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3.3. Nature juridique de l’instrument

3.3.2. Droit des dénominations géographiques : privé ou public ?

Comme certains droits de propriété intellectuelle, tels que les marques collectives ou les œuvres collectives protégées au titre du droit d’auteur, les dénominations géographiques présentent un caractère collectif. Toutefois, le caractère collectif du droit des dénominations géographiques est particulier, en ce sens qu’il ne couvre que le droit de jouissance (ou le doit d’usage), mais l’exercice du droit en lui-même est individuel. Selon Olszak (2001 : 83), le droit à la dénomination géographique est l’exercice individuel d’un droit collectif car si ce droit relève dans sa naissance et dans sa reconnaissance de l’action d’un ensemble de personnes, souvent regroupées en collectivités, il n’existe dans les faits, sous la forme des produits revêtus de dénomination géographique que grâce à l’action de personnes individuelles, morales et le plus souvent physiques. Ainsi, les dénominations géographiques se présentent comme un « droit individuel non-exclusif » (Le Goffic, 2010).

En effet, le droit d’usage d’une dénomination géographique est au bénéfice de plusieurs personnes pour autant que ces dernières soient établies dans la zone répondant aux règles de la dénomination et consentent à respecter le cahier des charges élaboré à ce titre. Aussi, la Commission Européenne soutient l’essentialité du caractère collectif des dénominations géographiques et du lien entre le produit et son origine en déclarant que « tout nouveau système devra préserver le lien avec la région de production ainsi que la nature collective de l’indication géographique » (CE, 2009 : 12).

Cependant, si le caractère collectif du droit des dénominations géographiques est aujourd’hui établi et accepté, il n’en est pas de même pour ce qui est de la qualification privée ou publique de ce droit. Aussi, la protection des dénominations géographiques constitue-t-elle un droit lié directement au produit désigné et non au propriétaire (Addor et al., 2002). Le droit de ces signes interpelle le titulaire

303 L’arrêt « Belgique-Espagne » (CJCE, 16 mai 2000, Belgique c./ Espagne, aff. C-388/95, Rec. p. I-3123). La Belgique

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de ces signes : à qui appartient la dénomination géographique, si celle-ci constituent une « propriété » ? En dépit du consensus autour de la qualification de droit intellectuel des dénominations géographiques, des interrogations demeurent quant au titulaire de ces signes. La détermination de cet élément est pourtant essentielle dans la qualification des dénominations géographiques comme « propriété intellectuelle », faute de quoi la qualification de « propriété » pourrait être remise en cause. Alors que la réglementation européenne en la matière est muette sur la question de la titularité des droits.

Au niveau de la doctrine européenne, la question divise. En effet, certains soutiennent que les dénominations géographiques appartiennent à la « collectivité sans personnalité et non à une personne juridique définie » (Auby et Plaisant, 1974 : 69), ou à la « collectivité évolutive des producteurs locaux qui remplissent ses conditions d’emploi » (Pollaud-Dulian, 1999 : 728), aucunement à l’État. D’autres soutiennent toutefois que la propriété est plutôt publique, ou même des autorités communautaires comme le fait remarquer Olszak (2001). Ce dernier soutient que le titulaire des signes AOP/IGP serait la Communauté européenne. Pour lui, malgré le fait que toutes les dénominations géographiques enregistrées au niveau communautaire demeurent bel et bien nationales, la propriété effective de ces signes est communautaire, affirmant que la propriété étatique garantit en principe la stabilité et la durée des dénominations géographiques.

Des auteurs comme Audier (1993) ou Piatti (1999), soutiennent, eux, que les dénominations géographiques sont une « copropriété par l’État et les exploitants ». Leur qualification découle de la dissociation entre le « droit sur » et le « droit à » la dénomination géographique. Pour Audier (1993 : 34), l’autorité publique est titulaire d’un « droit sur » la dénomination géographique qu’elle a reconnue, et confère un droit d’usage de cette appellation d’origine aux personnes et groupements de personnes dans les conditions qu’elle détermine : ainsi, il qualifie le « droit à » la dénomination géographique de « droit d’usage, patrimonial incorporel ». Cette approche de démembrement du droit des dénominations géographiques soutient l’analyse de Piatti (1999) qui conclut aussi à une co- titularité privé-publique des termes/signes géographiques.

