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SECTION I : LE JUGE APPLIQUE CERTAINES RÈGLES DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

A. LE CONCEPT DE SOUVERAINETE ETATIQUE

Le juge pénal international applique donc le droit international public pour mener à bien sa mission. Il est fréquemment conduit à se prononcer sur des concepts et questions clés du droit international public (A) ainsi que sur des questions plus particulières liées à la conduite des hostilités (B).

§ 1. Les règles de droit international public à caractère général

En vertu de leur mode de création, les juridictions pénales internationales sont autorisées à appliquer le droit international public. Elles se prononcent donc sur des notions fondamentales du droit international public au nombre desquelles la souveraineté des Etats (A). Le droit de la responsabilité internationale fait également l’objet d’une certaine application par les juridictions pénales internationales (B).

A. LE CONCEPT DE SOUVERAINETE ETATIQUE

Le juge pénal international dans sa volonté d’ancrer le droit pénal international au droit international public, détermine les actes pouvant ou non porter atteinte à la souveraineté étatique avant de se livrer à des observations plus générales sur ce concept.

233 ASCENSIO (H.), « La banalité des sources du droit international pénal par rapport aux sources du droit international général », Les sources du droit international pénal, Société de législation comparée, 2004, p. 407. 234 Ibid.

a) Atteintes possibles à la souveraineté

Le TPIY a eu l’occasion d’aborder sous divers angles cette question fondamentale du droit des relations interétatiques. En s’interrogeant sur les contours de la souveraineté étatique et sur ce qui en constitue ou non une violation, le TPIY affiche son intention d’appliquer le droit international public.

Le respect de la souveraineté étatique constitue une règle fondamentale du droit international public. Le droit international public repose en effet entièrement sur le fait que les Etats sont également souverains. L’article 2 § 1 de la Charte des Nations unies précise en effet que l’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres. L’ensemble du droit international est construit autour du principe de l’égalité souveraine des Etats. Même s’il est très difficile de définir le concept de souveraineté étatique, la doctrine s’accorde sur le fait que sur la scène internationale, la souveraineté signifie l’indépendance. D’un point de vue interne, l’indépendance signifie que l’Etat exerce l’ensemble des compétences territoriales et personnelles et que chaque Etat est ainsi libre de choisir son organisation politique, économique et sociale. L’indépendance sur la scène interne et internationale constitue donc le cœur de la souveraineté. A ce titre, les Etats ne sont soumis à aucune autorité internationale et ne peuvent se voir imposer des règles de droit auxquelles ils n’auraient pas consenti. Le principe de la souveraineté étatique n’empêche pas la création d’un droit international dont les règles sont le fruit de la volonté des acteurs étatiques. C’est la nécessité de respecter la souveraineté des Etats qui a façonné la théorie des sources internationales et donc, les modalités de conclusion des traités internationaux et de constatation des règles coutumières.

En se positionnant sur des questions relatives à la souveraineté des Etats, le TPIY affirme son appartenance à l’ordre juridique international. Lors de l’examen de sa toute première affaire, le TPIY a immédiatement dû répondre à une question de droit international public pur : quels sont les titulaires du droit d’invoquer une violation du droit international public ?

La Défense avait choisi de se situer sur le terrain du droit international public pour soutenir l’incompétence du tribunal. Selon Dusko Tadic, la primauté de compétence attribuée au TPIY était illégale car, selon lui, aucun Etat ne peut s'attribuer la compétence de poursuivre des crimes commis sur le territoire d'un autre Etat, à moins d'un intérêt universel « justifié par un

traité ou le droit international coutumier ou une opinio juris sur la question »235. Dusko Tadic soutenait que le TPIY s’immisçait dans un domaine relevant essentiellement de la compétence interne des Etats.

