• Aucun résultat trouvé

LE DEPASSEMENT DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

FACTEURS D’INDEPENDANCE DU JUGE PENAL INTERNATIONAL

A. EMERGENCE DE FIGURES NON ÉTATIQUES

Le procès pénal international met de plus en plus au premier plan des figures qui entrent en concurrence avec la personne étatique. Il s’agit principalement des organisations non gouvernementales et de manière plus marginale, des victimes des crimes réprimés par les juridictions pénales internationales.

a) Les organisations non gouvernementales

Si la figure étatique semble absente des procès qui se tiennent devant les TPI, d’autres entités y ont fait leur apparition et contribuent à éloigner un peu plus les Etats de ce processus. Il s’agit en grande partie des organisations non gouvernementales.

Une ONG est « une institution créée par une initiative privée Ŕ ou mixte Ŕ à l’exclusion de tout accord intergouvernemental, regroupant des personnes privées ou publiques, physiques

ou morales, de nationalités diverses »384. Sans but lucratif, une telle institution tente

« d’infléchir ou de corriger l’action des sujets de droit international »385. Serge Sur distingue

les ONG opérationnelles des ONG idéologiques « qui se bornent à des postures normatives, aspirent à devenir des partis politiques internationaux, sans légitimité, sans racines et sans

384

DAILLER (P.), PELLET (A.), Droit international public, LGDJ, 6ème édition, p. 694.

contrôle, et développent une diplomatie parallèle, qui interfère avec les diplomaties étatiques,

sans aucune base démocratique »386.

Grâce à la possibilité qui leur est offerte de comparaître en qualité d’amicus curiae par les

articles 74 des règlements de procédure et de preuve des TPI, les ONG se sont vu conférer une légitimité internationale inespérée même si les signes d’implication des ONG dans le fonctionnement des juridictions pénales internationales ne s’arrêtent pas là.

Les Etats se trouvent donc concurrencés par des entités non gouvernementales jouissant auprès de l’opinion publique mondiale, d’une forte légitimité. Elles se présentent en effet comme « les avocats inlassables de la justice pénale internationale, de la diplomatie du

repentir et des réparations pour les victimes des crimes contre l’humanité »387

, dégageant ainsi un fort capital sympathie. Agissant comme « les sentinelles morales du nouvel ordre

international »388, elles ne manquent pas une occasion de s’opposer aux intérêts étatiques

jugés attentatoires à l’avancée des droits de l’homme.

En consolidant leurs positions devant les juridictions pénales internationales, les ONG peuvent réellement concurrencer les Etats, ce qu’elles étaient finalement incapables de faire sur la scène internationale. Au sein des organisations internationales, les ONG, même si certaines jouissent d’un statut particulier, se contentent de procéder à du lobbying auprès des Etats. En temps normal, les ONG doivent se contenter d’influencer la politique des Etats et même si elles sont généralement bien perçues par l’opinion publique, elles ne jouissent pas de moyens concrets pour contraindre les Etats à agir dans un sens en particulier. Rares sont les forums internationaux qui leur permettent d’être écoutées sans être surveillées ou contredites directement par les Etats.

A contrario, les juridictions pénales internationales permettent aux ONG de s’exprimer dans un cadre judiciaire neutre où les Etats n’ont pas la possibilité de les contredire. Elles bénéficient donc, pour la première fois, d’une tribune objective pour faire valoir leurs positions. Leur légitimité s’en trouve, par conséquent, fortement grandie. Elles peuvent au

386

SUR (S.), « Vers une Cour pénale internationale : la Convention de Rome entre les ONG et le Conseil de sécurité », RGDIP 1999, p. 36.