Il n’y a pas une co-titularité du droit [de dénomination géographique] c’est-à-dire une détention en commun de toutes les facettes du droit indifféremment mais deux bénéficiaires concomitants de prérogatives différentes. Les producteurs et les élaborateurs sont dans une espèce de dépendance par rapport à l’autorité publique qui leur accorde l’usage du droit qu’ils revendiquent […]. Les producteurs se trouvent dans la situation des licenciés à ceci près toutefois que le propriétaire n’est pas un simple particulier mais l’État. Une licence administrative dans l’intérêt de la protection du patrimoine national. (Piatti, 1999 : 564-567).

Dans cette quête de qualification de la nature privé et/ou publique du droit des dénominations géographiques, ces dernières sont parfois présentées comme un élément du « patrimoine national », ainsi l’avantage que retire l’État de son droit sur l’appellation consiste en un enrichissement du patrimoine national (Audier, 1993; Piatti, 1999). Aussi, Addor et al. (2002), avancent que les dénominations géographiques véhiculent l’identité culturelle d’une nation, d’une région ou d’un territoire spécifique sans faire référence à un producteur particulier dans la zone géographique considérée. Mais cette qualification est mise en doute par Visse-Causse (2007 : 98) qui estime que « l’État ne crée pas à son profit un droit patrimonial constituant un enrichissement du patrimoine national. L’idée de patrimoine national est plus politique qu’autre chose ».

La nature privative du droit de la dénomination géographique est « déterminée par la pratique [l’exploitation de la dénomination] sur la base d’usages locaux, loyaux et constants en vigueur ». La dénomination géographique « ne peut être mise en œuvre que par une collectivité de particuliers. C’est cette mise en œuvre par les professionnels eux-mêmes qui lui donne vie, sans quoi [la dénomination géographique] ne serait qu’une coquille vide » (Piatti, 1999 : 560-561). Les dénominations géographiques constituent un droit privé, mais refuse le principe de « propriétaires enregistrés » d’avance dans la mesure où leur caractère collectif impose l’ouverture du droit d’usage à toute personne légitime et respectant le cahier des charges. Au niveau international, cet aspect privatif du droit des dénominations géographiques a bien été souligné par l’ORD dans deux affaires conjointes304 contre l’Union Européenne. En effet, le Groupe spécial a affirmé dans cette affaire

l’appartenance des dénominations géographiques au droit de la propriété intellectuelle, considérant celles-ci comme des droits privés au même titre que les autres droits de propriété intellectuelle.

304 Communautés Européennes – Protection des marques et indications géographiques pour les produits agricoles et les

denrées alimentaires, Rapports du groupe spécial (OMC-réf. : WT/DS174/R [contre les États-Unis] et WT/DS290/R

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La dimension de « propriété » dans la qualification des dénominations géographiques est toutefois controversée. Le Goffic (2010) estime que les dénominations géographiques constituent une « chose commune »305 rejetant l’idée de la « propriété ». Selon l’auteur (Le Goffic), la dénomination

géographique est une chose commune, insusceptible d’appropriation, faisant l’objet d’un droit d’usage individuel non-exclusif, réglementé, de tous les opérateurs commercialisant des [produits] conformes [aux règles d’usage établies au cahier des charges] ». La qualification de Le Goffic suit le principe selon lequel les dénominations géographiques ne font l’objet d’aucun droit de propriété et ne sont susceptibles d’aucune appropriation.306 En réponse à ce point de vue, Marie-Vivien (2010)

contre-argumente en expliquant que la chose commune, c’est-à-dire le nom banal de lieu utilisé par tous, devient différent de sens quand il devient une dénomination géographique protégée. Ce nom devient dès lors, un signal pour le marché, ce qui diffère du nom « simple » de lieu du départ.

Ici la chose commune est le nom de lieu, dont l’usage commun est pour tous les habitants et son démembrement peut faire l’objet d’un usage particulier pour qu’un certain collectif désigne non plus un lieu, mais un produit rattaché à ce lieu. Est-ce alors vraiment de la même « chose » qu’il s’agit ? Le nom de lieu utilisé par tous est-il comparable au nom de lieu devenu [dénomination géographique] ? Le droit d’usage collectif exclusif est conféré aux opérateurs parce que le nom est une chose différente lorsqu’il devient une [dénomination géographique] de ce qu’il est pour les habitants. C’est bien la création en un lieu qui justifie l’affectation d’une utilité de cette chose commune à un groupe particulier. On n’est plus en face de la chose mais d’une de ses utilités parmi d’autres, un démembrement. Cet usus particulier est encadré par des règles. (Marie-Vivien, 2010 : 563).

