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Les approches idéelles, cadre analytique de la conception de l’action publique

les origines de la politique publique

2. Depuis 2009 : l’ère de l’institutionnalisation de la télémédecine

2.2. Les approches idéelles, cadre analytique de la conception de l’action publique

La reconnaissance juridique de la pratique de la médecine à distance a rendu possible son institutionnalisation. L’objectif de la puissance publique a ensuite été de développer l’activité à grande échelle sur le territoire national. L’action publique menée en faveur de déploiement de la télémédecine repose sur un référentiel d’idées particulier. L’objectif de cette section est alors de présenter ce cadre. Pour ce faire, nous mobilisons les approches sociologiques par les idées afin de mettre en évidence les modalités de la conception et les déterminantes de l’action publique (2.2.1). Dans ce cadre analytique, la gouvernance est un concept qui désigne les modalités de coordination des politiques publiques. Dès lors, nous cherchons à caractériser le modèle de gouvernance appliqué à la télémédecine (2.2.2).

2.2.1. La dimension idéelle dans la construction de l’action publique

Jusqu’au milieu des années 1980, les théories économiques qui se sont intéressées à l’analyse de l’action publique ont largement occulté le rôle des croyances, des idées, des représentations du monde ou encore les visions des acteurs dans la construction des politiques publiques (Kübler et De Maillard, 2009). Ces politiques sont considérées comme des actions menées par des individus qui agissent dans un intérêt individuel, tout au plus matérialisé dans une forme politique. Dans cette perspective, « les idées n’ont pas causé l’action publique,

mais c’est l’action publique qui a engendré les idées » (Ibid, p. 157). Le cas de la

télémédecine met en porte-à-faux cette affirmation, la forme de l’action publique étant dépendante d’un débat d’idées qui s’est tenu en amont de la construction de la politique de télémédecine. La puissance publique a sollicité l’avis d’experts et un consortium a été constitué en vue d’établir dans un second temps un programme d’action publique à mener. Les idées ont donc précédé l’action. Nous mobilisons alors les approches par les idées

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proposées par les sociologues de l’action publique39 et reprises par les économistes institutionnalistes hétérodoxes pour analyser la construction de la politique de télémédecine.

Les approches sociologiques par les idées étudient les programmes d’action publique comme des théories du réel (Hall, 1993 ; Hassenteufel, 2008a ; Jobert, 1994 ; Muller, 2005, 2015 ; Muller, et al., 2005). Les politiques publiques représentent alors un état de la nature dans le sens où elles permettent de comprendre la construction du sens donné à l’action. Les individus interprètent et perçoivent leur environnement d’une certaine façon et cette perception détermine le sens à donner à l’action. Le cadre d’interprétation des individus détermine leurs interactions. L’action publique, dans une démarche idéelle est alors appréhendée à partir d’une matrice cognitive et normative. Les idées sont considérées comme la variable explicative des programmes d’action publique40. Dès lors, tout changement d’orientation d’une politique publique peut être interprété comme une évolution de la dimension idéelle. Dans ces théories une large place est faite au rôle de l’apprentissage comme source autonome de changement des politiques publiques. L’évolution des politiques publiques est alors le résultat d’un processus cognitif (Muller, et al., 2005). Les acteurs politiques formulent des hypothèses explicatives du réel, les testent et tirent des leçons des échecs et des réussites de leurs actions. L’évolution des politiques publiques est alors le fruit des apprentissages successifs des acteurs politiques. Les mutations dans les programmes d’actions publiques reflètent alors un collective puzzlement (désarroi collectif) qui s’inscrit au-delà des rapports de forces entre pouvoirs politiques (Heclo, 1974, p. 305). L’échec du keynésianisme et l’avènement du modèle néo-libéral marchand serait alors davantage lié à une situation de désarroi qu’à une victoire idéologique du courant néo-classique.

Les approches sociologiques par les idées mobilisent des appellations multiples pour caractériser la dimension idéelle : paradigme, récit, référentiel, systèmes de croyances (Kübler et De Maillard, 2009). Derrière ces termes se trouvent des approches différentes concernant l’importance donnée aux idées dans la détermination des programmes d’action publique. Pour certains, les idées constituent la seule variable explicative de l’action alors que pour d’autres les idées font partie d’un ensemble d’autres variables en interaction les unes avec les autres. Ces autres variables peuvent alors être la structure et la forme institutionnelle, le progrès technologique, le contexte historique et géographique (Muller, 2000).

39 Pour une définition du courant de la sociologie de l’action publique se référer à Hassenteufel (2008).

40 Le lecteur pourra se référer à Palier et Surel (2005) pour une analyse détaillée des relations entre idées, intérêts et institutions dans la détermination de l’action publique.

