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Chapitre 3 : Le temps, moteur de l’activité 47

I. La gestion du temps 47

I.1 Gestion du temps dans les environnements dynamiques

Les contraintes temporelles sont une composante omniprésente de la supervision des situations dynamiques. Par contraintes temporelles, nous entendons toutes contraintes exprimables en termes chronométriques au regard de la réalisation d’une tâche et pouvant, dans de nombreux cas, être liée à la prescription de la tâche. Ces contraintes sont, par conséquent, plus ou moins adaptées au temps nécessaire pour effectuer la tâche. Elles peuvent être objectivées même si elles ne font pas systématiquement référence à une quantification précise. Les contraintes portent principalement sur la fin de la tâche, que celle-ci soit datée (« ex. date limite d’envoi d’un rapport») ou non (ex. devoir terminer une tâche le plus vite possible) ; l’échéance peut être définie par rapport à l’exécution d’une tâche précise mais aussi d’une succession de tâches (ex. terminer un ensemble de tâches avant des congés). Il arrive aussi que des contraintes supplémentaires apparaissent à l’initiation ou en cours de processus, réduisant le temps total disponible pour la réalisation de la tâche (ex. impossibilité de commencer la tâche au moment prévu ou interruption momentanée de la réalisation par nécessité de se consacrer à d’autres tâches).

Certaines des caractéristiques de ces environnements dynamiques et des activités cognitives associées, notamment la prise de décision et la gestion de l’incertitude et de la complexité, sont étroitement liées à la gestion du temps. En situation dynamique, l’incertitude sur le fonctionnement d’un système nuit au développement des connaissances sur ce système et ce, en éludant les possibilités d’anticipation et en perturbant l’exécution normale du cours de l’action (Jobidon, Rousseau et Breton, 2005). Si l’incertitude porte sur la survenue d’un

événement (soit l’incertitude temporelle selon Cellier 1996), elle peut dégrader les performances de l’opérateur en limitant l’anticipation mais aussi la planification de l’action et réduire significativement les ressources disponibles pour l’exécution de cette action. L’incertitude temporelle, liée à l’occurrence des événements dans le temps, peut reposer sur deux niveaux :

- un niveau local associé à l’incertitude des données sur la situation, incertitude qui est fonction de la variabilité des informations temporelles d’une situation donnée. Par exemple, le conducteur aperçoit un cédez-le-passage mais tant qu’il n’a pas de visibilité sur la voie prioritaire, il ne sait pas s’il va devoir s’arrêter ou s’il aura le temps de passer.

- un niveau plus global associé à l’incertitude des connaissances temporelles qui elle, est fonction de la complexité du moment d’occurrence des événements. Par exemple, lorsque le conducteur arrive à un carrefour à 4 intersections comportant toutes des stops, il existe souvent une incertitude portant sur le conducteur qui doit ou va passer le premier.

Selon Jobidon et al. (2005), la complexité sera d’autant plus élevée que le pattern temporel sera composé de durées arbitraires sans rapport les unes avec les autres. Dans leur étude (Jobidon et al., 2005), les auteurs mettent en évidence que l’incertitude affecte de façon négative les performances mais pas les comportements de contrôle. Ainsi, dans le but de diminuer l’incertitude temporelle, les opérateurs organisent leurs actions en se basant sur les régularités et les occurrences temporelles connues. Pour contrôler la situation dynamique, l’individu se construit une représentation mentale de la structure temporelle de cette situation (Carreras, Valax et Cellier, 1999).

