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LE DEPASSEMENT DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

FACTEURS D’INDEPENDANCE DU JUGE PENAL INTERNATIONAL

B. DÉFAUT DE MÉCANISME D’INTERVENTION INDIRECTE

Absents du procès pénal international, les Etats ne parviennent pas réellement à faire valoir

leurs positions, même de manière indirecte par le biais d’une intervention en qualité d’amicus

curiae. De plus, le personnel des juridictions pénales internationales ne constitue pas un relais approprié à leurs revendications.

a) Faiblesse de l’intervention en qualité d’amicus curiae

Le terme d’amicus curiae signifie littéralement « ami de la Cour » et désigne « la faculté

attribuée à une personnalité ou à un organe non-partie à une procédure judiciaire de donner

des informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de droit ou de fait »357. Ce

concept procédural issu de la common law permet de désigner « une série de procédures

permettant à des tiers de faire valoir leur point de vue dans une procédure sans y être parties,

et sans intervenir »358. L’usage de cette technique est longtemps resté marginal en droit

international359 avant de connaître un développement intéressant notamment devant les

tribunaux administratifs internationaux, devant les Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme et devant les juridictions pénales internationales. Le tiers se voyant attribué

la qualité d’amicus curiae « en principe désintéressé »360 et « le dispositif de la décision de

357 SALMON (J.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 62.

358

SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, Montchrestien, Paris, 2005, p. 304.

359 « Plus frileuses et plus sages que les juridictions internes, les juridictions internationales n’accueillaient jusqu’à présent leurs amis qu’avec circonspections » in ASCENSIO (H.), « L’amicus curiae devant les juridictions internationales », RGDIP 2001, p. 898.

justice à intervenir ne doit normalement pas l’affecter en propre »361

. Carlo Santulli souligne également les dangers inhérents à cette institution en ce qui concerne le contentieux répressif362.

L’article 74 du Règlement de procédure et de preuve du TPIY prévoit qu’ « (u)ne Chambre peut, si elle le juge souhaitable dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, inviter ou autoriser tout Etat, toute organisation ou toute personne à faire un exposé sur toute question qu’elle juge utile ». L’article 74 du Règlement de procédure et de preuve du TPIR prévoit quant à lui qu’« (u)ne Chambre peut, si elle le juge souhaitable dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, inviter ou autoriser tout Etat, toute organisation ou toute personne à comparaître devant elle et lui présenter toute question spécifiée par la Chambre ». Les tiers autorisés à présenter un exposé ou à comparaître sont divers ; il peut s’agir

d’organisations gouvernementales ou non gouvernementales363

, de particuliers364 mais

également d’Etats qui occupent une place de choix dans cette énumération.

La possibilité offerte aux Etats de comparaître devant les TPI en qualité d’amicus curiae

est-elle de nature à compenser leur absence aux autres stades du procès pénal international ?

Pas réellement car s’ils peuvent intervenir de manière indirecte, ils n’ont pas la qualité de

partie et leurs prétentions « ne sont pas des conclusions »365, « (l)eurs argumentations n’ont

pas même le statut de moyens, et la juridiction n’a pas à les prendre en considération dans sa

motivation »366. De plus, avant de pouvoir concrètement déposer un mémoire, les Etats

doivent y être autorisés par le Tribunal. Enfin, l’intervention de l’Etat à l’instance est très dépendante des besoins réels de la juridiction. Ainsi, la Belgique a été autorisée à déposer un mémoire relatif à la compétence du TPIR pour poursuivre Théoneste Bagosora sur la base de l’instance, Paris, Pedone, 2005, p. 86.

361 Ibid.

362 « S’agissant des procédures pénales, la technique est dangereuse qui risque d’attirer sycophantes et amoureux des châtiments, et de troubler les apparences très nécessaires à l’indépendance. Surtout, dans la répression internationale, l’égalité des parties, déjà mise à mal dans les faits par la disproportion liée aux moyens pratiques du Procureur, a pu être « affectée » en droit, sur certaines questions, par la disproportion entre l’espace occupé par l’accusé, et mes mémoires cumulés du Procureur et des amici procuratoris venus à son secours » SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, Montchrestien, Paris, 2005, p. 305.

363 Dans l’affaire Tadic, l’association Juristes sans frontières intervient en qualité d’amicus curiae.

364

Lors du procès d’Anto Furundzija, la Chambre de première instance (10/12/98) a autorisé onze spécialistes des droits de la femme en droit international à déposer un mémoire. Elle a également choisi Timothy McCormack pour ses compétences en droit international dans le cadre du procès de Slobodan Milosevic.

