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Les incidences de la finalité organisationnelle sur le droit de la négociation collective

17 - La finalité organisationnelle reconnue à la négociation collective a considérablement influencé l’évolution du droit de la négociation collective110. Afin de conférer leur pleine efficacité aux accords organisationnels, le législateur a progressivement renversé l’articulation des normes en réduisant au maximum la logique du plus favorable. En conséquence, les accords organisationnels s’imposent aux salariés sans que ces derniers puissent se prévaloir d’une disposition plus favorable. Un tel renversement de logique a également une incidence non négligeable sur les règles relatives à la légitimité des conventions et accords collectifs. Pour qu’un accord dérogatoire ou "donnant-donnant" puisse primer une convention ou un accord supérieur, il doit disposer d’une légitimité réelle. Il doit avoir été signé par des organisations syndicales représentant réellement la majorité des salariés.

18 - C’est la loi du 13 novembre 1982111 qui consacre l’existence des premiers accords dérogatoires dans les domaines du temps et de l’organisation du travail112. Ces accords ont pour objet d’écarter les dispositions du Code du travail au profit de stipulations conventionnelles indépendamment de leur caractère plus ou moins favorable113. Compte tenu du risque encouru par les salariés d’être privés du minimum légal, le législateur a pris le soin de bien encadrer cette technique. Pour qu’un accord collectif de travail puisse déroger à une loi, il est nécessaire que le législateur ait donné

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BARTHELEMY (J.), « Vers de nouvelles évolutions du droit de la négociation collective ? En guise de synthèse », op. cit., p. 907.

111 Loi n° 82-957 du 13 novembre 1982 relative à la négociation collective et au règlement des conflits du travail, J.O. du 14 novembre 1982, pp. 3414 et s.

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Pour être très précis, les accords dérogatoires sont apparus avec l’accord national interprofessionnel 17 juillet 1981 relatif aux 39h et à la cinquième semaine de congés payés. Cf. SARAMITO (F.), « Les accords dérogatoires », Dr. ouvrier 1990, p. 253.

113 Comme le souligne le professeur Jean Emmanuel RAY, les accords dérogatoires permettent aux partenaires sociaux de « creuser, en dessous ou à côté du plancher légal, des galeries conventionnelles ». RAY (J.-E.), Droit du travail, Droit vivant, 2007/2008, 16e éd., Éditions Liaisons, p. 650.

33 son autorisation expresse114. À cette garantie légale, s’ajoute la possibilité pour les partenaires sociaux de s’opposer majoritairement à l’entrée en vigueur d’un accord dérogatoire115. Le mécanisme d’opposition majoritaire est inséré à l’ancien article L 132-26116 par la loi du 13 novembre 1982117. La dérogation reste cantonnée aux dispositions légales relatives au temps de travail. Devant les revendications tendant à obtenir plus de flexibilité118 dans l’articulation des conventions et accords, la loi du 4 mai 2004119 a généralisé la dérogation entre normes conventionnelles et a permis qu’un accord de niveau inférieur puisse, à certaines conditions120, contenir des dispositions moins favorables qu’un accord ou une convention de portée plus large121.

Afin d’encadrer le recours à la dérogation, le législateur a consacré le principe majoritaire comme règle de conclusion de toutes les conventions et accords collectifs

114 Cette position est confirmée par le Conseil d’état qui retient que seul le législateur peut décider du caractère plus ou moins dérogeable d’une disposition législative. CE 08 juillet 1994, RJS 12/94, n° 1386, note X. PRETOT. Cette solution a été rappelée ultérieurement notamment dans un arrêt du 27 juillet 2001. CE 27 juillet 2001, RJS 01/02, n° 107, note F. BOQUILLON.

115 RAY (J.-E.), « L’accord d’entreprise majoritaire », Dr. soc. 2009, p. 887.

116 Cet article disposait que « dans un délai de 8 jours à compter de la signature d’une convention ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement, ou d’un avenant ou d’une annexe, comportant des clauses qui

dérogent soit à des dispositions législatives ou réglementaires, lorsque lesdites dispositions l’autorisent, soit, conformément à l’article L 132-24, à des dispositions salariales conclues au niveau professionnel ou interprofessionnel, la ou les organisations syndicales qui n’ont pas signé l’un

des textes en question peuvent s’opposer à son entrée en vigueur, à condition d’avoir recueilli les

voix de plus de la moitié des électeurs inscrits lors des dernières élections au comité d’entreprise ou,

à défaut, des délégués du personnel. Lorsque le texte en cause ne concerne qu’une catégorie professionnelle déterminée, relevant d’un collège électoral défini à l’article L 433-2, les organisations susceptibles de s’opposer à son entrée en vigueur sont celles qui ont obtenu les voix de plus de la moitié des électeurs inscrits dans ledit collège ».

