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Terrain de recherche : la Médina habitée par le touriste

Section 2 : Gentrification et patrimonialisation en Médina depuis l’indépendance

I. Gentrification de la Médina et expansion urbaine à Marrakech depuis l’indépendance :

1- Gentrification par les étrangers et rôle des médias

Jusqu’aux débuts des années 2000, Marrakech était considérée par les chercheurs comme une ville faible économiquement. Cela s’expliquait par plusieurs facteurs dont une économie basée sur un tourisme encore à ses débuts, une absence d’industries et un commerce vieillissant (Troin, 1999, p. 240)107. J.-F. Troin. (1999) souligne que « Marrakech représente plus un héritage urbain exceptionnel qu’un pôle conquérant […].

Des citadins peu investisseurs constituent une sorte de frein au dynamisme de la capitale régionale et la rendent différente, quant à ses ambitions, de Fès ou d’Agadir. Ville rurale au tertiaire hypertrophié, Marrakech demeure à certains égards une ville provinciale » (Troin, 1999, p. 240).

Sur le plan national, l’ancienne ville impériale était perçue par les groupes sociaux marocains dominants (les « Fassis », les « Makhzenis » ...) comme n’ayant pas de capacité d’auto-organisation (ibid.). Ainsi, la bourgeoisie de Fès, de Casablanca, de Rabat projetait sur la Médina des images de ville rurale peu raffinée. Les propos de Q.

Wilbaux, décrivent ce désintérêt : « A Fès, il y avait une noblesse fassi proche du Makhzen prête à défendre la cité coûte que coûte, tandis qu’à Marrakech la bourgeoisie était peu importante et pas du tout stabilisée, il n’y avait personne pour défendre les intérêts de cette ville auxquels personne ne croyait » (cité par Coslado, 2015, p. 82)108. Ces représentations négatives sur la cité s’accompagnent, politiquement, d’une mise à l’écart des investissements nationaux - notamment routiers et ferroviaires mais aussi en termes de logement ou de planification urbaine, etc.(ibid.)109.

1.1- Les débuts de l’intérêt des étrangers pour Marrakech :

107 Jean-François Troin, « Maghreb-Moyen-Orient. Mutations », Cdu Sedes, 1996, p240.

108 Cité par Elsa Coslado, thèse de doctorat, 2015, p. 84.

109 Elsa Coslado, thèse de doctorat « Étalement urbain et opérations immobilières périurbaines pour classes moyennes à Marrakech : production, peuplement et modes d'habiter » dirigée par Signoles Pierre, Université François – Rabelais de Tours, 30 novembre 2015, p.82.

Dans les années 1970, une élite européenne et américaine du monde des arts et de la mode se passionne pour la Médina de Marrakech (Escher et Petermann, 2012, p.

189-214). Grâce aux conditions politiques favorables et au développement des capacités techniques (circulation aérienne), Marrakech est devenue une destination de la Jet-set internationale. De plus, à cette époque de nombreux hippies habitaient déjà en Médina (ibid.).

Parallèlement, la création et le développement de plusieurs zones touristiques au Guéliz et à l’Hivernage ont fortement augmenté l’attractivité touristique de la ville.

L’apparition de la première zone hôtelière à l’Hivernage, constituée de grands établissements hôteliers dans les années 1960 et 1970 (Baillard, Bencheikh, Gariépy, Hardy et Poullaouec-Gonidec, 1995) et d’un deuxième noyau hôtelier (établissements de grandes tailles) en 1973 dans le quartier de Semlalia (Bencheikh, 1995) en plus de l’implantation d’hôtels d’envergure dans le quartier du Gueliz ont contribué à offrir un service touristique de qualité.

Ainsi, Marrakech est très vite devenue un lieu de la mode et du design pour les Parisiens en premier lieu, mais également pour les stars d’Hollywood, les acteurs du monde de la mode, de la pop et du cinéma ainsi que les décorateurs et architectes réputés.

Escher et Petermann (2009) en citent plusieurs noms : le couturier français Yves Saint-Laurent et son compagnon Pierre Bergé, la baronne Marie-Hélène de Rothschild, l’épouse du dernier descendant de la dynastie de Krupp (Henriette, dite « Hetti », de Bohlen et Halbach) et de multiples autres célébrités de la finance et des affaires (Escher et Petermann, 2009).

L’exemple du fameux couturier français Yves Saint Laurent et son ami Pierre Bergé est très symbolique. En 1976, ils achètent la maison du Serpent dans la Médina, puis la maison du Bonheur (Coslado, 2015) et enfin en 1980 la villa Majorelle110. « Nous sommes tombés amoureux fous de Marrakech », raconte Pierre Bergé (2008).