305 Une « chose commune » ne constitue pas un bien parce qu’elle n’est pas appropriée, mais surtout parce qu’elle n’est

pas appropriable : caractéristiques qui le différencient de la « chose sans maître » qui elle n’est pas appropriée mais a vocation à être acquise par quelqu’un, et à devenir ainsi un bien (Le Goffic, 2010 : 259).

306 Un principe défendu par la Cour de Cassation de la Chambre de Commerce, voir par exemple l’Affaire « Romanée-

Conti » (Cour de Cassation – Chambre de commerce du 1er décembre 1987, Jurisclasseur périodique 1988, II, 21081)

dans laquelle la Cour a avancé que « l’appellation d’origine n’est pas susceptible d’appropriation » : Affaire par Kalinda (2010 : 164).

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Chapitre 2.

MISE EN ŒUVRE DE LA PROTECTION

ET EFFECTIVITÉ DU SYSTÈME

« La légitimité de l’existence de deux instruments de protection des [dénominations] géographiques, de nature différente [en droit européen] laisse présager des difficultés dans la mise en œuvre de ces instruments […], en particulier si l’on considère que les outils de protection […] ont vocation à entrer en contact avec d’autres type de signes » (Le Goffic, 2010 : 272).

Dans le chapitre précédent, nous avons rappelé et présenté les différents instruments de protection des dénominations géographiques existants dans le droit européen. Après y avoir étudié, de manière statique et dissociée la nature et les particularités des instruments, nous abordons dans le présent chapitre l’étude dynamique et syncrétique de leur mise en œuvre afin d’identifier les obstacles. En effet, les deux grands systèmes de protection des dénominations géographiques – le droit des marques et le droit des signes sui generis – bien que reconnus en droit européen, rencontrent dans leur mise en œuvre quelques obstacles liés à leur nature juridique.

Ces obstacles tiennent essentiellement à deux considérations, non disjointes : d’une part, la question des rapports conflictuels que les instruments de protection, précédemment évoqués, entretiennent avec les « marques géographiques »307 de nature individuelle et privative (– Section 1 –). Aussi, les

stratégies de différenciation par les marques, essentiellement, les marques d’enseigne, de fabricants industriels ou de grands distributeurs, sont concurrentes à celles des certifications de qualité (par exemple, les certifications AOP/IGP, les certifications de produits biologiques, etc.). Les premières visent à normaliser (standardiser) tout ce qui peut l’être afin de diminuer les coûts et de différencier les produits à partir d’innovation continue de produits de plus en plus complexes et d’une

307 Ce sont des marques individuelles (de fabrique ou de commerce) composées de dénominations géographiques mais

ne constituant pas de dénominations géographiques propres (indications géographiques ou appellation d’origine). Pour une lecture plus détaillée sur les marques géographiques, lire Bonet, G., 1990, « La marque constituée par un nom géographique en droit français », Jurisclasseur périodique (semaine juridique), éd. Entreprises et Affaires, II(15931), pp.732-784. L’auteur prend position et argumente contre la protection des noms géographiques au titre de marques. Pour lui, « les noms géographiques sont indispensables dans la vie quotidienne, ils appartiennent au domaine public et l’on peut dès lors considérer qu’aucun individu n’est en droit de se les approprier en les faisant enregistrer comme marque » (Bonet, 1990 : 763).

signalisation marketing, alors que les secondes visent à signaler la qualité particulière et distinctive du produit liée aux spécificités des actifs économiques utilisés : la typicité du terroir, les méthodes de production, le savoir-faire, etc. (Valceschini et Torre, 2002). D’autre part, les obstacles à la mise en œuvre peuvent résulter des différences d’appréciation de la dégénérescence des dénominations géographiques existantes (– Section 2 –). La question de l’éventualité qu’une dénomination géographique soit générique, alors qu’elle fait l’objet d’une demande d’enregistrement, révèle plusieurs disfonctionnements, notamment sur les critères d’appréciation de la généricité de la dénomination. Aussi, la pratique européenne semble permettre le statut des dénominations semi- génériques, alors que cette pratique est niée par les textes réglementaires en vigueur. Ce qui interroge sur la cohérence de la pratique de l’UE par rapport à son règlement, et la nécessité de maintenir son système aussi restrictif que les règles de protection inscrites par l’Accord sur les ADPIC.