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Les travaux institutionnalistes des économistes hétérodoxes reprennent la notion de référentiel et le cadre conceptuel associé (Batifoulier, et al., 2007b ; Domin, 2013 ; Thévenon, 2006). L’approche par référentiel, contrairement aux autres approches sociologiques par les idées consacre une large place à l’analyse des causes multiples du changement de sens donné à l’action publique (Kübler et De Maillard, 2009). La dimension idéelle représente un déterminant fondamental du changement mais n’est pas considérée comme la seule dimension. Dès lors, les déterminants de l’action considérés dans l’approche par référentiel sont similaires à ceux du cadre analytique de l’Économie des conventions. Le référentiel sert à analyser le système socialement et cognitivement construit sur lequel repose la structure d’une politique publique. Toute politique publique véhicule un ensemble de normes et de valeurs de par sa double dimension systémique et représentationnelle. Systémique dans le sens où la politique publique définit les interactions entre les individus et représentationnelle puisqu’elle établit une hiérarchie entre les normes, appelant un système de valeurs particulier.

Le référentiel est alors un modèle qui permet aux individus de s’orienter. L’origine de la politique publique est en ce sens la construction du référentiel qui est composé de quatre niveaux (Muller, 2000) : les valeurs (représentations du bien et du mal), les normes (principes d’actions et objectifs à atteindre), les algorithmes (hypothèses de relations de causalité entre le problème à résoudre et les solutions envisagées) et les images (modalité de représentation et de sens donné aux trois autres niveaux). Toutefois, le modèle de référence ne s’impose pas de lui-même, il est le résultat d’un processus de construction et déconstruction marqué par des rapports de forces sociaux et politiques. Tout référentiel est alors porté par des médiateurs (Jobert et Muller, 1987), qui sont à l’origine de la construction de l’image du référentiel. En parallèle, les médiateurs construisent également une image de leur propre rôle. Les médiateurs, en amenant leur représentation du monde dans le référentiel prennent le pouvoir dans le secteur concerné par le programme d’action. Le référentiel d’un programme d’action est présenté sous le prisme cognitif construit par les médiateurs. Ainsi, dans le cas de la télémédecine, nous avons mis en évidence que le comité de pilotage était majoritairement composé d’acteurs industriels et d’organisations publiques autonomes. Le référentiel renvoie dès lors à la représentation du monde qu’ont ces acteurs.

Toutefois, l’existence d’une vision dominante ne signifie pas l’absence de conflit. Les politiques publiques sont en perpétuelle évolution, signe de l’existence de relations conflictuelles entre les individus concernés par le référentiel. Pierre Muller (1995) distingue deux types de conflits, les conflits sur le référentiel et les conflits dans le référentiel. Concernant les conflits sur le référentiel, ceux-ci renvoient aux moments de transition de

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référentiel, lorsqu’une vision dominante et remplacée par une autre. Les conflits peuvent être d’autant plus forts que les individus ne défendent pas seulement leurs idées mais également leur place dans le référentiel. Un changement de référentiel implique nécessairement un changement de médiateurs. Dans le cas du déploiement de la télémédecine cela peut alors s’incarner par les relations de pouvoir entre la tutelle, l’industrie et la profession médicale. Les conflits dans le référentiel renvoient quant à eux aux modalités d’ajustement dans les actions à mener au sein du référentiel et donc dans une même hiérarchie des valeurs. Ces conflits sont de faible intensité comparativement aux conflits sur le référentiel. Il s’agit davantage de discussion autour des instruments d’action.

Parmi les approches sociologiques par les idées, celle des référentiels est principalement mobilisée pour instruments d’analyse des causes du changement de l’action publique et donc de référentiel (Kübler et De Maillard, 2009). L’approche par les référentiels formalise une théorie du changement de politique publique en cherchant à répondre à la question suivante : « D’où vient ce sentiment qu’une nouvelle politique publique exprime une

sorte de vérité du moment, non pas en fonction du résultat d’une expérimentation scientifique mais parce qu’elle correspond aux croyances des acteurs ? » (Muller et Surel, 2000, p. 196).

L’analyse réalisée au sein de la théorie du changement montre que celui-ci est le résultat d’une tension entre un référentiel sectoriel et un référentiel global (Muller, 2000). La représentation du monde à l’échelle globale n’est pas nécessairement la même que celle à l’échelle du secteur. Toutefois, les politiques publiques sectorielles doivent s’adapter aux politiques publiques nationales ou supranationales. Ainsi, à chaque changement de programme d’action global se met en place un « nouveau processus de remise en

forme/remise en sens de toutes les politiques sectorielles par rapport au nouveau référentiel global » (Muller et Surel, 2000, p. 197). La construction d’un référentiel sectoriel, tel que

celui de la politique de télémédecine, n’est donc pas autonome et dépend du rapport global-sectoriel. Toutefois, la mise en adéquation entre le référentiel global et sectoriel peut être longue. Ainsi Jean-Paul Domin (2013) montre que le changement de référentiel global des politiques publiques françaises s’est opéré au début des années 1980, mais que le référentiel sectoriel concernant les politiques hospitalières n’a connu un processus de changement des dispositifs de gestion qu’à partir de 1996. La politique de télémédecine, quant à elle n’a été rendue possible qu’avec le développement et l’usage des technologies dans le process de production du soin, le colloque singulier.