Dans ce sens, Pierre Bergé parle de son affection pour la Médina de Marrakech en décrivant ses différentes demeures ; « Dès notre arrivée au Maroc, Yves Saint Laurent et moi avons été fascinés par l’art islamique et nous avons décidé de le collectionner. […] nous nous sommes entourés dans nos différentes demeures de tapis, de cuivres, de broderies, de cuirs, de tissus et de céramiques. […]. Aussi, dès l’acquisition du jardin Majorelle, avons-nous transformé l’atelier du peintre en musée

pour montrer tous les objets que nous avions conservés pendant des années. » (Bergé, 2015)111,

Depuis 2010, Les Jardins de Majorelle devient propriété de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent112. Ce jardin remarquable est actuellement l’une des attractions touristiques les plus emblématiques de Marrakech. Situé à quelques mètres de la Médina, il est édifié sur un terrain acquis en 1923 à Marrakech par le peintre Jacques Majorelle113. La Fondation portant le nom de Majorelle a pour but de sauvegarder ce patrimoine écologique, historique et culturel de la ville.

De son côté, l’architecte Jean Dethier114 disait de Marrakech : « On y découvre encore des témoignages intacts et vivants de la symbiose entre architecture et sensualité, entre construction et séduction. C’est à cette source que viennent se régénérer divers architectes européens ou américains de la nouvelle génération : ils y puisent, tel notamment Ricardo Bofill, l’énergie créatrice d’un renouveau ancré dans le Temps. » (Dethier, 1985, p.49).

L’intérêt pour le patrimoine domestique de la Médina remonte au début des années 1990. Les étrangers sont les pionniers de ce mouvement en faveur d’un « goût pour Marrakech » (Prolongeau-Wade (2006)). Ces gens du Nord qui appartenaient aux mondes de l’architecture, de la mode et des médias ont été à l’origine d’une tendance pour la transformation de l’habitat traditionnel marrakchi en maisons d’hôtes. Ils sont considérés par Hamnet comme des prescripteurs et des « messagers des canons du bon goût » (Hamnet, 1998, p.6).

Ayant résidé en Médina pour plus de 15 ans (années 1990 et 2000) l’architecte belge Quentin Wilbaux est considéré par plusieurs observateurs comme l’initiateur du phénomène de la mise en valeur des riads de la Médina de Marrakech (Escher et Petermann, 2009 ; Van Belle, 2008)115. En 1993, sa restauration de "Dar El Qadi" dans la plus pure tradition marocaine a été un vrai déclencheur (Van Belle, 2008). En faisant appel aux artisans et maâlems116, les rénovations sont réalisées dans l’esprit de la

111 Extrait tiré de la préface de « Collection Pierre Bergé et Yves Saint Laurent : Une passion marocaine », Artcrial, Marrakech, 2015.

112 Dossier de presse, « Le Jardin Majorelle », Ville de Gaillac, 2017.

113 Jacques Majorelle est né à Nancy en 1886 ; il est le fils du célèbre ébéniste Louis Majorelle, cofondateur de l’école de Nancy avec Émile Gallé. il s’éteint à Paris en octobre 1962 (www. jardinmajorelle.com).

114 Jean Dethier, né en 1939, est architecte et commissaire d'expositions de nationalité belge. (Source : http://www.basehabitat.ufg.ac.at/ et Catalogue de la BNF).

115 Entretien avec Q. Wilbaux, J. Van Belle, 2018, www .wallonia.be.

116 Maâlem, Mâalem, maalem, Maâlam, Maâllem ou Mâallem (arabe : ﻣﻠﻢ ), littéralement « celui qui sait » ou « celui qui a un savoir-faire », est, au Maghreb, un maître en matière d'artisanat ou d'arts. Ce titre honorifique est

tradition architecturale marrakchie. Et depuis, plusieurs riads ont été rénovés à l’authentique par Quentin Wilbaux (137 selon Van Belle, 2008) avant que d’autres architectes suivent le même chemin, notamment dans la conversion des habitions traditionnelles en RMH.

En plus du rôle de la « jet-set » occidentale comme premier gentrificateur de la Médina, l’inscription par l’UNESCO de la Médina et de la place Jemaâ El-Fna sur la liste du patrimoine mondial a fortement redéfini l’image de la Médina à l’international (Ernst, 2006 ; Gatin, 2010) (cf. chapitre 1). Cependant, les discours adoptés par les responsables de la ville ne trouvent pas toujours effet sur le terrain (Escher, 2001). En guise d’exemple, les écrits des universitaires (en l’occurrence, M.

Kidira et O. Tebbaa)117, évoquent la Médina avec beaucoup de subjectivité et se contentent d’alerter sur les effets négatifs d’un tel processus sur l’identité du patrimoine matériel et immatériel local.

En 2001 A. Escher, en parlant du phénomène de gentrification pour décrire le processus de remplacement des populations de la Médina par des étrangers plus argentés, constate que cet embourgeoisement du noyau ancien par les migrations Nord-Sud participe d’une concentration de la pauvreté dans les douars extérieurs et dans des

« poches insalubres » de la Médina. Elle parle ainsi d’une ségrégation économique et culturelle nouvelle du centre ancien.

De la même façon, la riyadisation, terme et processus proposés par J.F. Troin (2002) qui décrit un développement inhabituel des maisons d’hôte dans des maisons à cour, modifie la structure sociale, résidentielle et économique du tissu ancien et en détruit les fonctions originelles comme, par exemple, la fonction résidentielle et semi-privée des derbs qui deviennent des espaces commerciaux et des lieux de séjour des touristes. Nous montrerons pour notre part que l’engouement des étrangers pour les palais, riads et dars de la Médina concorde avec ce que J.F. Troin appelle « riyadisation » et décrit comme forme de gentrification par A. Escher.