Aussi, le choix des instruments de promotion de la qualité des produits – incluant celui relatif aux dénominations géographiques – diffère d’un pays à l’autre (suivant les traditions juridiques et culturelles nationales) au sein de l’UE, tout autant que leur niveau de développement économique (la richesse économique des pays) : ces facteurs jouent un rôle déterminant, moins au sens de la mise en œuvre de la protection des termes/signes géographiques, mais plutôt au niveau de l’effectivité du système européen (en termes d’utilisation du système) des dénominations géographiques dans les États membres (– Section 3 –). Les pays économiquement pauvres de l’Europe (notamment les pays de l’Est) éprouvent plus de difficultés à supporter les coûts des procédures d’enregistrement et de promotion des dénominations géographiques. En outre, les pays européens ayant une longue histoire des dénominations géographiques (notamment les pays méditerranéens) accordent plus d’importance à la valorisation de ces signes AOP/IGP de par la dotation (le nombre) qu’ils détiennent, alors que certains pays (notamment les pays nordiques et scandinaves) tendent à privilégier d’autres instruments de promotion de la qualité de produits, tels que l’instrument de certification de produits biologique (les produits « BIO »).

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S

ECTION

1.R

APPORTS CONFLICTUELS AVEC LES MARQUES GEOGRAPHIQUES

Les rapports conflictuels qu’entretiennent les instruments de protection connus et les marques dites « géographiques » sont organisés par l’article 14 du Règlement européen (UE) n° 1151/2012 (précédemment à l’article 14 au Règlement n° 510/2006). Cet article guide en effet l’application de deux systèmes de protection des dénominations géographiques dans l’Union Européenne (UE) lorsque ceux-ci interfèrent avec le droit des marques géographiques.308 Si les marques

géographiques renferment des dénominations géographiques, elles ne remplissent pas pour autant les fonctions classiques des marques de droit commun, et en particulier la garantie de l’identité d’origine commerciale des produits qu’elles désignent (Le Goffic, 2010 : 277). En effet, les marques constituées de termes géographiques sont des marques individuelles relevant de la propriété privée, et comme telles, leur coexistence avec les systèmes de protection véritables des dénominations géographiques est potentiellement conflictuelle.

Ces dernières peuvent perturber la mise en œuvre effective des instruments de protection des dénominations géographiques (– point S1.1 –). Elles sont appelées à entrer en conflit avec les véritables dénominations géographiques309 constituées de termes géographiques identiques ou

similaires (Le Goffic, 2010 : 278). Cependant, le droit communautaire européen ne s’oppose pas de manière formelle à la validité des marques géographiques, mais la pratique de ce droit soulève des préférences. Dans l’application du droit européen sur les dénominations géographiques, des cas d’interférence entre marque géographique et systèmes de protection des dénominations géographiques révèlent clairement des préférences de la Commission Européenne, non seulement en faveur des instruments de protection, mais une tendance à privilégier l’instrument de protection

sui generis par rapport à l’instrument de protection par les marques collectives (– point S1.2 –).

308 Rappelons que cette question faisait l’objet de plainte portée devant l’OMC par les Etats-Unis et l’Australie contre les

Communautés Européennes. Les États-Unis alléguaient entre autres que le système de coexistence entre les marques et les indications géographiques organisé par l’article 14.2 du Règlement (CE) n° 2081/92 entrave les droits exclusifs des titulaires des marques antérieures prévus par l’article 16.1 de l’Accord sur les ADPIC (paragraphe 7.513 du rapport du Groupe spécial). Le Groupe spécial a conclu cependant que non seulement la marque peut continuer d’être utilisée, mais aussi que le droit du titulaire de la marque d’empêcher les utilisations qui prêtent à confusion n’est pas affecté, sauf en ce qui concerne l’utilisation d’une indication géographique telle qu’elle a été inscrite au registre, et que l’article 14.2 du règlement n° 2081/92 crée plutôt une "exception limitée" aux droits afférents aux marques telle que prévue par l’article 17 de l’Accord sur les ADPIC (paragr. 7.659 et 7.661 du rapport du Groupe spécial – OMC-réf. : WT/DS174/R du 15 mars 2005 ).