• Aucun résultat trouvé

Recensement et classement typologique du patrimoine baroque des Hautes

II.1 Contexte géographique, historique et sismique de l’aire étudiée - -émergence du baroque savoyard

II.1.3 Effervescence artistique : de nombreux facteurs

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, après des décennies de guerres et de nombreuses épidémies qui ont ravagé la Savoie, le duché connaît une effervescence artistique très importante. Plusieurs causes expliquent cet essor artistique dans notre zone d’étude.

a Contre-Réforme et Concile de Trente

L’Europe de l’époque moderne est agitée par une grave crise religieuse. Confrontée à l’adhé-sion d’une partie de l’Europe aux diverses réformes protestantes, l’Église catholique réagit de deux façons. D’une part elle engage une répression, faible en Savoie car les protestants sont peu nombreux, excepté dans le Chablais occupé par les Bernois mais reconverti par Saint François de Salles (Meyer, 2013). D’autre part elle se réorganise lors des trois sessions du concile de Trente : 1545-1549, 1551-1552, 1562-1563. Les réformes tridentines se concentrent sur une mise au point théologique dont nous ne parlerons pas ici et sur un effort disciplinaire pour assurer au clergé et aux lieux de culte une décence indispensable. Ce point est capital pour comprendre la vague de constructions dans notre zone d’étude.

Toute la hiérarchie religieuse est soumise à un cadre d’obligations. Les curés doivent pas-ser par le séminaire, et pas-seront donc au fait des nouvelles règles architecturales. Les évêques doivent procéder à des visites pastorales fréquentes pour inspecter les paroisses, lieux de cultes et villageois. Celles-ci sont le moment d’imposer des réparations voire des reconstructions.

D’un point de vue matériel, le concile renouvelle l’architecture en imposant des règles qui visent à montrer le sacré et à le séparer du profane, comme les "Instructions sur la construction et l’aménagement des églises" de Saint Charles Borromée parues en 1573. La nouvelle église doit être séparée des habitations, construite sur une hauteur et entourée d’un terre-plein suffisant. Elle doit être orientée à l’Est, avec le chœur surélevé de quelques marches. Son extérieur doit être blanchi à la chaux. Les changements liturgiques imposent aussi une modification des plans. Contrairement aux églises gothiques conçues pour les processions, avec un déambulatoire derrière l’autel, l’église baroque est dédiée à la prédication. On y trouve une nef large, une chaire ouvragée en position surélevée. Le Concile a aussi réaffirmé le dogme de la présence réelle du Christ dans l’hostie, qui doit désormais être conservée dans un somptueux tabernacle, au cœur de l’église pour être vu de tous les fidèles. Il est enchâssé dans le retable principal qui, placé contre un chevet maintenant plat, est l’aboutissement de la composition. Pour mieux catéchiser les paroissiens, l’église doit aussi être lumineuse et décorée d’un grand nombre d’œuvres d’art célébrant la gloire de Dieu et de l’Église.

Les états savoyards du Duché sont des bastions de la Contre-Réforme catholique, avec la multiplication des nouveaux ordres religieux comme les frères Capucins et les Jésuites ou les Bernardines et les Visitandines, nées en Savoie. Le Nord et l’Ouest sont des terres de missions où un prosélytisme acharné doit reconquérir les anciens paroissiens devenus protestants au siècle précédent. De nouvelles confréries comme celle du rosaire, beaucoup plus encadrées par les curés que celles du Saint Esprit, plus traditionnelles et indépendantes, se multiplient et sont souvent les instigatrices de la construction d’une nouvelle église respectant les règles tridentines. Pourtant les grandes vagues de reconstruction, 1630-1680 en Maurienne, 1670-1690 dans le Beaufortain, 1680-1710 en Tarentaise et 1680-1720 puis 1760-1790 dans le Faucigny, sont tardives par rapport à la publication des Acta en 1599. En effet, l’influence gallicane de la France s’est d’autant plus fait sentir que, nous l’avons montré, les diocèses savoyards dépendaient des diocèses français. Le Sénat s’est donc opposé à la parution des Acta, parus en Savoie en 1657 seulement, et l’application des directives conciliaires resta soumise au bon vouloir des évêques.

