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Industrialisation et nouvelles relations productives 37

les origines de la politique publique

1.2. Industrialisation et nouvelles relations productives 37

Dans son sens strict, l’industrialisation signifie la substitution du travail par le capital. La production de soins à l’aide de technologies médicales peut alors être interprétée comme une nouvelle forme d’industrialisation des services de soins, qui se situe directement dans la relation médecin-patient. Les approches en termes de régulation nous suggèrent que c’est par l’examen des relations de production que doit être discutée la dématérialisation du soin (du Tertre, 2002 ; Lamarche, 2011 ; Laurent et du Tertre, 2008). En particulier, l’analyse des technologies proposée par Thomas Lamarche (2011) montre que c’est parce qu’elles modifient les relations de production et les modes de coordination entre acteurs que les télécommunications ont contribué à modifier le régime de développement macroéconomique. Les travaux de Catherine Laurent et Marie-Françoise Mouriaux (2008) nous invitent quant à eux à caractériser les relations de travail réellement engagées, y compris si elles ne relèvent pas de relations salariales. Il s’agit donc d’analyser à la fois la relation de travail et le système historique dans lequel cette relation de travail vient s’inscrire.

De ce fait, nous décrivons dans un premier temps les relations de production engagées pour la mise en œuvre de soins à distance à partir du cadre de l’Économie des services (1.2.1),

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puis nous définissons en quoi elles correspondent à un allongement de la filière de production et une nouvelle division du travail (1.2.2).

1.2.1. D’un colloque singulier à un colloque pluriel

L’Économie des services offre un cadre analytique qui permet de caractériser les services produits à l’aide d’outil de télémédecine et les relations entre agents nécessaires à la mise en œuvre de cette production (Gadrey, 1994b). Les outils de télémédecine peuvent être des dispositifs de visio-conférence, des supports de stockage et de partage d’informations médicales ou encore des appareils connectés de mesure des constantes médicales. Nous caractérisons la production de ces services à la fois sous l’angle des relations de travail (i) mais aussi sous l’angle des dispositifs institutionnels dans lesquels s’insère la relation sociale de service (ii).

L’Économie des services permet de révéler une caractéristique intrinsèque au process de production de services : la coconstruction (Gallois, 2012). Les relations de service peuvent être caractérisées comme les « modalités de connexion entre les prestataires et les clients à

propos de la résolution du problème pour lequel le client s’adresse au prestataire (l’objet du service) » (Gadrey, 1994a, p. 24). Il est possible d’analyser le microsystème de production via

le triangle des services, reliant intervenant (P), consommateur/client (C) et support du service (S).

Figure 9 – Le triangle des services

Source : Gadrey (1992, p. 19)

Ce triangle peut également servir de support à une description d’un enchainement de relations de services au sein d’un même processus de production. Autrement dit, la

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caractérisation des relations de services, au regard des protagonistes impliqués, permet de caractériser la filière de production et d’en décrire le découpage en tant qu’ensemble de relations de services successives ou simultanées.

Dans cette optique, la relation de soins peut être caractérisée en tant que service coconstruit par un intervenant (le professionnel médical) et par un consommateur (le patient) afin de modifier le support (le patient). Il en résulte que chaque acte de soins est unique et constitue une réponse spécifique à l’état du patient. Cette réponse dépend de l’environnement de la production, de l’engagement du patient dans la production et du savoir du médecin. La coproduction implique que les services ont potentiellement une dimension relationnelle singulière, qui renvoie à un engagement dans la relation de production différent de celui d’une production industrielle de biens. Il est alors difficile pour la tutelle de connaître la production effective, ce qui rend compliqué son encadrement. La production de service de soins, dans le cadre du colloque singulier, engage de façon classique un médecin et un patient qui joue le rôle du client. Le médecin et le patient sont les deux seuls acteurs du processus de production et la relation de service est réalisée en une seule étape et en un même lieu. Le process de production du soin est alors une réelle boîte noire.

