie intégrante des activités quotidiennes dans lesquelles s’engagent les travailleurs » (Filliettaz, 2008, p.59). Il y a donc une combinaison de trois concepts, notamment activité, situation et apprentissage (Pastré, 2011).

Ainsi, les promoteurs de cet aspect de l’apprentissage (tout particulièrement Lave & Wenger et Billet) militent pour une conception située du processus d’apprentissage : ils soutiennent que c’est en agissant et en étant directement confronté au terrain professionnel - donc en n’étant pas seulement sur les bancs d’école (Filliettaz, 2008) - que les individus peuvent acquérir les véritables types de savoir (savoir, savoir-faire et savoir-être) spécifiques au métier. Dans ce sens, « les situations de travail se révèlent des réelles contributions à l’apprentissage des savoirs demandés pour réaliser le travail » (Billett, 2000, p.275).

3.1.1. Divergences entre connaissances théoriques et pratiques

Dans cette optique, il émerge l’idée que tout individu ne construit véritablement ses compétences professionnelles que lorsqu’il est plongé dans l’environnement de travail : dans ce sens, « quand on agit, on transforme le réel et on se transforme soi-même en transformant le réel » (Pastré, 2011, p.187). Ainsi, toute formation suivie au préalable ne permettrait pas en réalité d’acquérir concrètement tous les savoirs à déployer sur le terrain de travail, où elle ne se limiterait qu’à transmettre des connaissances abstraites qu’il s’agit de concrétiser en pratique, afin de leur donner du sens et de les intégrer véritablement (Le Boterf, 2010). Par ailleurs, les dispositifs de formations n’arrivent pas à transmettre parfaitement les connaissances - voire les compétences - que l’individu devra mobiliser dans des contextes de pratique (Billett, 2011). Dans ce sens, Billett parle d’une dissonance entre les expériences faites pendant la formation et celle faites en milieu professionnel (ibid.). À partir de ces constats, il ressort que la question du transfert des connaissances est centrale : pouvoir mobiliser en situation de travail les savoirs appris pendant le parcours scolaire ou académique est censé permettre de créer des liens entre la formation et l’activité professionnelle, ce qui fait que l’individu arrive à attribuer concrètement du sens, non seulement à ce qu’il a étudié, mais aussi à ses actions pratiques.

3.1.2. Supports à l’apprentissage en situation de travail

Même avec une formation complète et satisfaisante, les apprentissages qui peuvent se faire en milieu de travail sont encore nombreux. De ce fait, « participer quotidiennement à des activités dans le milieu professionnel c’est une source riche d’apprentissage des connaissances requises pour compléter les tâches de travail » (Billett, 2000, p.282). En outre, non seulement l’apprentissage en situation de travail est favorisé par la participation de l’individu aux tâches professionnelles, mais il peut aussi être soutenu - voire favorisé - par certaines formes organisées de support et d’accompagnement de la part des professionnels expérimentés (ibid.). Plus particulièrement, la spécificité de la situation détermine les savoirs acquis : ce sont les propriétés tant matérielles que sociales propres à une situation donnée qui sont partie intégrante de l’apprentissage de l’individu (Filliettaz, 2008). Par conséquent, nous comprenons que l’environnement social présent sur le terrain joue un rôle important pour l’individu, surtout en ce qui concerne son entrée dans la profession. D’ici émerge l’importance que revêt la communauté de pratique, notion que nous traiterons dans la suite de ce travail (Cf. Chap. 3.4.).

De plus, nous rajoutons que tout type de comportement est déterminé par la façon dont l’individu se perçoit et est perçu à l’intérieur d’un environnement de travail donné. Le sentiment de sécurité psychologique aurait donc un rôle décisif sur l’apprentissage - voire le développement - du professionnel. Ainsi, pour qu’il y ait plus d’apprentissage en situation de travail, il faut un climat où l’erreur est tolérée, partagée, réfléchie et régulée. De plus, il s’avère important de considérer les différences de chacun, afin d’accepter et comprendre les éventuelles fragilités ainsi que la qualité des relations interpersonnelles entre collègues et avec le leader (Mornata, 2014).

Billett (2009) parle d’une dualité constitutive de l’apprentissage par le travail. Avec cette expression, l’auteur veut souligner le fait que l’apprentissage en situation de travail est façonné par deux dimensions possibles de la participation au travail : la première relève de l’environnement de travail lui-même - comment ce milieu garantit certains types d’activités ou d’interactions -, tandis que la deuxième dérive de la façon dont l’individu lui-même s’investit dans les activités de travail - comment la personne profite des ressources qui lui sont offertes -.

