• Aucun résultat trouvé

Application de la méthode anthracologique à une cité maya classique des Basses Terres centrales

3.2. L’étude anthracologique de Naachtun

3.1.3. L’étude expérimentale de la combustion d’essences néotropicales

Cette étude constitue un axe de recherche à part entière dans le champ de la taphonomie. Bien que préliminaires, les résultats et leurs implications possibles relèvent de problématiques qui ne se limitent pas à au seul site de Naachtun, ni même à l’aire maya, mais touchent l’anthracologie tropicale en général. Les résultats de cette étude et leur interprétation font l’objet du Chapitre 5. Mais on en présente ici les fondements et les principales conclusions, puisque celles-ci ont conditionné les méthodes d’analyse appliquées aux charbons archéologiques (voir 3.2).

Taphonomie et expérimentation en anthracologie

La recherche d’un cadre théorique et méthodologique visant à garantir la représentativité paléoécologique des charbons a conduit les chercheurs à discuter des différents filtres pouvant modifier l’image de la végétation dans le spectre anthracologique – sélection humaine, processus taphonomiques, échantillonnage et biais de l’analyse (Asouti et Austin, 2005; Chabal et al., 1999; Théry-Parisot et al., 2010a). Une préoccupation récurrente a porté sur les différents biais taphonomiques pouvant impacter la conservation des charbons de bois, depuis leur formation au moment de la combustion, jusqu’aux méthodes d’échantillonnage sur le terrain. En effet, l’anthracologie étant basée sur l’analyse quantitative des charbons via leur dénombrement (Chabal, 1992), l’interprétation des diagrammes nécessite d’évaluer dans quelle mesure les proportions des taxons dans l’échantillon anthracologique résultant de la combustion reflètent fidèlement les proportions de bois mis au feu.

Une conservation différentielle et spécifique des charbons ?

Une conservation différentielle des charbons peut être induite successivement par le processus de combustion (réduction de masse et de volume, fragmentation), par les processus de fragmentation post-dépositionnels et par les processus d’échantillonnage, notamment par la technique de la flottation. La question encore débattue aujourd’hui est de savoir si ces agents taphonomiques successifs impactent différemment les essences en fonction de facteurs extrinsèques − taux d’humidité, calibre et état initial du bois, structure et aération du foyer, durée et intensité de la combustion, types de sols ‒, ou bien de facteurs intrinsèques − densité du bois, structure anatomique, composition chimique du bois ou des extractibles du bois (Ford, 1988; Théry-Parisot et al., 2010a). En d’autres termes, les agents taphonomiques impactent-ils les essences de façon spécifique ou aléatoire ? Si la conservation des charbons est aléatoire et indépendante de l’espèce, alors les échantillons anthracologiques considérés dans leur ensemble s’équilibrent mutuellement et sont donc représentatifs de l’ensemble des bois utilisés comme combustibles sur une période et un site donnés (Chabal, 1992, 1994; Chabal et al., 1999; Théry-Parisot et al., 2010a). Si, au contraire, la conservation des charbons est différentielle et liée à l’espèce, se posent alors les questions 1) du ou des facteurs intrinsèques induisant cette conservation différentielle, et 2) de la possibilité d’obtenir un indice prédictif permettant de calibrer les données anthracologiques (Théry-Parisot et al., 2010b). Pour l’archéologie et les reconstitutions

119

paléoenvironnementales, l’enjeu de telles études est donc d’essayer de déterminer si certains taxons seraient systématiquement sur- ou sous-représentés dans les assemblages anthracologiques5

Combustion et fragmentation post-dépositionnelle : l’approche expérimentale

.

Le schéma présenté ici est bien évidemment simpliste puisque, d’une part, certains facteurs tels que la durée et l’intensité de la combustion peuvent être des caractéristiques intrinsèques de l’espèce (pouvoir calorifique), mais ils peuvent tout autant dépendre des conditions de la combustion et de la composition spécifique du foyer ; et d’autre part, parce que la combustion est un processus complexe et que, par conséquent, le comportement des bois au feu ne peut être réduit à l’action d’un seul facteur (Théry-Parisot et al., 2010b).

Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de la représentativité des assemblages anthracologiques via l’expérimentation (e.g. Chrzazvez et al., 2014; Lancelotti et al., 2010; Lopinot, 1985; Loreau, 1994; Rossen et Olson, 1985; Théry-Parisot, 2002; Théry-Parisot et al., 2010b; Vanlandeghem, 2015). Mais ainsi que l’ont signalé Théry-Parisot et al. (2010a, p. 147), les conclusions des différentes études sont parfois contradictoires, et il semble que les résultats dépendent en grande partie des conditions expérimentales. Les travaux menés par Théry-Parisot et al. (2010b) sur l’impact du processus de combustion sur la conservation des charbons (réduction de masse et fragmentation) ont, certes, mis en évidence une variabilité dans le comportement des bois au feu, sans toutefois réussir à mettre en évidence une corrélation stricte entre un facteur en particulier, intrinsèque ou extrinsèque, et le taux de conservation des charbons. Selon ces mêmes auteurs, c’est précisément cette variabilité inter- et intra-spécifique dans le comportement des bois au feu qui garantit la représentativité des assemblages anthracologiques.

S’agissant des processus de fragmentation post-dépositionnels, les travaux menés par Chabal (Chabal, 1992, 1997) sur des charbons archéologiques ont permis d’établir statistiquement que toutes les essences se fragmentent de la même façon, indépendamment des propriétés physiques du bois, et que cette loi de fragmentation unique justifie la comparaison des données anthracologiques par le comptage des charbons. L’absence de corrélation entre densité initiale du bois et taux de fragmentation post-dépositionnelle s’explique par le fait que les propriétés mécaniques du bois sont fortement modifiées par la carbonisation (Braadbaart et Poole, 2008; Chrzazvez et al., 2014; Lancelotti et al., 2010; Rossen et Olson, 1985). L’étude expérimentale de Lancelotti et al. (2010) démontre que la résistance des charbons à la compression varie d’une espèce à l’autre mais qu’elle dépend avant tout des températures de combustion. À l’inverse, les résultats de l’étude de Chrzazvez et al. (2014) montrent que le taux de fragmentation est étroitement corrélé à l’espèce, indépendamment des températures de combustion, mais que cette variabilité inter-spécifique concerne d’avantage les petits fragments (< 2 mm), généralement non analysés, et n’est donc pas de nature à introduire un biais dans la représentation des taxons.

5

L'assemblage anthracologique se réfère à un niveau archéologique global ou à une phase chronologique d'un site. Il peut donc rassembler plusieurs échantillons datés d'une même phase et provenant de différentes zones ou de différentes structures.

Feux et forêts mayas

120

Les études expérimentales portant sur la conservation des charbons se sont majoritairement concentrées sur les bois tempérés européens, méditerranéens et nord-américains, à l’exception de l’étude de Lancelotti et al. (2010) menée sur des bois tropicaux en zone aride dans le Nord de l’Inde. La question qui demeure est donc la suivante : dans quelle mesure les résultats de ces études peuvent être extrapolés à d’autres types de bois dans d’autres aires géographiques, en l’absence de données empiriques ?

Préservation des charbons en zone maya : principe de l’expérimentation et principales conclusions

La question de la représentativité des charbons de bois en zone maya s’est imposée lorsque l’analyse des charbons archéologiques de Naachtun a mis en évidence d’importantes disparités entre les proportions de certains taxons dans le spectre anthracologique et leur représentation dans les forêts actuelles (voir Chapitre 6). Plus spécifiquement, Manilkara sp. est le taxon dominant dans la majorité des échantillons anthracologiques du site, ses proportions globales atteignant près de 17 % des charbons6

Afin de permettre des interprétations fiables du diagramme anthracologique de Naachtun en termes environnementaux et/ou socio-culturels, il est apparu nécessaire de tester, en tout premier lieu, l’hypothèse de l’existence d’un biais taphonomique impactant les charbons de façon différentielle en fonction des essences. Le premier processus taphonomique impliqué dans la conservation des