365

SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, Montchrestien, Paris, 2005, p. 304.

l’article 3 du Statut pour les meurtres commis le 7 avril 1994 par les forces armées rwandaises

à l’encontre de dix ressortissants belges membres de la MINUAR367

.

Dans cette affaire, la Belgique avait évidemment un intérêt à intervenir à l’instance compte tenu de l’attaque dont avaient été victimes ses ressortissants et comme le remarque Carlo

Santulli, les Etats ou autres entités qui désirent obtenir la qualité d’amicus curiae prennent

rarement part à un commerce désintéressé368. En toute hypothèse, la possibilité pour un Etat

de sauvegarder ses intérêts essentiels, qu’il s’agisse de ses ressortissants dans cette hypothèse ou de ses intérêts souverains directs, ne doit pas être confondue avec la possibilité pour les Etats de prendre part à l’application du droit international public. Ce n’est pas parce que quelques Etats ont la possibilité de déposer des mémoires et éventuellement d’intervenir à l’instance que les intérêts des Etats sont en général préservés. Les Etats n’interviennent qu’au cas par cas, après y avoir été autorisés par les chambres sur des sujets précis sans pouvoir - ou sans vouloir Ŕ se prononcer sur l’évolution plus large du droit international.

Les Etats s’ils ont la possibilité d’intervenir en tant qu’« ami de la Cour », n’en font qu’un usage limité. Deux hypothèses générales sont à distinguer : soit l’Etat est directement intéressé par le conflit armé en discussion devant le Tribunal, soit il lui est totalement étranger (l’exemple de la Belgique se situe entre les deux puisque le conflit n’a pas eu lieu sur son territoire mais que certains de ses ressortissants se sont trouvés sur le théâtre des opérations).

La République de Croatie a introduit le 30 avril 1996 une requête en vue d’être autorisée à

comparaître en qualité d'amicus curiae pour toutes les questions mettant en cause sa

responsabilité, ses droits et ses intérêts juridiques. Il semble tout à fait logique qu’un Etat issu de la dislocation de la Yougoslavie puisse faire valoir ses positions afin de préserver sa souveraineté car celle-ci pouvait se trouver mise en danger par certaines décisions du

Tribunal. Cette demande a toutefois été refusée369 sans préjudice pour la Croatie de présenter

à nouveau sa demande à l’occasion du procès.

367

Bagosora, Chambre de première instance II, 6/06/98, Decision on the amicus curiae application by the government of the Kingdom of Belgium.

368 SANTULLI (C.), « Qu’est-ce qu’une juridiction internationale ? », AFDI 2000, p. 62.

369

Rajic, IT-95-12-R61, Chambre de première instance, Ordonnance relative à la demande de la Croatie de comparaître en qualité d’amicus curiae, 26/05/96.

Dans son rapport annuel à l’Assemblée générale des Nations unies370

, le TPIY a souligné que dans le cadre de l’affaire Erdemovic, la Chambre de première instance avait examiné une requête du Procureur le 28 mai 1996 en présence du conseil d'Erdemovic et d'un représentant de la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro). Le Tribunal souligne que

ce dernier assistait à l'audience en qualité d'amicus curiae.

En relation avec l’affaire Tadic, le gouvernement américain avait déposé en qualité d’amicus

curiae un mémoire371. Les Etats-Unis ont renouvelé cette démarche en appel.

Le TPIY accueille de manière positive ce type d’initiatives372

et insère le contenu des mémoires dans son raisonnement comme témoigne cet extrait :

« Bien que le texte des Conventions puisse sembler ambigu et que la question ne soit pas

définitivement tranchée (voir, par exemple, (Amicus Curiae) exposé du gouvernement des

Etats-Unis d'Amérique concernant certains arguments présentés par le Conseil de la Défense

dans l'affaire Le Procureur c/ Dusan Tadic, 17 juillet 1995, affaire no. IT-94-1-T, par. 35-36

("Mémoire d'amicus curiae des Etats-Unis")), on s'accorde généralement à penser que les

dispositions relatives aux infractions graves établissent une compétence contraignante universelle uniquement en ce qui concerne les infractions aux Conventions commises dans

des conflits armés internationaux »373.