Plus en détails, Bourgeois (2014) ne nie pas la dualité constitutive de l’apprentissage en situation de travail, mais il rajoute de l’importance au fait que l’individu engagé puisse avoir accès aux ressources mises à dispositions par le lieu de travail. Ainsi, cet auteur identifie trois éléments essentiels qui se trouvent à la base de tout apprentissage en situation de travail : premièrement, l’engagement de la part de l’individu ; deuxièmement, la présence d’affordances, celles-ci étant entendues comme toute ressource - matérielle ou sociale - présente sur le terrain et susceptible de favoriser l’acquisition des diverses connaissances et compétences ; troisièmement, il faut que la personne puisse réellement accéder aux affordances présentes sur le terrain. De manière générale, « la façon dont l’environnement professionnel invite les individus et leur offre la

possibilité de participer à des activités et interactions détermine la nature et la qualité des apprentissages qu’ils peuvent construire dans et par le travail » (ibid., p.44). De ce fait, le degré effectif d’apprentissage au travail est déterminé par la manière avec laquelle le milieu de travail supporte ou inhibe l’engagement des personnes dans leurs activités professionnelles ainsi que par le type d’accompagnement qui est fourni à ces dernières (Billett, 2001).

En outre, nous rajoutons que l’apprentissage en situation de travail peut se faire tant de manière consciente qu’inconsciente. Par exemple, nous prenons le cas de l’une des modalités d’apprentissage, l’observation notamment. D’une part, celle-ci peut se faire de façon volontaire, donc avec l’intention explicite de regarder quelqu’un d’autre agir, dans le but de l’imiter par la suite.

D’autre part, un individu peut tout simplement observer ce qui se passe autour de lui sans avoir forcément l’intention d’en tirer des exemples. Par contre, en agissant de la sorte, il va automatiquement se construire des représentations et, par conséquent, intégrer certaines idées par rapport aux possibles façons d’agir, qu’il ira peut-être lui aussi adopter par la suite (Bourgeois, 2014).

3.1.3. DSP et apprentissage en situation de travail

Le cas du métier de DSP nous interpelle et nous amène à élargir nos réflexions par rapport à l’apprentissage en situation de travail, tout en affirmant qu’il y a d’autres formes que la classique voie de la formation qui débouchent sur des apprentissages, voire des développements professionnels. Ainsi, tenant compte de la singularité de cette profession ne disposant pas de dispositif de formation spécifique, exception faite pour l’année d’habilitation commune à tous les DSP. Tenant compte de ces constats, la dissonance dont parle Billet (2011) résulte de manière plus importante pour le métier de DSP que pour d’autres professions bénéficiant d’une formation plus ciblée. Il émerge alors que le fait d’entrer dans une catégorie professionnelle par le biais d’une formation proche au domaine du soutien pédagogique place le futur DSP dans une situation déstabilisante : cela parce que le métier de DSP ne représente que l’un des nombreux débouchés offerts par les différents Masters touchant aux sciences de l’éducation en général, de par la variété des connaissances académiques transmises, et aussi parce qu’au Tessin il n’y a pas de tels Masters, ce qui ne favorise pas de références directes au contexte tessinois au cours des études et, par conséquent, ce qui engendre davantage de divergences entre la formation et la pratique professionnelle.

Par conséquent, nous élargissons nos interprétations théoriques tout en affirmant que, dans le cas du DSP, il y aurait plus qu’une simple dissonance entre formation et contexte de travail. Il y aurait donc plutôt une dissonance lacunaire, due au fait que le professionnel débutant doit non seulement concrétiser dans la pratique des connaissances abstraites telles que celles apprises au niveau de la formation académique, mais il est aussi appelé à combler le manque de

connaissances causé par le fait de n’avoir suivi aucune formation spécifique, ni au métier ni au contexte tessinois. Il aurait donc la nécessité de compléter son bagage de connaissances.

De ce fait, un DSP novice confronté pour la première fois au champ du soutien pédagogique ne dispose pas d’un bagage d’expériences susceptible de constituer un repère potentiel sur lequel construire l’action du présent, ce qui l’appelle à expérimenter et donc à découvrir en cours d’action la façon se révélant être la plus adéquate et utile en fonction d’un contexte donné. De plus, nous rajoutons que ce même processus de découverte peut aussi se faire chez les professionnels plus expérimentés sous la forme d’une réflexion en cours d’action et sur l’action, visant à une assimilation des connaissances acquises au préalable, comme le souligne Schön (1994) : « voir le présent comme une variante du passé et d’agir en conséquence » (p.178).

La notion de dissonance lacunaire que nous venons de mentionner place le novice dans une situation déstabilisante, car demandant tout de suite d’intervenir en tant que professionnel dans la réalité de différentes situations. En effet, le sujet débutant est jeté à froid sur un terrain professionnel qui ne prévoit aucune forme d’activité tutrice directe en sa faveur. Le DSP novice se trouve alors seul face à la réalité du terrain et aux différentes problématiques à résoudre. Si d’une part cette situation est jugée comme positive par le fait que cette confrontation représente un

« facteur déterminant pour l’engagement et la réalisation d’un apprentissage » (Mayen, 2002, p.87), d’autre part, le fait de ne pas pouvoir bénéficier d’un appui immédiat et proche de la part d’un collègue expérimenté peut susciter - face à certains cas dont la réponse au problème se voit difficile - de l’incertitude, voire du découragement.