b Apaisement et implication politique

L’essor des constructions d’églises traduit aussi de profonds changements politiques après la quasi-disparition des États de Savoie à la fin du XVIe siècle. À l’issue de la troisième campagne des guerres d’Italie, guerres récurrentes opposant la France à l’Empire de Charles Quint, la France récupère en 1536 toutes les possessions du Duché, à l’exception de quelques villes. Ces campagnes ont particulièrement affaibli la Savoie montagnarde, zone de passage obligé. Le traité

du Cateau-Cambrésis en 1559 puis la guerre contre Berne permettent à Emmanuel-Philibert de recouvrer ses terres. Mais il doit consolider ses possessions, ce qui nécessite le développement définitif d’impôts directs et indirects pour alimenter efficacement le Trésor, donc des réformes administratives, fiscales et judiciaires. En contrepartie de cet effort financier, l’état développe plus largement les services déjà dits "publics" comme la justice et l’aménagement du territoire, conduisant notamment à une remise en état des routes laissées à l’abandon. À la fin du XVIIe, l’Intendance Générale est créée pour construire des bâtiments, des ponts, entretenir les routes et endiguer les torrents. Sans regrouper la majorité des architectes des nouvelles églises, elle participe de la dynamique générale et apporte des modèles neufs à copier, comme les églises de Héry-sur-Ugine, Marthod ou Saint-Nicolas-la-Chapelle. Ces architectes ont le plus souvent été formés à l’université de Turin et non sur le terrain. De plus les échanges avec l’autre côté des Alpes redeviennent plus aisés. En 1629, le duc Charles-Emmanuel I ratifie un traité avec la France et engage une politique d’alliances matrimoniales qui assure la paix en Savoie jusqu’en 1690. Celle-ci est propice au développement des arts et à l’importation d’un nouveau style, le baroque. Christine de France, mère de Charles-Emmanuel II, institue la "Congregazione ad Università dei Pittori, Scultori ed Architteti" liée dès 1675 à l’Académie de Saint-Luc à Rome.

Le pouvoir politique doit aussi gérer les conséquences de la Réforme. Depuis que Genève a fait sécession, tout le pourtour du Léman s’est converti à un protestantisme militant, qui menace sérieusement les États de Savoie et leur position de portier des Alpes. Le pouvoir opte pour une politique apostolique de mission afin de ne pas s’aliéner une partie de la population. Surtout après la croisade pacifique de Saint-François de Sales pour l’évangélisation du Chablais, l’État de plus en plus centralisé appuie de tout son poids l’action du clergé tridentin, qui contribue localement au maintien territorial de ses possessions. Il consacre dans la législation civile les dogmes chrétiens, multiplie les soutiens financiers en faveurs des constructions religieuses, dont les églises de montagne. Cet interventionnisme explique que les édifices romans ou gothiques abondent toujours en Provence ou Dauphiné, alors qu’ils ont presque disparu du duché de Savoie et du comté de Nice.

c Age d’or des communautés villageoises

Il existe toutefois un intermédiaire entre le clergé soutenu par le gouvernement et la nouvelle église. Seules les régions des hautes vallées ont réellement mis à exécution les recommandations pressantes des autorités religieuses. La liberté dans les hautes vallées a toujours été plus grande que dans le bas des vallées, car le seigneur est loin et les terres peu accessibles. De plus, le mouvement d’émancipation vis-à-vis de l’univers seigneurial féodal y a été particulièrement marqué à la fin du XIIe siècle. De petites communautés humaines, regroupées autour de leur église sans distinction de seigneurie, se sont organisées pour défendre leurs droits forestiers d’affouage et de pâturage sur les terres non strictement cultivées, ce qui a conduit à la naissance juridique d’un patrimoine communal (Bernard, 1967). Aujourd’hui encore, certaines communes de Haute-Maurienne et de Haute-Tarentaise sont constituées à 80% de parcelles communales.