Ainsi, la gestion du temps est définie comme la construction d’un compromis entre, d’une part, les caractéristiques d’évolution du processus liées aux réponses de ce processus et aux actions de l’opérateur et, d’autre part, l’état futur des ressources disponibles. L’objectif de la mise en œuvre d’une gestion temporelle est de réduire la complexité de la tâche. Deux grands types de stratégies existent, voire coexistent, pour faire face aux fluctuations d’un processus. La première stratégie est réactive et correspond à une réponse au fur et à mesure de l’apparition des événements. La seconde consiste à anticiper les événements ; il s’agit des stratégies anticipatives. Si l’individu n’a pas accès à la structure temporelle de son activité, il utilise un mode d’attention analytique. En d’autres termes, il quantifie et analyse la complexité des informations qu’il va recevoir. Plus il reçoit d’informations et plus l’intervalle de temps sera jugé long. Ce concept est ainsi proche de ce que Fraisse (1967) appelle la

perception de changements d’unités (cf. II.1). En revanche, si l’individu a accès à la structure temporelle de son activité, il peut anticiper les caractéristiques temporelles de l’activité (Jones & Boltz, 1989). Cependant, lorsque les attentes temporelles ne sont pas en adéquation avec ce qu’il se passe ou s’est passé réellement alors leur estimation temporelle est biaisée (ex. surestimation de la durée d’une activité lors de la survenue d’un ou plusieurs incidents). Eyrolle, Mariné et Mailles (1996) proposent, quant à eux, trois types de stratégies de gestion temporelle dans les environnements dynamiques :

- les stratégies de contournement ; elles consistent à contourner les difficultés liées au délai, en obtenant ou en transmettant des informations intermédiaires par exemple.

- les stratégies de compression ; leur finalité est de réduire les délais en déléguant une ou plusieurs parties de l’activité ou simplement en mettant en œuvre une stratégie anticipatrice.

- les stratégies de compensation ; elles peuvent se mettre en place soit en utilisant des marges de manœuvre prévues initialement soit en réduisant la durée des événements postérieurs au moment où le retard est constaté.

Enfin, en situation dynamique, les contraintes de temps augmentent la probabilité de prendre des risques (Valot, 1996). Par exemple, l’occurrence de risque dans une situation donnée est d’autant plus probable que l’individu doit respecter un horaire ; il peut par exemple être amené à réduire son temps de surveillance du système au détriment des règles de sécurité ou encore, dans le cadre de la conduite automobile, prendre des risques pour gagner du temps (Forrierre, 2008). Les contraintes temporelles peuvent, à l’inverse, être considérées comme un filet de sécurité, une manière pour l’individu de se rassurer et de sécuriser ses actions pour éviter de prendre des risques (ex. limiter le temps de conduite des professionnels pour éviter la fatigue au volant).

Dans tous les cas, qu’il soit lié à l’activité globale, à des périodes plus ponctuelles et/ou à des tâches spécifiques à réaliser, le temps est devenu central dans le cadre professionnel et l’organisation temporelle suscite de nombreuses plaintes de la part des salariés (Roxburgh, 2004).

I.2 Gestion du temps dans l’activité de travail

L’organisation temporelle du travail est un des fondements de l’intervention ergonomique. L'accroissement de la quantité de travail à fournir et, par conséquent, l’augmentation du rythme de travail, se sont généralisées depuis plusieurs années à la quasi-

totalité des activités professionnelles. Par ailleurs, l’intensification du rythme de travail est influencée par une logique taylorienne associée à la flexibilité du travail (Gaudart, Chassaing & Volkoff, 2007), flexibilité que Cabazat, Barthe & Cascino, (2008) identifient comme un des facteurs de stress professionnel. Elle peut porter sur l’emploi, le temps de travail, le travail en flux tendu, les espaces de travail et le contrat de travail lui-même (Brangier, Lancry & Louche, 2004). Étant donné que l’intensification du rythme de travail peut être associée à l’émergence de pression temporelle, cette réalité sociétale peut expliquer l’abondance de la littérature grand public sur la pression temporelle et les liens étroits entre cette pression et le stress.

Dans ce cadre, pour être performant, l’opérateur est souvent contraint d’optimiser son temps de travail. Cette organisation individuelle est une des composantes qui différencie l’activité prescrite de l’activité effective (Leplat, 2004), les limites temporelles de la prescription étant parfois insuffisantes. En effet, la définition même des tâches peut s’avérer complexe et leur gestion constitue en soi une tâche qui prend du temps, malgré le développement d’outils informatiques dédiés.