En outre, en étant souvent considéré comme le professionnel sur lequel poser la responsabilité pour la résolution de la situation de désadaptation scolaire, le DSP est davantage confronté à des pressions majeures. Par conséquent, pour un DSP novice, il s’agit de faire face à une immersion soudaine dans la profession ainsi que d’essayer de trouver par soi-même des façons d’agir efficaces. Cette confrontation directe, peut-être choquante au début, peut se révéler ardue, mais ce n’est qu’à travers cette immersion dans la pratique que le métier de DSP peut être appris. C’est ainsi que, comme toute pratique enseignante - en particulier celles axées sur des interventions en termes d’appui pédagogique - il s’agit de choisir la stratégie d’action en fonction des caractéristiques de la situation ; c’est donc presque une improvisation qui est faite sur le moment (Thomazet, Ponté & Mérini, 2011). De ce fait, nous concevons l’action des DSP au sens de Le Boterf (2010), qui affirme que « agir, c’est s’engager dans la conduite d’un cours d’action qui devra s’ajuster à la singularité des événements, des circonstances, des acteurs, des conditions de temps et de lieu » (p.27). C’est ainsi qu’apparaît le concept central de couplage de l’action à la situation (Bucheton & Jorro, 2009, p.16).

3.1.4. Une perspective constructiviste

La perspective sous-jacente à toute théorie d’apprentissage en situation de travail est de type constructiviste (Chapman, 2008). Il s’agit alors de concevoir la figure professionnelle de l’individu comme résultante d’une série de processus d’apprentissages caractérisés par une construction et un développement progressifs (Cf. Chap. 3.2.1.). Plus particulièrement, cette évolution se relie aux aspects constitutifs de l’apprentissage au travail évoqués auparavant, notamment la posture de l’individu avec son degré d’engagement, les caractéristiques de l’environnement en termes d’affordances mises à disposition et l’accès aux ressources (Bourgeois, 2014).

C’est ainsi que nous arrivons à étendre les principes des théories du Workplace Learning, tout en affirmant qu’il y a apprentissage en situation de travail même dans des situations où il n’y a pas la possibilité pour le novice de bénéficier de l’accompagnement direct de la part de professionnels expérimentés, ni la possibilité de disposer au préalable d’un bagage de compétences concrètes.

Pour combler à ce manque en termes d’affordances sociales disponibles tout de suite sur le terrain, le professionnel débutant est appelé à se mobiliser afin de repérer des éléments d’aide à sa construction professionnelle, donc en vue de se doter des ressources nécessaires pour pouvoir apprendre les compétence nécessaires à l’exercice du métier. De plus, pour se confronter à d’autres professionnels de son même statut, le DSP doit attendre les séances en équipe, normalement planifiées une fois par mois environ, ou rechercher volontairement des échanges avec ses pairs. Cette proximité avec des collègues peut apporter un soutien immédiat étant limité par des contraintes structurelles de la profession même. C’est ainsi que, dans le cas des DSP, l’apprentissage en situation de travail se caractérise par la proéminence de l’engagement de l’individu, lequel doit - au moins en partie - trouver ou se créer par lui même les différentes affordances lui permettant de se construire professionnellement.

3.1.5. Apprentissage en situation de travail et questions de recherche

Au final, les différents éléments inhérents aux théories de l’apprentissage en situation de travail constituent les bases sur lesquelles fonder nos analyses en vue d’apporter une réponse à notre première question de recherche : comment un DSP se construit-il professionnellement en ne disposant pas d’une formation spécifique au métier et en quoi son parcours relève-t-il des théories de l’apprentissage en situation de travail ?

Ces mêmes sujets théoriques nous permettront de nous arrêter, dans un deuxième temps, sur les regards porté sur les voies d’accès ouvrant les portes au métier de DSP. Il s’agit alors de relever les avis concernant les possibles voies d’accès à l’habilitation ainsi que les opinions au regard de cette dernière, le but étant de faire émerger des témoignages concrets par rapport à des éventuelles expériences de dissonance lacunaire rencontrées à l’entrée dans le métier et causées par une inadéquation de la formation académique par rapport à la pratique. D’ici, il s’avère nécessaire d’analyser aussi les différents processus d’apprentissage professionnels concernant

les DSP et susceptibles de faire émerger la primordialité de pouvoir tisser des liens concrets entre la théorie et la pratique. Par exemple, il s’agit de mettre en évidence l’importance jouée par les stages au cours de la formation ou avant l’immersion dans le monde professionnel, ce qui fait émerger l’avantage des dispositifs en alternance (Maubant, Clénet & Poisson, 2011). Par conséquent, prenant en compte ces différents facteurs, nous arriverons à repérer des éléments nous permettront d’apporter une réponse à notre troisième question de recherche : quels regards portent les DSP sur l’année d’habilitation imposée pour pouvoir exercer leur métier et quelles opinions formulent-ils à propos d’un éventuel dispositif de formation spécifique au domaine du soutien pédagogique ?