Cette opacité disparaît avec l’utilisation de la télémédecine. En effet, dans le cadre de la production avec l’outil de télémédecine, la relation de service est dématérialisée, ou plutôt la relation de service se matérialise grâce à des technologies médicales, qui permettent une circulation de l’information médicale et un transfert non seulement des données médicales, mais également des procédures de soins réalisées. La production de soins à distance implique non seulement que le médecin et le patient ne se situent pas dans le même lieu mais également qu’ils ne sont pas les seuls à participer à la coproduction. Dès lors, la relation de service fait intervenir des tierces personnes qui ont besoin des informations détenues par les autres acteurs pour agir. Avec la télémédecine, la filière de soins intègre alors de nouveaux acteurs, des professionnels de santé, mais aussi des personnes n’étant pas des professionnels de santé : les aidants, du cercle familial ou bien professionnels (aide à domicile par exemple). Les outils de télémédecine permettent la production à distance de deux nouveaux actes qui s’éloignent de la production dans le cadre du colloque singulier : les actes de second avis médical et les actes de diagnostic à distance. L’encadré ci-dessous caractérise les relations de service pour la réalisation de ces deux types d’actes.

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Encadré 4 – Caractérisation du process de production des soins avec la télémédecine L’outil de télémédecine permet de réaliser deux types d’actes à distance : les actes de second avis médical et les actes de diagnostic à distance. Dans les deux cas, soit les patients se situent dans des territoires isolés soit leur état de santé ne leur permet pas de se déplacer. La télémédecine permet alors de maintenir les patients dans leur lieu de vie et de limiter les déplacements médicaux.

Les actes de second avis médical

Dans le cadre des actes de second avis médical, un médecin fait face à une situation où il n’est pas en mesure d’apporter seul une solution médicale au cas d’un patient. À défaut d’envoyer le patient chez un confrère pour un second avis, la télémédecine permet au médecin de communiquer directement avec son confrère par le biais de supports technologiques. Traditionnellement, cette situation donne lieu à deux consultations distinctes et traduit donc deux process de production différents, deux relations de services différentes. Avec la télémédecine, ces relations de service ont lieu au sein du même process et peuvent être décrite en quatre phases nécessaires à la production. La première implique un professionnel médical et un patient qui joue le rôle de support du service. Elle vise à la production de l’information nécessaire à la deuxième relation et donc à la caractérisation de l’état du patient. La deuxième relation de service implique le même professionnel médical et un autre professionnel expert (le patient n’intervient pas directement mais représente le support informationnel que le professionnel médical transfert à l’expert). La finalité de cette relation est donc une diffusion de l’information détenue par le professionnel médical au professionnel expert. Dans un troisième temps, le professionnel médical devient le support de cette relation de service, dont la production consiste en un transfert de compétences du professionnel médical vers le professionnel expert (diagnostic, conseils). Cela permet, dans un quatrième temps, au professionnel médical d’exercer sur le patient un acte en fonction du résultat de la deuxième relation, en particulier les informations et les savoirs transmis de l’expert au professionnel médical. À chaque étape, le professionnel médical et l’expert verbalisent leur démarche et stockent les informations dans un outil technologique. Le processus de production est ainsi découpé en quatre phases dont il est possible de définir avec précision le contenu et pour lesquelles il existe une trace matérielle. Les actes de diagnostic

Les actes de diagnostic à distance peuvent être définis comme une réalisation dématérialisée du colloque singulier. Le patient ne se situe pas nécessairement dans un lieu destiné à la production de soins mais peut être dans son lieu de vie (son domicile ou un établissement médico-social). Le professionnel médical réalise ainsi une consultation à distance. Dans la réalisation de cette consultation, deux configurations peuvent être distinguées. Dans la première, le patient est autonome et peut être seul face à l’outil de télémédecine qui lui permet de communiquer avec son médecin. Dans la seconde, le patient n’est pas autonome et est assisté par un professionnel de santé, un professionnel paramédical ou un aidant.

Dans la configuration où une tierce personne intervient, la relation de service engagée se décompose en trois temps. La première relation engage le médecin à distance et le patient. Elle vise à déterminer s’il faut produire des examens. Le deuxième temps implique la tierce personne et le professionnel médical. Le médecin demande à cette personne d’effectuer des examens sur le patient, et éventuellement le guide pour la réalisation des examens. L’outil de télémédecine permet alors de transférer au médecin des données produites dans ce deuxième temps. Enfin, le troisième temps implique de nouveau le médecin à distance et le patient, le médecin faisant une lecture interprétée des résultats au patient. Si des soins doivent être réalisés au regard du diagnostic, le patient devra se diriger vers un médecin adéquat, pouvant être celui avec qui a eu lieu la consultation à distance ou un autre spécialiste.