La Chambre de première instance ne fait pas droit aux arguments de l’accusé sur ce point estimant que « l’accusé n’étant pas un Etat, manque de locus standi pour soulever la question de la primauté » car il s’agit d’ « un argument que seul un Etat peut invoquer ou auquel il peut seul renoncer et un droit dans le cadre duquel, clairement, l’accusé ne peut pas se substituer à

l’Etat »236. Le TPIY a donc refusé à l’accusé, en première instance, le droit d’invoquer une

violation du droit international public car seuls les sujets de droit international jouissent de cette faculté.

La Chambre d’appel va pourtant infirmer cette solution quelques mois plus tard afin de

garantir à l’accusé le droit à « une défense totale »237

au nom d’une mutation du concept de la souveraineté internationale. En autorisant de simples personnes physiques à invoquer une violation de la souveraineté étatique, le juge pénal international affirme sa capacité à interpréter et à appliquer le droit international public.

Pourtant, même si Dusko Tadic peut invoquer une violation de la souveraineté étatique, il ne parvient pas à démontrer en quoi cette violation est caractérisée par l’instauration d’un principe de primauté au profit du Tribunal international. Cette affaire a conduit le TPIY à s’interroger sur le fait que sa création ait pu violer la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine. La Cour d’appel rappelle que le TPIY a été créé par le Conseil de sécurité des Nations Unies sur la base du Chapitre VII et que ce type de résolutions s’impose à l’ensemble des Etats membres de la Communauté internationale. De plus, la Chambre constate que la République de Bosnie-Herzégovine n’a pas contesté la compétence du Tribunal international et qu’elle en a même à diverses reprises approuvé la création. Le Président de la République de Bosnie-Herzégovine a adressée une lettre au Secrétaire Général des Nations Unies le 10 août 1992 et la Bosnie-Herzégovine a adopté, à la demande du TPIY, un décret-loi sur le déferrement. La Chambre d’appel prend également soin de préciser que la République fédérale d’Allemagne

235

Mémoire de la Défense en première instance, par. 6.2.

236 Affaire Tadic, Chambre de première instance, Décision relative à l’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par la Défense, 10/08/1995, § 41.

237

Affaire Tadic, Chambre d’appel, Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, 2/10/1995, § 55.

qui a procédé à l’arrestation de l’accusé, coopère également avec le TPIY. En affirmant que cet Etat coopère de manière publique avec lui, le TPIY affirme indirectement ne pas porter atteinte à sa souveraineté.

De manière plus ponctuelle, le TPIY est également appelé à se prononcer sur des éventuelles atteintes à la souveraineté étatique. Dans l’affaire Nikolic, le TPIY a déclaré que « la participation manifeste d’un État à un enlèvement forcé peut soulever de graves questions quant au respect de la souveraineté de l’État lésé »238. Ce sera particulièrement le cas si les deux Etats étaient liés par des traités d’extradition et que l’État lésé proteste et demande le retransfèrement de la personne enlevée. Dans cette affaire, l’accusé avait été enlevé par des personnes privées avant d’être remises à la SFOR puis transféré au Tribunal. Il soulevait donc une exception d’incompétence du Tribunal à son égard en raison d’une violation de la souveraineté de la RFY. Cette violation de la souveraineté de la RFY justifierait que le TPIY

refuse d’exercer sa compétence ratione personae. Toutefois, la Chambre de première instance

ne considère pas qu’en l’espèce la souveraineté de l’Etat ait été violée. En effet, ce qui pouvait être perçu comme une atteinte à la souveraineté entre deux Etats juridiquement égaux et souverains cesse de l’être en présence d’une juridiction internationale qui obéit, non pas à un Etat, mais à la Communauté internationale.

Le TPIY s’est également prononcé sur la question de savoir si la RFY possédait la qualité de membre des Nations Unies entre 1992 et 2000. Cette question purement internationale a été

tranchée de manière positive dans l’affaire Milutinovic239

.

