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Le patrimoine domestique de la Médina de Marrakech : Origines, patrimonialisation, gentrification et mise en

Chapitre 1 : Cadre théorique et méthodologique

II. Histoire du lien entre patrimoine et tourisme :

Le lien entre tourisme et patrimoine est ancien et remonte au Grand Tour. Ce dernier est considéré comme une pratique de voyage ayant renouvelé la relation des individus au monde. Cette pratique prend place dès le XVI siècle sous forme de déplacement pluriannuel réservé aux jeunes hommes anglais. Il leur a permis de se forger une culture et une connaissance du monde européen par un itinéraire qui part du nord du continent et les conduit vers ce qui deviendra l’Italie en 1860 et la Grèce avec parfois des fréquentations de l’Empire Ottoman (Stock, Coeffe, Violier, Duhamel, 2017, p. 284). Au XVIIIème siècle sont institués des passages obligés comme Paris, Genève, le littoral méditerranéen, la Toscane jusqu’à Rome et Naples.

Le Grand Tour inaugure une période nouvelle dans le rapport des sociétés humaines au bâtiment du passé et « la ruine » est présentée comme digne d’intérêt (ibid.).

Le monument historique comme objet du regard touristique trouve son origine dans la prise de conscience des effets relatifs du « vandalisme » à l’endroit des monuments à partir de la révolution : la formule « monument historique » apparaît pour la première fois en 1790 (Lazzarotti, 2011) et le travail de sensibilisation est progressif. Pour illustrer ce processus nous prenons deux exemples différents mais complémentaires ; le cas de la France et celui du Maroc.

Conscient de son importance comme élément de développement du tourisme, l’Etat français a, très tôt, porté un grand intérêt à son patrimoine. Selon Lazzarotti (2011), le ministère de l’intérieur français alloue en 1819, un budget pour entretenir une quinzaine de monuments historiques ; puis en 1830 fut créé un poste d’inspecteur de monuments historiques, une institution de la commission des monuments

12 Loi de 1913 sur les monuments historiques (France).

13 Loi n° 62-903 du 4 août 1962 complétant la législation sur la protection du patrimoine historique et esthétique de la France et tendant à faciliter la restauration immobilière dite Loi « Malraux » sur les secteurs sauvegardés et la restauration immobilière.

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historiques (en 1837) et en 1840 la promulgation de la première liste des monuments pour lesquels des secours ont été demandés (ibid.).

Les retombées de cette politique sur le tourisme en France sont importantes.

Selon Origet du Ciuzeau (2013) : « c’est à partir des années 1930 que le tourisme a véritablement cessé d’être principalement lié à des découvertes et activités culturelles et s’est diversifié en villégiature à la campagne, en tourisme balnéaire, sportif… sans pour autant voir disparaître ses formules d’antan. Bien au contraire, le tourisme culturel a continué à faire florès, diversifiant ses thèmes, ses destinations et ses clientèles ». Avec plus de 44 000 monuments historiques classés et inscrits, 8 000 musées dont 1 200 « Musées de France », 1 500 festivals, 40 sites culturels inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, des parcs et jardins et des savoirs faires reconnus internationalement, l’offre culturelle et patrimoniale représente l’un des principaux atouts touristiques de la France14.

Au Maroc cet intérêt pour le patrimoine n’est perçu qu’à partir du début du 20ème siclée : « La notion de patrimoine au sens moderne du terme est donc toute récente au Maroc. Elle trouve ses origines dans le regard que portèrent les autorités du Protectorat franco-espagnol (1912- 1956) sur des éléments de la nature, sur des témoins de l’histoire et de la culture du pays » (Skounti15, 2011, p.29)

Pendant le protectorat français, une attention est portée aux monuments historiques au nom de l’intérêt général. Cette prise de compte a comme point de départ le Dahir chérifien du 29 novembre 1912 relatif à la conservation des monuments historiques et des inscriptions des objets d’art et antiquités de l’Empire Chérifien, à la protection des villes anciennes et des architectures régionales16. Depuis lors, la législation marocaine a connu une évolution notable matérialisée par les différentes modifications du texte de loi dont les principaux sont les Dahirs du 13 février 1914, du 21 juillet 1945 et du 25 décembre 1980 (ibid. p.2). Ensuite, avec le classement de l’UNESCO de plusieurs sites marocains comme patrimoine mondial (Médina de Fès en 1981, Médina de Marrakech en 1985, etc), une attention particulière est portée sur

14 URL : www.entreprises.gouv.fr/tourisme/tourisme-culturel-vecteur-d-attractivite-la-france-et-developpement-economique-des. (Consulté en décembre 2018).