Le fonctionnement multitâche, soit la réalisation simultanée de tâches différentes (ex. répondre au téléphone en regardant son courrier), tend à se généraliser pour répondre à l’augmentation de la charge de travail (Robinson & Godbey, 1999). Le « bureau mobile », évoqué plus haut, en est aussi un bon exemple (Eost & Flyte, 1998 ; Forrierre, 2008). Les temps de pause peuvent être réduits en cas de pression temporelle liée à la réalisation d’une tâche (Greiner, Krause, Ragland & Fisher, 1998), voire totalement occupés en fonctionnement multitâche (ex. déjeuner en corrigeant des écrits). Toutefois, Rubinstein, Meyer et Evans (2001) rapportent que bien que le but du fonctionnement multitâche soit de gagner du temps, en réalité, il peut être source de perte(s) de temps du fait des ajustements nécessaires à la coordination des différentes actions à effectuer. Ainsi, le fonctionnement multitâche peut renforcer la pression temporelle et ne serait donc pas une simple conséquence de celle-ci (Cœugnet, Charron, Van De Werdt, Anceaux & Naveteur, 2011).

Dans d’autres cas, l’opérateur doit effectuer une tâche clairement identifiée mais qui se décline en une liste de sous-tâches à assurer conjointement : il s'agit d'un fonctionnement

en tâche multiple. Une telle complexification peut également être inductrice de pression

temporelle parfois de façon implicite, notamment quand toutes les composantes de la tâche ne sont pas clairement identifiées ou reconnues. La contrainte temporelle peut alors se « transformer » en pression temporelle lorsqu’elle s’exerce à l’intérieur d’une plage horaire minimale et surtout insuffisante. Grosjean et Ribert-Van De Weerdt (2005, 2010) ont observé

cet effet dans des centres d'appels téléphoniques. Pour mener à bien leur activité, les opérateurs effectuent plusieurs sous tâches (ex. comprendre le problème énoncé, chercher une réponse aux questions techniques, exposer clairement les solutions, poser des questions pertinentes et non intrusives au client). Certaines de ces tâches nécessitent du temps, de la concentration et une vigilance accrue, ce qui n’est pas reconnu par l’entreprise. La saisie informatique des données, qui selon la prescription doit avoir lieu en même temps que l’appel, est difficilement réalisable en pratique et doit ainsi être effectuée rapidement après l’appel. Les téléopérateurs réalisent simultanément à l’appel un « travail émotionnel » (ex. repérer les émotions des clients, l’impact de leur propres émotions), ce qui implique des ressources cognitives et prend du temps.

Lorsque les tâches interagissent entre elles (mobilisation de ressources identiques), une pression temporelle peut émerger du fonctionnement multitâche ou en tâche multiple sous contraintes de temps (Freed, 1998). Ainsi, pour mettre en évidence les conflits et les résoudre, l’opérateur doit évaluer la priorité de chaque tâche en éliminant les tâches les moins importantes, en construisant un délai temporel entre deux tâches de même importance et/ou en sélectionnant des ressources différentes (Freed, 1998). Toutefois, comme les contraintes temporelles empêchent d’effectuer les tâches de manière sérielle et ne facilitent pas toujours l’accès aux connaissances, l’opérateur ne choisira pas toujours les stratégies les plus optimales.

En résumé

L’incertitude et la complexité de la tâche sont des composantes importantes de la gestion du temps dans les environnements dynamiques.

La gestion du temps comprend une composante décisionnelle forte.

La gestion du temps repose sur des stratégies réactives et/ou anticipatrices.

L’intensification du rythme de travail a modifié l’organisation temporelle des individus qui adoptent souvent un fonctionnement multitâche ou en tâches multiples.

Ces types de fonctionnements complexifient la ou les tâches à réaliser et peuvent augmenter la pression temporelle.

Le vécu associé aux contraintes temporelles et l’évaluation des ressources disponibles sera également fonction de la perception individuelle du temps qui passe (trop court ou trop long) qui, comme le développera la partie suivante, relève de mécanismes complexes.

II. La perception du temps