Au delà de ces exemples bien précis, le TPIY s’est également livré à des observations de nature plus générale sur le concept de souveraineté.

b) Discussion générale sur le thème de la souveraineté

Toujours dans l’affaire Tadic relative à l’exception d’incompétence, la Chambre d’appel constate que le caractère des crimes reprochés à l’accusé « ne touchent pas les intérêts d’un

238 Affaire Nikolic, Décision relative à l’exception d’incompétence du tribunal soulevée par la défense, Chambre de première instance II, 9/10/2002, § 99.

239

Affaire Milutinovic et consorts, décision relative à l’exception préjudicielle d’incompétence, Chambre de première instance, 6/05/2003.

seul Etat mais heurtent la conscience universelle »240. Ce type d’argument vise à dépasser la souveraineté étatique comme mode d’organisation de la société internationale. En plaçant la conscience universelle au centre de son raisonnement, le juge minimise l’atteinte qui pourrait être portée à la souveraineté étatique. Cette attitude n’est pas anodine lorsque l’on analyse les rapports qu’entretient le juge pénal international à l’égard du droit international public.

Particulièrement confiant quant à son aptitude à appliquer le droit international public, le TPIY se livre même à des réflexions de nature générale sur le concept de souveraineté internationale. Dans l’affaire Tadic, la Chambre d’appel du TPIY considère en effet que « (l)a souveraineté était autrefois un attribut sacro-saint et inattaquable de l'Etat mais ce concept a récemment souffert d'une érosion progressive sous l'influence des forces plus libérales actives

dans les sociétés démocratiques, en particulier dans le domaine des droits de l'homme »241. De

plus, « (c)e serait une parodie du droit et une trahison du besoin universel de justice si le concept de la souveraineté de l'Etat pouvait être soulevé avec succès à l'encontre des droits de

l'homme »242. Toujours dans la même affaire la Chambre d’appel du TPIY remarque que

« (u)ne approche axée sur la souveraineté de l'Etat a été progressivement supplantée par une

approche axée sur les droits de l'homme »243.

Le juge pénal international adopte une vision très progressiste de la notion de souveraineté qui lui permettra, par la suite, de développer les règles du droit pénal international. En affirmant que le concept de souveraineté est en pleine mutation, le juge amorce en réalité un raisonnement qui lui permettra de faire évoluer le droit international. Se prononcer de la sorte sur des évolutions en cours, c’est aussi, d’une certaine manière, tenter d’influencer la perception qui s’en dégage effectivement. Le juge pénal international fournit donc une lecture des transformations de la société internationale. Cette lecture qui semble proposée de manière tout à fait objective n’est pourtant pas dénuée d’arrière-pensées. C’est en façonnant une vision évolutive de la souveraineté étatique et du droit international en général que le juge pénal international pourra par la suite, tenter de modifier et de développer certaines notions.

240

Ibid, § 57.

241 Affaire Tadic, Chambre d’appel, Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, 2/10/1995, § 55.

242 Ibid., § 58. 243

Ibid., § 99. Nous ne partageons pas cette analyse de la mutation du concept de souveraineté, voire de sa disparition au profit de l’idéologie des droits de l’homme. Les droits de l’homme se sont construits et ont avant tout prospéré au sein d’Etats exerceant une souveraineté, interne et internationale. La consécration des droits de l’homme au niveau international ne peut pas remplacer la notion de souveraineté. Les droits de l’homme progressent et se développent au sein des Etats qui sont et demeurent souverains.

À travers ces exemples, nous voyons que le TPIY n’hésite pas à se prononcer sur des questions de droit international public « général ». Décrivant les évolutions du concept de souveraineté et identifiant même certaines des atteintes qui pourraient lui être portées, le Tribunal s’affirme comme un véritable juge international, apte à se prononcer sur des questions fondamentales du droit international public. C’est également en poursuivant cet objectif que le TPIY met en œuvre certaines règles du droit de la responsabilité étatique.