Au début du XVIIe siècle, ces communautés ont transformé radicalement le mode de mise en valeur du sol alpin et mis en place une exploitation collective originale très aboutie, qui leur permet de dégager un excédent financier collectif. Contrairement aux schémas courants fondés sur une production céréalière, impossible ici à cause du long hiver et des faibles précipitations à la belle mais courte saison, la spécialisation de ces communautés est pastorale et fromagère. Elles s’inscrivent de plus dans une logique économique marchande ignorée dans les bas de vallées. En effet, les paysans ont besoin de vendre leur monoproduction laitière, sous forme de fromages pour être transportable et stockable, afin d’acheter tout ce que le sol ne produit pas. Pour réaliser de telles pièces, les communautés regroupent tout le bétail l’été afin de produire les 500 à 600 litres de lait journaliers nécessaires. Ce système agro-pastoral est opposé à la

micro-propriété, pousse à la concentration foncière au profit de la commune et renforce le poids des institutions collectives, commune et communauté religieuse étant totalement indissociables de par leur origine conjointe. L’adoption des fromages à pâte cuite au XVIe permet d’augmenter les exportations et le numéraire en circulation, nécessaire à l’opération immobilière importante qu’est la construction d’une église.

D’autre part c’est souvent à une seule et même famille, transformée progressivement en commune, que le seigneur avait concédé des terres incultes aux confins de ses propriétés lors de l’expansion du XIIe. C’est donc l’ensemble des "faisant feu" qui est inscrit au contrat et paie en commun la redevance féodale. En conséquence le contrat initial n’a jamais pu être renégocié puisque la personne morale inscrite au contrat n’a jamais disparu. Aux XVIIe et XVIIIe se sont donc toujours les clauses fixées au XIIIe qui règlent le montant des charges, fixées à l’origine pour des terres incultes et non fertiles, alors qu’elles sont devenues d’opulents alpages. Dans le bas des vallées, les communes n’existant pas de cette façon, les contrats ont été renégociés plusieurs fois à l’avantage du seigneur avec la disparition du locataire initial. C’est pourquoi aux XVIIe et XVIIIe les seigneurs proposent aux communes d’altitude de racheter leur contrat, afin de pouvoir de leur côté mieux placer leurs fonds. Ces affranchissements communaux, exceptionnels dans le reste du duché, permettent aux communes d’altitude d’économiser rapidement pour investir dans des constructions immobilières importantes comme leurs églises.

d Démographie et émigration

Cette organisation agro-pastorale déjà intrinsèquement favorable au dégagement de moyens communs, est aussi stimulée par l’émigration, temporaire ou définitive, inexistante dans les basses vallées de l’Ouest. Les hautes vallées sont bloquées par la neige six mois par an, poussant à l’émigration saisonnière des hommes, qui rapportent du numéraire au printemps. Celle-ci est d’autant plus importante aux XVIIe et XVIIIe siècles que cette période correspond au "petit âge glaciaire". Elle coïncide aussi avec un fort essor démographique dans toute l’Europe, qui atteint son apogée au milieu du XVIIIe. L’émigration devient alors souvent définitive pour les cadets, qui restent toutefois liés à leur commune d’origine grâce au très fort sentiment communautaire. Ceci explique les legs parfois très importants d’expatriés en Franche-Comté, Allemagne ou Autriche, visibles dans les formes baroques des clochers à bulbes, les décors parfois presque rococo et le style germanique de certains tableaux des églises fondées à cette période.

Tous ces facteurs expliquent pourquoi ce mouvement artistique et religieux ne concerne pas seulement l’architecture. La modification globale de l’église s’appuie aussi bien sur l’architecture que sur le retable, la statuaire, le nouveau mobilier comme la chaire etc. Elle forme un ensemble cohérent, témoignage d’une période faste des communautés de montagne, de la vie en altitude et de la ferveur religieuse. C’est ce qui fait le grand intérêt de ce patrimoine si particulier.

Outline

Documents relatifs