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Hypothèse, problématisation et démarche analytique

3. Hypothèse, problématisation et démarche analytique

Le constat de ce blocage nous amène à questionner la pertinence du modèle de gouvernance du déploiement de la télémédecine que présente la politique publique. Notre hypothèse interprétative est que, si le référentiel politique de la télémédecine se base sur des approches fondées sur un raisonnement mircoéconomique focalisé sur l’agent, l’analyse de ces politiques doit également tenir compte des groupes et rapports sociaux entre ces acteurs. En effet, dans le cadre d’une politique fondée sur le référentiel de marché, l’action publique tend à reposer sur des prémisses individualistes, dans le sens où la politique publique est uniquement appréhendée au travers des décisions individuelles et des incitations qui les déterminent. Sans tenir explicitement compte des rapports sociaux dans son diagnostic, la politique de télémédecine, quel que soit le niveau de performance des technologies médicales, ne peut pas, à travers les dispositifs qu’elle développe, produire les effets attendus en termes de déploiement. En effet, les logiques d’action individuelles dépendent de l’environnement et du groupe d’appartenance. Toutefois, cela ne signifie pas que la politique de télémédecine ne produit aucun effet sur la pratique puisqu’elle semble au contraire produire des effets négatifs compte tenu des ralentissements observés sur son déploiement.

Nous avons précédemment vu que, jusqu’à l’institutionnalisation de la pratique, les intérêts individuels semblent coïncider avec les attentes collectives. Or, depuis l’instauration de la politique publique de télémédecine et donc depuis l’introduction des principes du New

public management, le rôle de la profession médicale dans le processus de développement de

la pratique est remis en cause et les arrangements institutionnels antérieurs sont ignorés. Cela révèle les modalités de construction désencastrées de cette politique et le concept de référentiel de marché permet de caractériser les postulats retenus sur le comportement des médecins. En effet, compte tenu du cadre d’interprétation du référentiel de marché, les médecins sont supposés être exclusivement animés par la poursuite de la satisfaction d’une utilité individuelle non nécessairement compatible avec l’intérêt général. Ils sont également caractérisés par une rationalité, certes limitée, mais néanmoins instrumentale. Pourtant, ces deux éléments de caractérisation de l’agent économique sont largement discutés dans la littérature économique (Boyer, 2015 ; Buttard et Gadreau, 2008a ; Eymard-Duvernay, et al., 2006 ; Hédoin, 2015 ; Simon, 1976).

Cela nous amène à faire l’hypothèse que la situation de blocage est liée à l’impossibilité, pour le comité de pilotage, d’interpréter les raisons des conflits compte tenu

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des caractéristiques de l’individu qui sont attribuées par le référentiel de marché. Les outils d’analyse du référentiel de marché amènent au problème suivant identifié par le comité de pilotage : les médecins ne sont pas suffisamment incités à coopérer. Dans un contexte où l’action publique est fondée sur le référentiel de marché, la solution censée être à même de garantir le déploiement et la performance de la télémédecine ne peut se situer que dans les mécanismes incitatifs financiers. La clé aux problèmes actuels du développement de la télémédecine serait d’agir sur les motivations des médecins, motivations supposées additionnelles et non substituables eu égard au référentiel de marché. Les différents projets de cahiers des charges du déploiement viseraient alors à tester l’efficacité des mécanismes incitatifs.

Or, la mise en évidence de ces conflits nous invite au contraire à discuter les principes du référentiel de la politique de télémédecine. Nous sommes donc amenés à raisonner de façon encastrée pour interpréter les conflits et ainsi comprendre les raisons de l’absence de nouveau compromis institutionnel. La thèse vise ainsi à caractériser précisément ces conflits, ce qui nous a conduit à analyser l’articulation de la politique française de télémédecine, aux fondements marchands, avec les modalités d’action des différents groupes sociaux acteurs de la télémédecine, en particulier les médecins primo-utilisateurs de cette forme de soins.

Dans la mesure où la politique publique est fondée sur des logiques individualistes, nous explorons une autre approche et cherchons à caractériser les logiques d’action individuelles en tenant compte à la fois des modalités de construction de jugement et des représentations collectives de l’action publique. La position que nous défendons est que l’échec du déploiement de la télémédecine se situe d’une part dans son absence d’insertion dans l’environnement institutionnel de l’organisation télémédicale et d’autre part dans son ignorance des rapports sociaux entre les acteurs du champ. Rendre compte de ces deux niveaux d’échec appelle dès lors à développer une analyse multi-niveaux.