Les sociologues de l’action collective mettent en évidence que le référentiel global actuel a été mis en place au début des années 1980 (Muller, 1992). Il est fondé sur une

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nouvelle vision des relations entre l’État et le marché et une délimitation nouvelle des frontières entre le public et le privé. La vision partagée dans ce référentiel est que l’État doit se reconcentrer sur ces fonctions de régulation et les modalités d’action sont inspirées du mode de gestion des entreprises privées. L’image du référentiel renvoie à la nécessité d’encadrer les dépenses publiques et d’intégrer le modèle national au sein d’une économie globalisée. Ce changement de référentiel global se répercuter alors sur les référentiels sectoriels. Dans le champ de la santé l’évolution de l’action de l’État passe principalement par la définition d’un nouveau modèle de gouvernance, que nous allons approfondir à présent.

2.2.2. La gouvernance, nouveau mode opératoire de l’action publique

Le passage d’un référentiel keynésien à un référentiel de marché dans les années 1980 remet en cause la vision traditionnelle de la direction de l’action publique et celle des modalités de satisfaction de l’intérêt général. Pour marquer la rupture avec la période précédente, la notion de gouvernance issue du secteur privé, va être utilisée pour signaliser le changement dans les modalités de l’action publique (Le Galès, 1999). La notion de gouvernement de l’action publique renvoie à l’action publique dans le référentiel keynésien qui est jugée incapable de mener à bien la résolution des problèmes des sociétés contemporaines. Le terme gouvernement renvoie alors à une forme d’intervention autoritaire, rigide et contraignante. La notion de gouvernance fait quant à elle référence à une forme de pouvoir politique plus souple de coordination de l’action publique et s’inscrit dans une démarche collective (Ibid.). Le terme gouvernance ainsi préféré à celui de gouvernement représente « l’ensemble d’institutions, de réseaux, de directives, de réglementations, de

normes, d’usages politiques et sociaux ainsi que d’acteurs publics et privés qui contribuent à la stabilité d’une société, d’un régime politique, à son orientation, à la capacité de diriger, et à celle de fournir des services et à assurer sa légitimité » (Le Galès, 2014, p. 303). L’usage

du terme gouvernance pour exprimer les modalités d’actions publiques apparaît ainsi à une période particulière, celle du changement de référentiel et doit donc marquer la prise de distance avec la forme de l’État du référentiel keynésien. La dimension idéelle partagée au sein du référentiel de marché est fondée sur les défaillances de l’État. La gouvernance renvoie dès lors au pilotage de l’action publique menée en dehors du gouvernement et sans être rattachée à une institution spécifique. Le modèle suivi doit être souple et donc sans ancrage hiérarchique (Boussaguet et Jacquot, 2009). La notion de gouvernance pénètre également les référentiels sectoriels. Ainsi, en santé, le programme de déploiement de la télémédecine est

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confié à un comité de pilotage composé de multiples organisations relativement autonomes de la puissance publique. La gouvernance cherche à mener les actions publiques par le biais de réseaux d’acteurs autonomes afin de marquer la dissociation avec l’État.

Dans les modalités d’action et d’encadrement, la forme de l’intervention change également. La recherche de consensus est privilégiée à la forme autoritaire de coordination. La contractualisation entre les acteurs publics d’une part et les acteurs publics et privés d’autre part devient le mode privilégié de coordination des acteurs. Le compromis est préféré à la contrainte et la forme de l’État passe d’un État tuteur à un État partenaire (Domin, 2013). L’introduction de l’outil contractuel est également une réponse aux problèmes de défaillances de l’État issus du référentiel keynésien. D’après les idées dominantes dans le référentiel de marché, le modèle hiérarchique du référentiel keynésien est à l’origine de l’inefficience de l’action publique. L’instauration de relations contractuelles doit alors permettre de développer un cadre incitatif41 à destination des acteurs de l’action publique afin de réduire les sources d’inefficience. La notion de bonne gouvernance renvoie alors à un problème d’efficacité qu’il est nécessaire de résoudre. Sa mise en place passe alors par la mise en concurrence des acteurs, y compris dans la sphère publique. La légitimité de l’action publique repose dès lors sur la performance du programme d’action.

La gouvernance, dans le référentiel de marché global ou sectoriel, devient un mode de régulation de l’action publique. Cette régulation de l’action publique s’articule alors autour de trois dimensions (Le Galès, 1999) : le mode de coordination contractuel des activités de production (i), les modalités d’allocation des ressources en fonction de la preuve de la performance de l’action (ii) et l’encadrement des conflits et des comportements (logique d’incitation et de sanction) (iii). La gouvernance doit permettre d’établir les règles et les normes qui encadrent ces trois dimensions. C’est dans ce référentiel particulier qu’est mise en place l’action publique en faveur du déploiement de la télémédecine.