387 HAZAN (P.), Juger la guerre, juger l’histoire : Du bon usage des commissions Vérité et de la justice internationale, PUF, Paris, 2007, p. 72.

même titre que les Etats ou que les organisations intergouvernementales intervenir en qualité d’amicus curiae. Devant les juridictions pénales internationales, elles se trouvent donc placées sur un pied d’égalité avec les Etats. D’ailleurs, les juridictions pénales internationales, sont compte tenu de leurs objectifs, sont bien plus disposées à accueillir le discours d’organisations dénuées d’arrières pensées politiques ou diplomatiques que celui des Etats, toujours emprunt d’enjeux stratégiques. Pour la première fois, les ONG sont entendues au même titre que les Etats, voire même davantage qu’eux. La figure étatique est dès lors clairement concurrencée par ce processus qu’elle était toujours parvenue à contenir devant les autres instances internationales. L’arrivée des ONG sur la scène judiciaire pénale internationale affaiblit réellement les Etats car, en accueillant leurs témoignages et leurs prétentions, les juges leur confèrent une légitimité que les Etats ne seront plus, par la suite, en mesure de contester.

Dans ce sens, les juridictions pénales internationales ont commencé à modifier les rapports de force qui existaient entre les Etats et les ONG. D’ailleurs, lors des négociations relatives au

Statut de la CPI, les ONG ont pris part aux négociations d’une manière tout à fait inédite389

. Celles-ci se voient d’ailleurs accorder par le Statut un rôle officiel puisque son article 15 relatif à l’auto-saisine du Procureur sur la base de renseignements prévoit au paragraphe 2 que le Procureur dans son travail de vérification des renseignements reçus, « peut rechercher des renseignements supplémentaires auprès d'États, d'organes de l'Organisation des Nations

Unies, d'organisations intergouvernementales et non gouvernementales, ou d'autres sources

dignes de foi qu'il juge appropriées, et recueillir des dépositions écrites ou orales au siège de

la Cour »390. L’article 44 paragraphe 4 prévoit également en cas de circonstances

exceptionnelles la possibilité pour la Cour d’« avoir recours à l'expertise de personnel mis à sa

disposition à titre gracieux par des États Parties, des organisations intergouvernementales ou

des organisations non gouvernementales pour aider tout organe de la Cour dans ses travaux ». Ce personnel qui doit se conformer aux directives établies par l'Assemblée des États Parties peut être affecté au Bureau du Procureur. Les ONG se trouvent donc naturellement assimilées

aux Etats et aux organisations internationales interétatiques391 à travers ces deux articles en

389 « On sait que la Conférence de Rome a été marquée par l’influence de nombreuses ONG, qui ont été de véritables partenaires de la négociation, soit directement, soit indirectement en investissant certaines délégations (…) » in SUR (S.), « Vers une Cour pénale internationale : la Convention de Rome entre les ONG et le Conseil de sécurité », RGDIP 1999, p. 36.

390 Souligné par nous.

391

SUR (S.), « Vers une Cour pénale internationale : la Convention de Rome entre les ONG et le Conseil de sécurité », RGDIP 1999, p. 38.

dépit du fait que « leurs modalités d’organisation et de fonctionnement n’offrent pas de

garanties sérieuses »392.

La CPI officialise également l’apparition des victimes comme entité concurrente à celle des Etats sur la scène pénale internationale.

b) Les victimes

Même si dans un premier temps, il peut paraître paradoxal de considérer les victimes comme

des menaces potentielles à l’égard des Etats393

, force est de constater que le poids qui leur est accordé par la CPI marginalise encore davantage la place accordée aux Etats. En effet, comme le note très justement Antoine Garapon, plus on multiplie les acteurs présents au procès pénal

international, plus on affaiblit le poids des Etats394. L’entrée de nouveaux acteurs diminue

encore le rôle des Etats.

L’article 68 du Statut de Rome intitulé « Protection et participation au procès des victimes et témoins », évite pour la première fois dans l’histoire des juridictions pénales internationales, d’assimiler la victime au témoin. Selon le § 3 de cet article, « (l)orsque les intérêts personnels des victimes sont concernés, la Cour permet que leurs vues et préoccupations soient exposées et examinées, à des stades de la procédure qu’elle estime appropriés et d’une manière qui n’est ni préjudiciable ni contraire aux droits de la défense et aux exigences d'un procès équitable et impartial. Ces vues et préoccupations peuvent être exposées par les représentants légaux des victimes lorsque la Cour l'estime approprié, conformément au Règlement de procédure et de preuve ».