À cet effet, nous ancrons notre démarche au sein des approches institutionnalistes hétérodoxes et mobilisons plus particulièrement les outils issus de la Théorie de la régulation et de l’Économie des conventions. Au-delà de leur complémentarité concernant les niveaux d’analyse, chacune de ces théories va nous permettre d’éclairer notre analyse critique du déploiement de la télémédecine.

La théorie de la régulation donne une clé de lecture du changement institutionnel et technologique à travers l’analyse des rapports de force entre les institutions de la télémédecine. Elle va nous permettre de caractériser l’évolution des compromis institutionnels

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entre les acteurs de la santé et les représentants de la puissance publique (Amable, 2002 ; Boyer, 2002). L’absence de représentant des médecins au sein du comité de pilotage de la télémédecine n’est pas anodine et renseigne sur l’état des rapports de force entre les acteurs du déploiement de la télémédecine. Ces rapports de force orientent la gouvernance et le mode de régulation de la pratique. La théorie de la régulation nous permet dès lors d’analyser les conflits entre les groupes sociaux concernés par l’évolution du référentiel de la politique publique (Boyer, 2015). C’est à partir d’une analyse historique des rapports de force dans le champ de la santé qu’il est possible de comprendre les zones de blocage du déploiement de la télémédecine. La politique publique de déploiement ne peut pas se construire efficacement en dépit des configurations institutionnelles existantes.

L’Économie des conventions, quant à elle, offre un schéma d’analyse de la coordination qui permet de sortir du cadre standard de l’optimisation (Batifoulier, 2001 ; Batifoulier, et al., 2016 ; Eymard-Duvernay, 2006 ; Favereau, 1997). La coordination est appréhendée à travers des jugements et représentations collectives (Rebérioux, et al., 2001). Dès lors, les choix politiques sont soumis à des jugements qui dépassent le calcul rationnel. Les individus doivent pouvoir donner un sens et interpréter la cohérence de l’action publique avec une représentation singulière du bien commun. La mobilisation de l’Économie des conventions va nous permettre de réaliser une analyse cognitive du cadre normatif de la politique de télémédecine.

Notre thèse s’inscrit ainsi dans la continuité de travaux hétérodoxes en économie de la santé (Batifoulier, et al., 2011b ; Boidin, 2014 ; Da Silva, 2014 ; Da Silva et Gadreau, 2015 ; Domin, 2008, 2013 ; Gallois, 2013) et ambitionne de poursuivre la démarche institutionnaliste qu’ils ont instaurée. De ces travaux, il est possible de tirer comme enseignements que (i) l’institutionnalisme hétérodoxe renvoie à une pluralité de configurations plus complémentaires qu’antagonistes ; (ii) que le concept d’institution désigne tant les compromis institutionnalisés au sein des groupes sociaux que les modes de production ou de coordination. Enfin, nous en retenons l’existence d’une influence réciproque des comportements individuels et des représentations collectives. Dès lors, le marché et les contrats de type principal-agent qui lui sont associés ne représentent qu’une institution parmi d’autres et ne peuvent pas s’analyser comme une forme spontanée de modalité d’échange.

Si notre thèse s’inscrit à la suite des travaux menés dans les approches économiques hétérodoxes de la santé, elle repose néanmoins fortement sur l’analyse des effets d’une

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politique publique. La perspective d’économie politique adoptée invite, non pas à oublier les enseignements des politistes quant à la méthode d’analyse des politiques publiques, mais au contraire à en prendre acte. D’après Yves Mény et Jean-Claude Thœnig (1989), « l’étude des

politiques publiques, ce n’est pas autre chose que l’étude de l’action des autorités publiques au sein de la société » (p. 9). Pour analyser une politique il faut donc se poser les questions

suivantes : « Que produisent ceux qui nous gouvernent, pour quels résultats, à travers quels

moyens ? » (Ibid.).

En tenant compte de ces recommandations, nous analysons la politique de télémédecine à l’aune du modèle productif de l’action publique qui lui est associé. À cet effet, nous construisons un cadre analytique à même de (i) caractériser ce que produisent les organes du comité de pilotage dans le cadre de la gouvernance de la télémédecine, (ii) mettre en évidence les résultats attendus et (iii) étudier les moyens (Mény et Thoenig, 1989).

Pour cela, nous partons d’une présentation macroéconomique de l’organisation de la télémédecine, de la politique publique qui l’encadre et du modèle productif de l’action publique qui en découle pour ensuite en chercher les répercussions à l’échelle des groupes sociaux qui représentent les différentes échelles de régulation et de coordination de l’activité. Enfin, nous analysons les représentations individuelles des rapports de force à même d’expliquer les zones de blocage.