117 Loi n° 82-957 du 13 novembre 1982, op. cit., p. 3416.

118 LYON-CAEN (G.), « La bataille truquée de la flexibilité », Dr. soc. 1985, p. 801.

119 Loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, J.O. n°105 du 5 mai 2004, p. 7983, texte n° 1.

120 Ces conditions sont différentes selon le niveau de négociation en cause. Un accord d’entreprise peut contenir des dispositions moins favorables qu’une convention ou un accord collectif couvrant un champ territorial ou professionnel plus large sauf lorsque cet accord se déclare impératif et sauf dans quatre domaines (salaires minima, classifications, garanties collectives complémentaires mentionnées à l’Article L 912-1 du Code de la sécurité sociale et mutualisation des fonds de la formation professionnelle). 121 Nonobstant ces modifications, l’articulation entre loi et convention et entre convention et contrat de travail continuent à se résoudre par l’application des dispositions les plus favorables aux salariés. L’art. L 2251-1 C. trav. dispose qu’ « une convention ou un accord peut comporter des stipulations plus favorables aux salariés que les dispositions légales en vigueur. Ils ne peuvent déroger aux dispositions qui revêtent un caractère d’ordre public ». En ce qui concerne les relations entre un accord collectif et un contrat de travail, l’art. L 2254-1 C. trav. prévoit que « lorsqu’un employeur est lié par les clauses d’une convention ou d’un accord, ces clauses s’appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf stipulations plus favorables ».

de travail122. Considérant que ces garanties étaient encore insuffisantes, le législateur a réservé quatre domaines impératifs123 et a accordé aux partenaires sociaux de branche le pouvoir de conférer une certaine impérativité à leurs accords124. Lorsqu’un accord de branche est déclaré impératif par ses signataires, aucun accord de niveau inférieur ne peut contenir des dispositions moins favorables aux salariés. Cette faculté a largement été utilisée par les syndicats représentatifs au niveau des branches. En conséquence, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mai 2004, les accords dérogatoires ne sont pas très nombreux125 contrairement aux accords "donnant-donnant".

19 - Les accords "donnant-donnant" n’ont pas fait l’objet d’une reconnaissance législative, mais jurisprudentielle. Les juges ont aménagé les règles relatives à l’appréciation du caractère plus favorable d’une norme par rapport à une autre. En cas de conflit entre un accord d’entreprise et un accord de branche, les juges doivent rechercher quelle est la disposition la plus favorable pour l’appliquer126. La comparaison du caractère plus favorable se fait entre les avantages ou ensemble d’avantages127 ayant le même objet ou la même cause128, de manière objective129 et en

122 La loi du 4 mai 2004 laisse le choix aux partenaires sociaux entre majorité d’engagement et majorité d’opposition. Devant le peu d’engouement des partenaires sociaux pour l’engagement, la loi du 20 août 2008 a modifié les règle de conclusion des accords en soumettant leur validité à la double condition de signature par une ou plusieurs organisation ayant obtenu au moins 30% des voix lors des élections professionnelles et d’absence d’opposition des organisations non signataires ayant obtenu au moins 50% des voix aux mêmes élections. Cf. l’art. L 2232-2 C. trav. (accords nationaux interprofessionnels), l’art. L 2232-6 C. trav. (accords de branches et professionnels) et l’art. L 2232-12 (accords d’entreprise et d’établissement).

123 Le nouvel article L 2253-3 C. trav. prévoit qu’un accord d’entreprise ne peut jamais déroger à une convention ou un accord couvrant un champ professionnel et territorial plus large en matière de « salaires minima, de classifications, de garanties collectives complémentaires mentionnées à l’article L 912-1 du code de la sécurité sociale et de mutualisation des fonds de la formation professionnelle ».

124 Ce même article L 2253-3 dispose ensuite que « Dans les autres matières, la convention ou l’accord d’entreprise ou d’établissement peut comporter des stipulations dérogeant en tout ou en partie à celles qui lui sont applicables en vertu d’une convention ou d’un accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large, sauf si cette convention ou cet accord en dispose autrement ».

125 La négociation collective en 2007, Bilans et rapports, « Les dispositions relatives à l’articulation des niveaux de négociation : une portée limitée de la loi du 4 mai 2004 », La documentation française, 2008, p. 383 et s.

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CHALARON (Y.), «L’application de la disposition la plus favorable», Études offertes à

G. LYON-CAEN, Dalloz 1989, p. 243 ; CHEVILLARD (A.), «La notion de disposition plus favorable», Dr.

soc. 1993, p. 363.