Les déclarations des Etats en tant qu’amicus curiae peuvent également être utiles au TPIY

pour déterminer la teneur du droit coutumier. Après avoir souligné que pour les Etats-Unis, les dispositions relatives aux "infractions graves" de l'article 2 du Statut du Tribunal international s'appliquent aux conflits armés de caractère non-international comme à ceux de caractère international, la Chambre d’appel considère que :

« Cette déclaration, que ne vient étayer aucune jurisprudence, ne semble pas être justifiée en ce qui concerne l'interprétation de l'article 2. Néanmoins, vue sous un autre angle, on ne saurait nier sa portée : elle énonce l'opinion juridique de l'un des Membres permanents du Conseil de sécurité sur une question juridique délicate. A ce titre, elle fournit le premier indice

d'un changement possible de l'opinio juris des Etats. Si d'autres Etats et organes

internationaux en viennent à partager cette opinion, un changement du droit coutumier relatif

à la portée du régime des "infractions graves" pourrait se concrétiser progressivement »374.

Le mémoire déposé par les Etats-Unis permet ainsi, selon le TPIY, d’exprimer l’opinio juris de cet Etat. Ce document revêt donc un intérêt non négligeable en ce qui concerne la

370 A/51/292 - S/1996/665, § 29.

371 Tadic, Chambre de première instance, 10/08/95.

372

Tadic, Chambre d’appel, 2/10/95 §7 : « La Chambre d'appel a, en conséquence, entendu les Parties sur tous les points soulevés dans les conclusions. Elle a également lu les mémoires d'amicus curiae présentés par Juristes sans frontières et le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique, auxquels elle fait part de sa gratitude ».

373

§ 79.

découverte d’une norme coutumière émergente. Compte tenu de l’influence exercée par les

Etats-Unis sur la scène internationale et donc sur le droit international tout entier375, il est tout

à fait logique que le Tribunal saisisse l’occasion qui lui est donnée de connaître la position américaine. D’ailleurs, comme le remarque Hervé Ascensio, alors que d’autres mémoires ont été déposés et pris en considération, « (s)eul le mémoire des Etats-Unis est explicitement utilisé sans référence aux arguments de l’une ou l’autre partie et à propos d’un point de droit

spécifique »376. Ce mémoire a donc eu une influence sur la décision du juge et sur l’évolution

du droit international en général377.

Dans la pratique des TPI la prise en compte de ce genre de mémoire est pourtant très rare ; il

est par conséquent impossible d’affirmer que la technique de l’amicus curiae permet de

pallier l’absence des Etats à l’instance.

b) Impossibilité de faire appel au personnel des juridictions

Les juridictions pénales internationales qui n’incluent pas les Etats à l’instance ne leur laissent pratiquement aucune chance de faire prévaloir leur interprétation du droit, même de manière indirecte, par le biais du personnel judiciaire. Les Etats ne peuvent relayer leurs positions ni par le biais des juges présents ni par celui du Procureur.

Mina Manouvel soutient qu’en nommant des juges à la CIJ, les Etats maintiennent leur

contrôle sur la production du droit international378. En effet, par les différentes opinions qu’ils

peuvent adopter, les juges imposent la vision du droit international propre à leur Etat. La possibilité offerte aux juges de formuler des opinions séparées dans le Statut de la CIJ permet ainsi de protéger la souveraineté des Etats qui contrôlent, par ce biais, l’évolution de la norme en question. En effet, l’opinion séparée est « de nature non pas à relativiser l’aptitude de la décision de la Cour à trancher le différend concret qui lui est soumis, mais à relativiser la portée jurisprudentielle de cette décision au point d’empêcher d’acquérir valeur de

375 Les conséquences dommageables de l’opposition des Etats-Unis à la création de la Cour pénale internationale ou au Protocole de Kyoto en constituent en excellent exemple.

376

ASCENSIO (H.), « L’amicus curiae devant les juridictions internationales », RGDIP 2001, p. 923-924.

377 Ibid. p. 926.

378

MANOUVEL (M.), Les opinions séparées à la Cour internationale : un instrument de contrôle du droit international prétorien par les Etats, L’Harmattan, 2005, 381 p.

précédent »379 . Selon Mita Manouvel, il importe pour les Etats « de contrôler autant que faire

se peut cette création prétorienne »380. Les opinions séparées agissent alors comme autant

d’instruments de contrôle concourant « à faire que la définition et l’interprétation de ce qu’est

le droit international n’échappent pas aux Etats »381

.

Devant les juridictions pénales internationales, les Etats ne peuvent pas nommer de juges afin de défendre leurs intérêts comme c’est le cas devant la CIJ. Nommés pour effectuer une tâche qui dépasse la résolution d’un différend ponctuel, les juges ont le sentiment de mener une mission qui dépasse le simple jeu des intérêts étatiques. De plus, les juges des juridictions pénales internationales ne sont pas nécessairement des spécialistes du droit international public, nombreux sont en effet des spécialistes du droit pénal. Ils sont, par conséquent, moins en mesure de défendre la souveraineté de leurs Etats respectifs.