. Or, le chicozapote (Manilkara zapota), espèce du genre la plus fréquente, n’est pas dominant, en densité d'individus, dans les forêts actuelles des Basses Terres. Il est même très peu représenté dans certaines zones (voir Chapitre 1.1.3). À l’inverse, le ramón (Brosimum alicastrum) est peu représenté dans les charbons archéologiques (2,7 %), alors que l’espèce compte parmi les plus abondantes et les plus largement répandues dans les forêts actuelles des Basses Terres. Cette non- concordance entre données anthracologiques et données écologiques modernes dans l’ordre de dominance des taxons peut s’interpréter de plusieurs façons :

1) variations écologiques : l’abondance de ces arbres dans l’environnement du site a varié depuis la période Classique, si les bois étaient collectés dans les mêmes proportions que leurs proportions relatives dans l’environnement.

2) sélection humaine : l’abondance du chicozapote et du ramón dans l’environnement local était globalement la même qu’aujourd’hui, mais le bois du premier était sélectionné en priorité pour servir de combustible, alors que second n’était pas ou peu utilisé ;

3) biais taphonomique : certains bois laissent plus de charbons à la combustion, ou ceux-ci sont moins impactés par les processus post-dépositionnels, alors que d’autres ont tendance à disparaître en raison des processus taphonomiques, résultant en une sur- ou sous-représentation de certaines espèces dans les échantillons anthracologiques par rapport aux combustibles réellement utilisés.

Il s’agit, en fait, d’une question centrale pour l’anthracologie maya, puisque ces deux espèces, particulièrement importantes dans les systèmes agroforestiers traditionnels, sont au cœur du débat sur l’économie agro-forestière des anciens Mayas et l’évolution des forêts dans les Basses Terres centrales (voir Chapitres 1.1.3 et 2.2.5).

6

Proportion par rapport à l'ensemble des charbons dispersés issus de contextes généraux, représentant la synthèse des combustibles domestiques utilisés sur le long terme (voir 3.2.1).

121

charbons étant le processus de combustion, une étude expérimentale de la combustion a été menée, en avril 2015, sur cinq essences de la forêt maya, parmi lesquelles le chicozapote et le ramón. Elle a consisté en une série de feux monospécifiques à raison de six répliques par essence, suivis d’une série de cinq feux réunissant chacun toutes les essences. Son objectif principal était de déterminer si le chicozapote ou le ramón sont sur- ou sous-représentés dans les assemblages anthracologiques en raison d’une conservation différentielle des charbons à la combustion, et de façon plus générale, d’évaluer si les proportions de charbons résultant de la combustion reflètent fidèlement les proportions (en volume) des bois initialement brûlés.

Les résultats de cette étude, exposés en détail puis discutés dans le chapitre 5, ont montré que d’importantes variations existent, entre les essences, dans les quantités de charbons produites lors du processus de combustion. Dans des conditions expérimentales identiques, chaque essence semble présenter un comportement au feu propre qui se répète sur plusieurs répliques. En particulier, le bois du ramón disparaît presque complètement et laisse systématiquement très peu de charbons, ce qui encourage à penser que l’espèce pourrait être fortement sous-représentée dans les échantillons anthracologiques par rapport à son usage réel. En revanche, le bois du chicozapote ne semble pas produire particulièrement plus de charbons que les autres essences en moyenne. Aucune conclusion n’est cependant possible en ce sens, puisque le rang d’une essence dans un échantillon dépend des autres essences considérées. Et il est vraisemblable que la reproduction de cette expérimentation sur un autre groupe d’essences donnerait au chicozapote une place différente dans l’ordre de dominance.