127 Cass. soc., 18 janvier 2000, n° 96-44.578, Bull. civ. v, n° 27. 128

Cass. ass. plén., 18 mars 1988, n° 84-40.083, Bull. civ. ass. plén., n° 3, D. 1989, p. 211, note J.-P. CHAUCHARD, Dr. ouvrier 1988, p. 515, note BALLET.

35 tenant compte des intérêts de l’ensemble des salariés et non de l’un d’entre eux130. Si une telle règle de comparaison s’appliquait strictement aux conflits mettant en cause des accords "donnant-donnant", elle conduirait à écarter les concessions qui dérogent dans un sens moins favorable à la norme supérieure. Afin de ne pas priver de tout effet ces accords de gestion, la Cour de cassation a aménagé la règle de comparaison précitée. Les juges considèrent que les concessions réciproques forment un ensemble indivisible et que l’appréciation du caractère plus favorable doit se faire plus globalement et toujours de manière objective par rapport aux intérêts de l’ensemble des salariés131. La loi du 4 mai 2004 généralise les accords "donnant-donnant" et dérogatoires en réduisant considérablement le champ d’application du principe de faveur dans l’articulation entre conventions et accords collectifs.

20 -La réduction du principe de faveur constitue la première étape de la consécration légale des accords organisationnels. Ils jouissent ainsi d’une autonomie considérable par rapport aux autres normes conventionnelles. Une autonomie qui leur permet de prévoir des obligations pour les salariés, mais aussi des dispositions dérogeant aux conventions ou accords dits "supérieurs". La finalité organisationnelle reconnue à la négociation collective a incontestablement contribué à réduire la finalité sociale du droit de la négociation collective.

21 -Les accords dérogatoires et "donnant-donnant" ont également mis en évidence la perte de légitimité des accords collectifs. En effet, les règles relatives à la légitimité des conventions et accords collectifs ont été élaborées dans un système ne pouvant déboucher que sur des accords plus favorables aux salariés. Dans ce contexte d’amélioration systématique, la question de la légitimité des accords importe peu. Cependant, les accords organisationnels, dérogatoires ou "donnant-donnant", ont besoin d’une importante légitimité pour développer leurs pleins effets à l’égard des salariés. 129 Cass. soc., 1er juin 1976, n° 74-40.650, Bull. civ. V, n° 338; Cass. soc., 22 mai 1979, n° 77-41.236,

Bull. civ. V, n° 440. Dans ces arrêts la Cour de cassation retient que la disposition d’un accord national

de mensualisation calculant la prime d’ancienneté au taux de 5% sur le salaire minimum de la catégorie intéressée, est plus favorable que l’accord d’entreprise accordant 4% du salaire réel brut.

130 Cass. soc., 11 janvier 1962, n° 60-40.224, Dr. soc. 1962, p. 290, obs. J. SAVATIER. Dans cette espèce, les juges font prévaloir une convention régionale prévoyant un délai-congé réciproque de quinze jours sur la convention nationale n’octroyant qu’un préavis réciproque de huit jours.

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Cass. soc. 19 février 1997, SA Compagnie Générale de Géophysique c/ Bloy et a., Dr. soc. 1997, p. 432, obs. G. COUTURIER.

Or, les anciennes règles relatives à la représentativité des organisations syndicales et à conclusion des accords collectifs ne permettaient pas d’obtenir une telle légitimité.Les accords dérogatoires et "donnant-donnant" ont révélé que la représentation des travailleurs dans la négociation n’est pas un gage suffisant de légitimité. La représentativité, telle qu’appliquée depuis 1951, ne rendait pas compte de la légitimité réelle des négociateurs, mais de leur légitimité supposée132. Cette difficulté se trouvait renforcée par les anciennes règles de conclusion des accords collectifs. Avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mai 2004, un accord collectif était valable dès lors qu’il avait été signé par une organisation syndicale représentative. Cependant, il arrivait que l’organisation signataire soit représentative par affiliation, mais minoritaire dans le champ d’application de l’accord considéré. L’application cumulée d’une représentativité d’emprunt et des anciennes règles d’unicité de signature des accords collectifs ne conférait pas la légitimité nécessaire pour permettre la conclusion d’accords potentiellement dérogatoires. La réforme des règles relatives à la représentativité syndicale133 constitue la seconde étape de la consécration des accords organisationnels.