Dans le cas où le patient n’est pas secondé, la configuration de l’acte apparaît assez similaire à un colloque singulier classique, à ceci près que le médecin ne peut pas entrer physiquement en contact avec son patient et doit construire son diagnostic sur la seule base des déclarations du patient et/ou des résultats d’examens antérieurs.

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L’outil technologique de télémédecine contribue ainsi à la transformation de l’art médical et entraine la diffusion d’informations, parfois en dehors de la stricte sphère médicale. La télémédecine entraine alors une production de soins dans le cadre d’un colloque pluriel. Le professionnel médical ou le professionnel expert conserve l’exclusivité de l’acte intellectuel, mais ne réalise plus que cette seule dimension de l’acte de soin. Les actes techniques voient leur réalisation transférée aux autres acteurs mobilisés dans la chaîne de production : autres professionnels médicaux, professionnels de santé, professionnels du paramédical, mais aussi le patient lui-même et son cercle familial (réseau de proximité). L’outil de télémédecine rend possible un transfert de compétences initialement indissociables les unes des autres. Ce sont donc les contours de la sphère de production de soins qui sont modifiés. Il convient à présent de détailler ces modifications.

1.2.2. Allongement de la filière de production et re-division du travail

L’introduction de l’outil de télémédecine modifie les relations de travail engagées pour la production d’actes médicaux. Nous venons de mettre en évidence que ce qui était autrefois produit dans le cadre d’une seule étape, tenant dans le colloque singulier, se voit désormais divisé en trois ou quatre phases et implique des acteurs de divers secteurs du système de santé. Ainsi, la pratique de la médecine à distance à l’aide d’outils de télémédecine s’insère dans d’un système déjà organisé de façon complexe : le système de santé, qui comprend un espace institutionnel dédié au cure (le système de soins) séparé d’un autre espace, celui du care (Cf. figure 10 infra).

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Figure 10 – L’outil de télémédecine dans le système de santé

Source : Rauly et Gallois (2014)

Ce sont donc les contours historiques du système de santé, et plus particulièrement le rôle de chaque sphère, que la télémédecine amène à redéfinir. Traditionnellement, le corps médical s’organise dans une structure hiérarchique où la possession du savoir permet l’exercice de pouvoirs (Hassenteufel, 1997). La hiérarchie actuelle du système de santé constitue un héritage de la façon dont se sont constituées les professions de la santé et dont s’est construit le système de soins (Arliaud, 1987 ; Arliaud et Robelet, 2000). Dans cette hiérarchie, la division du travail constitue un trait essentiel de l’organisation des filières productives de soins, qui font intervenir des professionnels de santé non médecins. Ancrées dans l’organisation hospitalière, ces filières soutiennent une hiérarchie basée sur le savoir où le médecin domine les soignants, qui eux-mêmes dominent les non soignants (Midy, 2003).

La décomposition en filière de l’acte de soin par télémédecine fait ressortir que celle-ci participe à une nouvelle division du travail entre l’acte intellectuel et l’acte technique, opérationnel. Le médecin (expert) pense les actes à réaliser et effectue le diagnostic. Des tiers, médecins non spécialistes, professionnels de santé non médecins, ou encore des acteurs du

care (aidants professionnels ou non professionnels) se voient alors conférer la réalisation des

actes techniques. En renforçant la division du travail entre les acteurs en possession du savoir et les autres, la télémédecine participe au renforcement du caractère hospitalo-centré du système de santé français, ceci même si elle se présente comme un moyen d’organiser une

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meilleure qualité des soins par un transfert de l’information de l’hôpital vers la médecine de ville et les lieux de vie du patient (Mathieu-Fritz et Esterle, 2013a).

Avec la production de soins à distance dans une filière longue de soins, l’organisation hiérarchique sort donc des frontières du cure. Les relations de services engagées entre le patient, des prestataires (médicaux, soignants ou encore non soignants) et l’organisation hiérarchique doivent alors se lire comme le résultat d’un même process de production qui relie le cure et le care. L’outil technique de télémédecine rend alors possible l’instauration de nouvelles formes organisationnelles de production de soins qui légitiment le transfert de compétences entre le cure et le care et entre l’hôpital et la ville, ce qui implique une circulation accrue des informations privées de chaque acteur au sein des relations de service. L’opacité de la production de soins propre au colloque singulier disparait. Ces nouvelles modalités organisationnelles, additionnées à la définition d’un référentiel marchand des politiques de santé vont orienter dès lors la forme de l’institutionnalisation de la télémédecine.