Application des résultats aux charbons archéologiques

L’impact probablement différentiel de la combustion sur les charbons de chaque essence, dont on peut désormais supposer qu’il s’étend à d’autres essences tropicales, nécessite de s’interroger sur la représentativité des assemblages anthracologiques dans la zone maya. Les proportions relatives des taxons reflètent-elles fidèlement l’intensité d’usage de chaque essence ? Rien ne prouve, en effet, qu’un facteur extrinsèque inconnu ne soit en partie responsable de ces résultats, notamment l’état du bois au moment de la combustion (Henry et Théry-Parisot, 2014), et que les différences interspécifiques observées dans cette expérimentation ne soient finalement compensées sur un très grand nombre de feux. Il ne s’agit donc pas de réfuter la validité de l’analyse des proportions relatives des taxons, mais de tenir compte de l’existence possible de ce biais de représentation. Cela nous amène à deux conclusions :

1) le dénombrement des charbons reste nécessaire mais n’est pas suffisant, et doit être combiné à d’autres approches quantitatives ou semi-quantitatives pour mieux apprécier l’intensité d’usage des essences et leur ordre hiérarchique dans les assemblages anthracologiques ;

2) l’analyse diachronique des proportions des taxons est indispensable pour une interprétation fiable des dynamiques socio-environnementales (voir Chapitre 5.5).

Dans l’analyse quantitative des charbons archéologiques de Naachtun, il s’est donc avéré nécessaire de pondérer les proportions relatives des taxons, dont la seule prise en compte est susceptible de déformer l’image des combustibles utilisés, telle qu’elle apparaît dans les assemblages anthracologiques. Pour cela, nous avons eu recours à deux valeurs complémentaires, proportions relatives et ubiquité relative des taxons, combinées selon une perspective diachronique. L’analyse de

Feux et forêts mayas

122

l’ubiquité relative (nombre de contextes archéologiques dans lesquels apparaît un taxon par rapport au nombre total de contextes considérés) est une approche semi-quantitative, probablement la plus couramment employée par les archéobotanistes américains. Dans un site urbain tel qu’une cité maya de l’époque classique, l’ubiquité semble, en effet, une valeur appropriée pour mettre en évidence l’usage fréquent et répandu d’une essence, sous réserve d’un échantillonnage large, le plus représentatif possible des différents types de contextes et des périodes d’occupation du site. Lorsque l’on examine l’ordre hiérarchique des taxons dans les charbons de Naachtun (Figure 3.4), on constate que, s’il existe bien une corrélation positive entre leur proportions et leur ubiquité, cet ordre varie, en fait, selon que l’on considère l’une ou l’autre valeur. Par exemple, le taxon Maytenus (rang n°9) est moins représenté dans le spectre que le taxon Piscidia (rang n°15) en termes de proportions relatives (respectivement 1,7 % et 2,9 % des charbons7), alors qu’il est plus largement distribué dans les contextes archéologiques (présent dans 47,6 % des contextes contre 28,6 % pour Piscidia).

Figure 3.4 Relation entre les proportions relatives et l’ubiquité relative des 20 taxons les plus représentés parmi les charbons de Naachtun.

Afin de mieux évaluer l’intensité de l’usage des taxons et d’établir leur ordre hiérarchique de façon plus pertinente, on emprunte à l’écologie la notion de valeur d’importance des taxons (voir Chapitre 1.1.3) que l’on adapte aux données anthracologiques. On définit ici un indice d’importance relative des taxons (IR), auquel on se réfèrera tout au long de l’étude. Il se calcule selon la formule :

𝐼𝐼𝐼𝐼 = 𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃𝑃 𝑃𝑃𝑟𝑟𝑟𝑟𝑟𝑟𝑃𝑃𝑃𝑃𝑟𝑟𝑟𝑟𝑃𝑃 + 𝑢𝑢𝑢𝑢𝑃𝑃𝑢𝑢𝑢𝑢𝑃𝑃𝑃𝑃é 𝑃𝑃𝑟𝑟𝑟𝑟𝑟𝑟𝑃𝑃𝑃𝑃𝑟𝑟𝑟𝑟8

7

Proportions et ubiquité par rapport à l'ensemble des charbons dispersés issus de contextes généraux, représentant la synthèse des combustibles domestiques utilisés sur le long terme (voir 3.2.1).

8

123

3.2. L’étude anthracologique de Naachtun

Cette étude vise à reconstituer l’économie des bois de feu à Naachtun, site urbain de la période classique, en termes de stratégies d’acquisition et de comportements humains. La perspective diachronique permettra de comprendre l’impact que cette économie a pu avoir sur l’évolution du couvert ligneux local au cours de huit siècles d’occupation humaine.