Le Statut de Rome établit donc un système nouveau et unique permettant aux victimes de participer aux procédures de la Cour. Les victimes peuvent ainsi demander des réparations pour les préjudices subis du fait de crimes relevant de la compétence de la Cour. Pour ce faire,

392 Ibid.

393 En effet, « (t)he realisation of justice for the victims of gross violations of international humanitarian law and human rights can only be achieved when victims are able to access justice » in DONAT-CATTIN (D.), « Article 68 », Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court, C.H. Beck. Hart. Nomos, 2008, p. 1294. De plus, si l’on permet aux victimes d’être reconnues comme tels à tous les stades de la procédure, « this would allow them to make a contribution to a transparent and fair trial » (ibid. p. 1300).

394 GARAPON (A.), La montée en puissance du juge, invité du cours de DELMAS MARTY (M.), Chaire d’études juridiques comparatives et internationalisation du droit (cours du Collège de France, 27 février 2006) : les forces imaginantes du droit, la refondation des pouvoirs.

les victimes auront la possibilité d’être assistées par des représentants légaux car « (t)here is

no effective access to justice without skilful and responsible legal representation »395. Le

Règlement de la Cour prévoit en outre la constitution d’un Bureau du conseil public pour les victimes qui fournit aide et assistance au représentant légal des victimes et aux victimes notamment en effectuant des recherches et en donnant des avis juridiques, et en

comparaissant devant une chambre dans le cadre de questions spécifiques396. Ce bureau est le

frère jumeau du Bureau du conseil public pour la défense397. Il a pour objet d’assister les

victimes en leur fournissant notamment des rapports juridiques et une assistance technique lors des audiences. Le bureau peut également être choisi comme représentant légal des victimes lors des procédures devant la Cour. De plus, pour rendre efficaces les droits des victimes, le Greffe informe les victimes des droits qui leur sont accordés et les aide à rédiger les divers formulaires attachés à leur statut.

Parce qu’elles peuvent être représentées par des avocats, les victimes obtiennent « un statut

proche de la « partie civile » »398. Elles acquièrent ainsi quasiment le rôle de partie au procès

pénal international à côté du Procureur et de la Défense. La multiplication des parties au procès pénal international réduit indéniablement la place dévolue aux Etats pour la défense de leurs intérêts. Plus les entités défendant leurs points de vue et leurs positions sont nombreuses, plus le débat se focalisera sur leurs problèmes au détriment de questions plus générales qui intéressaient les Etats. Les juges qui devront arbitrer les allégations à la fois du Procureur, de la Défense et des victimes n’auront donc pas la possibilité matérielle d’arbitrer des questions relevant du droit international public et intéressant en premier lieu les Etats.

Suite à une demande, déposée le 26 mai 2005 par la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), la chambre préliminaire I de la CPI a autorisé six victimes de crimes commis en Ituri et au Nord-Kivu, régions minières de l’Est de la République démocratique du Congo, à participer à la procédure au stade de l’enquête. Ces personnes demandaient à participer à la procédure, que ce soit au stade de l’enquête, du procès ou de la condamnation et à se prévaloir de toutes les dispositions du Statut, du RPP et du Règlement de la Cour relatives aux droits des victimes. La Chambre était donc invitée à reconnaître le statut

395 DONAT-CATTIN (D.), « Article 68 », Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court, C.H. Beck. Hart. Nomos, 2008, p. 1291 (1954 p.).

396 Voir norme 81 du Règlement de la Cour pénale internationale. 397 Voir norme 77 du Règlement de la Cour pénale internationale.