15 Ahmed Skounti, « Le patrimoine Marocain : Un héritage précieux », Editions Economiques du Maroc, 2011, p.29.

16 Ministère de la Culture, Royaume du Maroc, « Note de présentation du Projet de loi relatif à la protection, à la conservation et à la mise en valeur du patrimoine culturel », consulté en 2016, p.1.

le patrimoine culturel marocain. Marrakech, Fès et Essaouira sont des exemples pertinents illustrant les répercussions de la mise en patrimoine des sites sur le développement du tourisme dans leurs territoires.

Dans son article « Patrimoine et tourisme. Histoires, lieux, acteurs, enjeux », O.

Lazzarotti valide l’hypothèse des relations de complémentarité entre le tourisme et le patrimoine qui « se présentent sous des formes différentes. Ici la mise en patrimoine prépare la mise en tourisme ou, du moins, la favorise. Là, la mise en tourisme se fait par réactivation d’éléments patrimoniaux qui, autrement, n’étaient que des mémoires mortes voire pénalisantes » (Lazzarotti, 2011, p. 130). Ainsi, « on a établi par le calcul que lorsque le nombre de sites d’un pays augmente, le nombre de ses touristes suit la même courbe et inversement » Olivier Lazzaroti (2011).

En résumé, il existe, donc, un lien causal entre patrimoine et tourisme. Plusieurs recherches montrent que les premières destinations mondiales (selon l’OMT)17 sont également les plus cités du point du vue du nombre de sites inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. Cela crédibilise l’hypothèse selon laquelle le patrimoine mondial et le tourisme participent d’un même mouvement, d’une même dynamique, d’une même logique.

Dans les centres historiques, les Médinas en l’occurrence, la mise en tourisme du patrimoine peut passer par la mise en valeur des constructions bâties, qui constituent l’un des aspects les plus appropriables de la culture. Le bâti fonctionne de plus en plus en relation avec le secteur touristique et fait appel à l’invention pour répondre aux besoins des touristes. Elle peut alors fonctionner en tant que stratégie culturelle qui peut redonner une importance particulière à la Médina, selon des conditions qui mettent en relation le patrimoine matériel et immatériel du territoire et assurent sa préservation et sa valorisation. Le développement du tourisme culturel est alors une combinaison d’objets matériels et immatériels dans une offre capable de créer une dynamique locale qui s’impose au niveau international.

17 Organisation Mondiale du Tourisme.

37 III. Patrimonialisation des villes historiques :

Les vielles villes sont sujettes à plusieurs études portant sur le processus de mise en patrimoine de leurs éléments matériels et immatériels. La progression de notre recherche conduira à l’analyse de la jonction entre le tourisme et le patrimoine bâti au sein de la ville historique de Marrakech à travers l’exemple des Riads-Maison d’hôtes.

Elle cherche à identifier les acteurs concernés par la patrimonialisation et comprendre les logiques, les dynamiques et les enjeux de ce processus afin de déterminer les conditions dans lesquelles le tourisme pourrait constituer un moyen de valorisation du patrimoine matériel.

Ahmed Skounti (2010, p. 19) définit « la patrimonialisation » comme : « le processus par lequel des éléments de la culture ou de la nature deviennent, à un moment donné de l’histoire des sociétés, investis de la qualité de bien patrimonial digne d’être sauvegardé, mis en valeur au profit des générations actuelles et transmis aux générations futures. Il s’agit, ajoute-il, d’un fait universel nouveau tant par son ampleur sans précédent que par les enjeux qui le sous-tendent ». Jean Davallon (2014) avance que « la patrimonialisation est le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre il a l’obligation de les garder afin de les transmettre ». C’est aussi un fait contemporain propre aux sociétés d’aujourd’hui travaillées en profondeur par des changements inédits dans l’histoire de l’humanité (Skounti, 2010, p.19).