Ce mouvement s’inscrit, également, dans le sillon des travaux de recherche développés par Q. Wilbaux (cf. chapitre 2). Ce dernier a le mérite d’illustrer que le regard des chercheurs peut avoir un impact sur l’opinion publique, les modes et les

donné aux personnes jugées dignes d'instruire ou de transmettre un savoir-faire. (Fouzia Benzakour, Driss Gaadi et Ambroise Queffélec, Le français au Maroc : lexique et contacts de langues, éd. De Boeck et Larcier, Bruxelles, 2000, p. 249).

tendances. Q. Wilbaux s’est passionné pour la mise en patrimoine des maisons anciennes de Marrakech118 (figure 31). Il a, en effet, été un des pionniers de l’étude mais aussi de la restauration des riads, dont la mode a été instrumentée par les médias européens et marocains, et par les revues de décoration et de tourisme.

Figure 31 : Dar El Qadi, un des riads restaurés par Q. Wilbaux, mis en scène dans le magazine Côté Sud (1998).

1.2- Le rôle des médias :

Dans les années 2000, les passions pour les résidences et le patrimoine de la ville ancienne sont largement relayées par les médias européens et marocains. Ils ont participé à augmenter leur visibilité au niveau international à travers une commercialisation intensive de biens immobiliers dans la Médina, à partir de la fin des années 90 (Kurzac-Souali, 2012). Il paraît que la diffusion, le 14 juillet 1998, d’un reportage intitulé « les Jackpots de l’été » par l’émission-phare Capital de la chaîne française M6 ait été facteur décisif dans la médiatisation de la Médina (ibid.). Il s’agit d’un documentaire qui portait sur l’achat de maisons anciennes à Marrakech et

118 Entretien avec Q. Wilbaux réalisé à Bruxelles, en mai 2010.

Essaouira sous le titre : « J’achète ma résidence secondaire. Une maison de campagne à partir de 100 000 francs ». Dans les reportages, la Médina est désignée comme un paradis à investir, comme nouvel eldorado (M6, Capital, été 1998), comme un ensemble d’espaces patrimoniaux « vierges » et encore vivants (Des racines et des ailes, sur France 3) comme « espace people » (Saga sur TF1) (Ibid.).

Actuellement, il est même difficile de dresser une liste exhaustive des chaines télévisées ayant présenté des émissions sur Marrakech, sa Médina et ses RMH. En guise d’exemple on peut citer « Marrakech, Haut lieu de la JET-SET » par TF1 en décembre 2011, « Les mille et une nuits de Marrakech » par Reportage exclusif de M6 en décembre 2015, « Marrakech, l'impériale : Échappées belles » par France5 en octobre 2017 et tout récemment « Marrakech : la nouvelle destination des stars » par Direct Star en décembre 2018. De plus, plusieurs chaines arabes et marocaines se sont également intéressées à ce sujet. On note à titre d’exemple « Manazil El Maghreb » (Les maisons du Maroc) par El Jazzira (décembre 2010), l’émission marocaine « Ryad » sur TéléMaroc ayant consacré, en 2018, plusieurs épisodes à la Médina Marrakech, ainsi que des reportages réalisés par les chaines marocaines 2M, Medi1 et bien d’autres.

Par ailleurs, la presse écrite valorise le caractère « branché » de Marrakech et les richesses architecturales et patrimoniales de la Médina. Les revues « déréalisent » ainsi la ville en la réduisant à des paysages de loisirs et d’agrément participant à un

« enchantement du monde » (Winkin, 1998 ; p. 138). D’autres journaux et magazines (Maisons du Maroc, Médina, Condé Nast Traveller, Lufthansa-Magazin, etc.) ont proposé des émissions sur le sujet, le riad devenant ainsi « la résidence paradisiaque dans le fabuleux Orient ».

Avec l’expansion et l’utilisation généralisée d’internet, l’intérêt des étrangers pour la Médina s’est amplifié encore plus. Cet outil incontournable facilitant l’accès aux informations, la mise en réseau et la commercialisation établit une proximité avec le lointain géographique et facilite sa consommation par les moyens qu’il donne aux acteurs économiques (publicité, information rapide, vente en direct). Depuis une vingtaine d’années internet a favorisé la diffusion de la ville auprès des internautes du monde entier à travers des blogs, des portails d’information, des sites professionnels du tourisme, etc

C’est ainsi que le rayonnement international de la ville (l’installation des premiers étrangers, le classement par l’Unesco, une commercialisation initiée par des

médias étrangers, etc) a poussé les responsables locaux à « voir » dans la ville un lieu particulièrement favorable pour accueillir les capitaux nationaux et internationaux ; Marrakech et la Médina sont devenus un levier indispensable de la politique des investissements du pays.

2- Connexion à l’espace mondial, expansion urbaine et mobilités

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