398 BOURDON (W.), DUVERGER (E.), La Cour pénale internationale, Le Statut de Rome, Editions du Seuil, Paris, 2000, p. 203.

procédural des victimes et à les autoriser à présenter leurs vues et préoccupations dans la procédure concernant la situation en République démocratique du Congo. Selon le Procureur, la participation des victimes à la procédure ne pouvait pas s’étendre à la période de l’enquête. La Chambre préliminaire fait droit aux demandes des victimes en considérant que l’article 68-3 du Statut est applicable au stade de l’enquête dans la situation et leur accorde bien le statut juridique de victime dans le cadre de la procédure en cours devant la CPI. Les victimes peuvent donc à ce titre présenter leurs vues et préoccupations, déposer des pièces et demander à la Chambre préliminaire d’ordonner des mesures spécifiques. La Chambre considère que « le Statut confère aux victimes une voix et un rôle indépendants dans la procédure devant la Cour » et que « (c)ette indépendance doit pouvoir s’exercer notamment à l’égard du Procureur

de la Cour pénale internationale afin que les victimes puissent exprimer leurs intérêts »399.

Au-delà des difficultés techniques liées à la participation des victimes à tous les stades de la

procédure400, il existe également un risque important de confusion des rôles entre les victimes

et le Procureur. Ce dernier était d’ailleurs opposé à la possibilité de faire participer les victimes dès le stade de l’enquête, craignant probablement que les victimes ne réduisent sa liberté d’intervention. Dans la mesure où il représente l’ensemble des victimes, il est logique qu’il cherche à garder la maîtrise des enquêtes. Selon Antoine Garapon, la participation des

victimes à un stade précoce du procès désymbolise la justice401. Du côté de la Défense, les

craintes ne sont pas moins vives et se focalisent sur le risque de voir les victimes se

transformer en un « parquet bis »402. Dans l’affaire Lubanga, le Procureur et la Défense ont

d’ailleurs fait conjointement déposer une demande pour les autoriser à faire appel de la décision de la Chambre de première instance relative à la participation des victimes du 18

janvier 2008403. Le fait que l’Accusation et la Défense agissent de concert Ŕ même si leurs

prétentions sont différentes - montre à quel point l’entrée des victimes au procès international

399 CPI, Chambre préliminaire I, Situation en République démocratique du Congo, Version publique expurgée, Décision sur les demandes de participation à la procédure de VPRS 1, VPRS 2, VPRS 3, VPRS 4, VPRS 5 et VPRS 6, 17/01/2006, § 51.

400

BLATTMANN (R.), BOWMANN (K.), « Achievements and Problems of the International Criminal Court : A View From Within », JICJ 2008, vol 6, n°4, p. 728.

401 GARAPON (A.), La montée en puissance du juge, invité du cours de DELMAS MARTY (M.), Chaire d’études juridiques comparatives et internationalisation du droit (cours du Collège de France, 27 février 2006) : les forces imaginantes du droit, la refondation des pouvoirs.

402Ibid.

403 CPI, Chambre de première instance I, Décision relative aux requêtes, introduites par la Défense et l’Accusation, aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision relative à la participation des victimes rendue la 18 janvier 2008, 26/02/2008.

perturbe les schémas traditionnels.

Le procès pénal international voit donc apparaître, dans l’espace laissé vacant par les Etats, des figures non étatiques qui peuvent combiner leurs forces pour augmenter leur impact sur la détermination du droit pénal international. En effet, dans l’affaire relative à la situation en République démocratique du Congo, c’est la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) qui a dépêché un magistrat sénégalais pour aller recueillir 6 témoignages sur le conflit

en RDC. Ces témoins ont ensuite été portés par cette ONG dans leurs démarches404. Dans

cette affaire c’est d’ailleurs un membre de la FIDH, Maître Emmanuel Daoud qui a été nommé représentant des victimes. A l’occasion de son 36ème Congrès, se tenant à Lisbonne du 19 au 25 avril 2007, la FIDH a publié son « Manuel à l’attention des victimes, de leurs représentants légaux et des ONG sur les droits des victimes devant la Cour pénale internationale », officialisant ainsi les liens existant entre les ONG et le corps des victimes.

En s’alliant, les figures non étatiques au procès international décuplent leurs forces et réduisent par voie de conséquence, la place laissée aux Etats pour défendre leur point de vue et imposer leur vision de ce que devrait être la norme pénale internationale.