Plusieurs chercheurs mettent en évidence la relation forte entre le matériel et l’immatériel dans les villes historiques en insistant sur la nécessité d’approcher le patrimoine à travers non seulement son aspect tangible mais surtout dans l’épaisseur des relations sociales au sein de l’espace local. Aujourd’hui, la patrimonialisation donne à l’objet matériel un sens immatériel comme trace de sociétés passées (Skounti, 2010, p. 29). Laurier Turgeon, dans son introduction au numéro d’ethnologie française consacré au « patrimoine immatériel de l’Amérique française » (2007), avance que « l’objet matériel devient le témoin de choses aussi abstraites que les valeurs sociales, les modes de vie, les systèmes de croyances et les représentations du monde ».

Smith (2011)18 considère que le processus de patrimonialisation reflète, en

18 Cité par : M. Stock, V. Coeffe, P. Violier, P. Duhamel, 2017.

premier lieu, un mouvement social en faveur de la conservation ; puis un regard renouvelé qui se tourne vers le passé cherchant des repères au temps où presque tout s’écroule alentour (Skounti 2011). Dans le même temps, la patrimonialisation peut être inéluctable ou au contraire réversible car si elle est souhaitable au Nord parce qu’elle permet de développer le tourisme, elle peut aussi être nuisible au Sud parce qu’elle impose des normes développées en dehors des territoires concernés (Fournier, 2011).

Ce processus est également estimé comme une réaction contre une mondialisation qui expose les peuples à une pensée uniforme et donc une culture globalisée, un moyen de reconnaître ces cultures dans leurs diversités et leurs richesses (Coulibaly, 2011, Cité par : Stock, Coeffe, Violier, Duhamel, 2017).

Selon Jean Davallon (2014), le processus de patrimonialisation obéit à cinq mesures principales, appelées aussi « gestes », qui assurent sa réussite (figure 4) :

Figure 4 : Les cinq mesures principales du processus de patrimonialisation selon Jean Davallon (2014) Première

mesure

•Il s’agit d’un sentiment de reconnaissance de l’intérêt porté à l’objet (œuvre, bâtiment, savoir-faire, pratique, etc) par un collectif ou un groupe social et d’une prise de conscience de le garder.

Deuxième mesure

•La production d’un savoir servant à établir la nature de l’objet et de son origine qu’il soit matériel et immatériel.

Troisième mesure

•Il consiste en la rédaction du statut de patrimoine. Cette déclaration entraine trois obligations constitutives ; D’abord, l’obligation de garder (conserver ou sauvegarder) l’objet patrimonial, ensuite l’obligation de mettre à disposition symbolique l’objet soit considéré comme « bien commun » ; et enfin l’obligation de les transmettre aux générations futures.

Quatrième mesure

L’organisation de l’accès du collectif à l’objet patrimonial.

Cinquième mesure

La transmission des objets patrimoniaux aux générations futures. Cela permet une continuité dans le temps et établit une relation durable entre la passé et le futur depuis le présent.

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Somme toute, les objets patrimoniaux sont les repères de l’identité socioculturelle d’un collectif : « Les hommes ne construisent pas uniquement leur environnement dans un but matériel, mais pour s’offrir une image d’eux-mêmes, prendre conscience de ce qu’ils partagent et éprouver le rapport à l’autre » (Bonerandi, 2005, p. 92). Cette construction sociale implique plusieurs acteurs. Dans l’exemple des vieilles villes historiques, une exploration de leurs visions, leurs représentations et leur rapport à ce patrimoine permettra de mieux comprendre l’état des lieux des objets et espaces à valeur patrimoniale.

Dans notre cas d’étude, la Médina, ayant connu plusieurs actions de conservation, mobilise les acteurs de la société jusqu’à nos jours. En tant que ville historique, la Médina est un cas d’étude significatif pour l’analyse de la patrimonialisation dans ses processus, ses catégorisations et ses liens. La patrimonialisation, en tant que production humaine, engage à la fois des réalités matérielles et immatérielles assurant le lien entre l’objet patrimonial et sa signification

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