22 - Dans ce contexte de transformation de la pratique et du droit de la négociation collective, il convient de se demander quelle doit être l’influence de la finalité

organisationnelle reconnue aux conventions et accords collectifs de travail sur le droit de la négociation collective ? La question mérite d’être posée au regard des

dernières réformes relatives au dialogue social134 et à la démocratie sociale135 ayant incontestablement intégré la finalité organisationnelle des accords dans le droit de la

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Bien souvent il s’agit d’une représentativité présumée grâce à l’affiliation du syndicat à une confédération reconnue représentative au niveau national.

133 Un projet de loi, visant à compléter la loi du 20 août 2008, a été déposé par le ministre du travail le 12 mai 2010. Il institue un scrutin régional d’audience destiné aux salariés employés dans des entreprises dépourvues de toute représentation élue. Ainsi, tous les salariés pourront participer à la détermination de l’audience des différents syndicats. Cf. le projet de loi n° 446, complétant les dispositions relatives à la démocratie sociale issues de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008. Ce projet est consultable sur le site du Sénat à l’adresse : http://www.senat.fr/leg/pjl09-446.pdf.

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Nous voulons bien sur ici parler des lois du 4 mai 2004 (Loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, J.O. n°105 du 5 mai 2004, p. 7983) et du 31 janvier 2007 (Loi n° 2007-130 du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, J.O. n°27 du 1 février 2007 page 1944).

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Loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, J.O. du 21 août 2008 p. 13064, texte 1.

37 négociation collective. La négociation nationale interprofessionnelle devient une pièce maîtresse dans le traitement des grandes questions sociales du pays. De son côté, la négociation d’entreprise permet de "marier" progrès social et progrès économique136 ou intérêt des salariés et intérêt de l’entreprise. Cependant, la consécration juridique des accords organisationnels doit-elle nécessairement conduire au renversement de la hiérarchie des normes en droit social ? Le principe de faveur et l’ordre public social constituent-ils réellement des obstacles à la reconnaissance et au développement de tels accords ? Conférer à chaque niveau de négociation une fonction propre de manière à éviter les conflits ne serait-il pas suffisant ?

Les questions de légitimité et d’efficacité des accords collectifs étant indissociables, il convient de rechercher si les règles relatives à la représentativité syndicale ainsi que les règles de conclusion des accords collectifs assurent une légitimité suffisante pour que les accords organisationnels produisent leurs pleins effets ?

23 -Ce travail n’aura pas pour objectif de nier l’influence de la finalité organisationnelle sur le droit de la négociation, mais tentera d’établir que les transformations auxquelles elle a conduit ne sont pas toujours satisfaisantes. En effet, si la reconnaissance des accords organisationnels doit inéluctablement conduire à revoir les règles relatives à la légitimité des accords collectifs, elle ne doit pas nécessairement se traduire par une réduction du principe de faveur et de l’ordre public social. Nous essaierons de montrer qu’il suffit de conférer une fonction spécifique à chaque niveau de négociation et de continuer à résoudre les conflits résiduels par l’application de la disposition la plus favorable.

24 -Une première partie aura pour ambition de démontrer que la consécration de la fonction organisationnelle du droit de la négociation doit nécessairement engendrer une modification des règles relatives à la légitimité des accords. Cette légitimité doit reposer d’une part, sur une représentativité syndicale prouvée au regard de critères faisant une place plus importante à l’audience et, d’autre part, sur un principe de conclusion réellement majoritaire. Seuls les accords conclus par des organisations réellement représentatives des salariés et majoritaires sont de nature à conférer une

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TEYSSIE (B.), « A propos de la négociation collective d’entreprise », Dr. soc. 1990, p. 575 et spé. p. 576.

légitimité suffisante aux accords collectifs au rang desquels figurent les accords organisationnels.

Une seconde partie tentera de montrer que les accords organisationnels ne peuvent développer pleinement leurs effets que s’ils disposent d’une certaine autonomie par rapport aux normes couvrant un champ professionnel ou territorial plus large. Cette autonomie ne doit pas se traduire par l’utilisation des techniques dérogatoires ou "donnant-donnant", mais par la création d’une répartition fonctionnelle entre différents niveaux de négociation. Une fonction spécifique doit être octroyée à chaque niveau de négociation de manière à éviter les conflits. Les conventions ou accords de branche conservent un rôle d’encadrement général et d’impulsion permettant aux accords d’entreprise d’adapter les dispositions de la branche aux besoins des entreprises et de leurs salariés. Conférer plus d’autonomie aux accords d’entreprise ne passe donc pas nécessairement par la réduction du principe de faveur.

1ère partie : Négociation organisationnelle et renouvellement de la légitimité des accords collectifs

2ème partie : Négociation organisationnelle et renouvellement de l’efficacité des accords collectifs

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PREMIÈRE PARTIE :

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