Même si les Etats ne sont pas présents à l’instance, on peut imaginer qu’ils soient représentés de manière indirecte pas le Procureur. En effet, dans le cadre des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda le Procureur représente en réalité

l’ONU382

qui procède des Etats. Le lien entre les Etats et le Procureur n’est qu’indirect car une fois constituée grâce à la concordance des volontés étatiques, l’organisation internationale acquiert une existence et une personnalité juridique propres. On ne peut pas réellement considérer que le Procureur soit à même de représenter les intérêts des Etats. En raison de la nature de sa mission, le Procureur a légitimement tendance à requérir une interprétation large des infractions pénales existantes.

Devant une juridiction internationale, cette tendance est renforcée par le caractère lacunaire du droit pénal international. Le droit pénal est longtemps resté du domaine exclusif des Etats et ce n’est que récemment qu’il a fait ses premières apparitions sur la scène internationale. Droit largement coutumier mais non codifié, son contenu est plus qu’un autre susceptible de fluctuer au gré des prétentions des parties. Le Procureur adoptera donc une interprétation extensive des infractions afin de permettre une meilleure répression internationale. De par

379

MANOUVEL (M.), Les opinions séparées à la Cour internationale : un instrument de contrôle du droit international prétorien par les Etats, L’Harmattan, 2005, p. 16-17.

380 Ibid. 381 Ibid. p. 20.

382

« (l)a procédure internationale oppose le criminel prétendu et une organisation internationale, représentée par le procureur » in SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, Montchrestien, Paris, 2005, p. 32.

l’essence de sa fonction, le Procureur n’est donc pas à même de défendre les intérêts des Etats devant les juridictions pénales internationales.

En effet, les demandes du Procureur visant à une interprétation extensive des conventions et coutumes existantes vont à l’encontre d’une certaine vision de la souveraineté étatique. En effet, les Etats ne maîtrisent plus l’évolution du contenu du droit qu’ils ont choisi d’adopter. Cette évolution est influencée par un organe dont la mission le pousse à ne pas défendre les intérêts étatiques. Il est d’ailleurs difficile d’accéder à la source des intérêts étatiques. Ceux-ci sont par nature diversifiés, mais les débats relatifs à la création de la Cour pénale internationale fournissent à cet égard un indicateur non négligeable. Avant tout, il convient de constater que le projet de création d’une juridiction pénale internationale permanente n’a abouti qu’après de nombreuses années de négociations alors même que la question de l’existence de la juridiction n’était pas le seul point d’achoppement entre les Etats. La définition des infractions a également été au cœur des débats et il ressort qu’en général, les Etats sont réticents à étendre la définition des crimes internationaux ; ils ont tendance à essayer de les contenir dans des limites étroites.

A titre d’exemple, les Etats ont refusé d’inclure le crime de terrorisme dans la compétence de la CPI et l’article 124 du Statut permet à tout Etat de retarder à son égard la compétence de la Cour en ce qui concerne les crimes de guerre. Les Etats cherchent à limiter les possibilités pour leurs nationaux d’être attraits devant une juridiction pénale internationale car « d’une manière ou d’une autre, derrière les criminels jugés se cachent presque toujours leurs Etats

nationaux »383. Ils craignent particulièrement pour leurs militaires mais également pour leurs

dirigeants qui sont en première ligne des négociations. Même si le droit international naît de la volonté des Etats et est donc par nature protecteur vis-à-vis de ces derniers, les engagements qui sont contractés sous son emprise sont voués à lier l’Etat pour de nombreuses années. Tous les traités ne sont pas perpétuels mais l’engagement étatique a souvent de lourdes conséquences pour l’avenir. Il est donc logique que les gouvernants réfléchissent de manière approfondie avant d’engager leur Etat.

383

KARAGIANNIS (S.), « La multiplication des juridictions internationales : un système anarchique », La juridictionnalisation du droit international, Pedone, Paris, 2003, p. 61.

Dans le cadre des juridictions pénales internationales, les Etats ne peuvent donc pas faire valoir leurs positions que ce soit de manière directe ou indirecte. Plusieurs conséquences en découlent.

§2. Conséquences de cette carence

La carence étatique à l’instance pénale internationale permet à des figures non étatiques d’apparaître et de solidifier leurs positions (A) en même temps qu’elle marque une perte d’adhérence des Etats sur la norme pénale internationale (B).