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4) Le droit « constitutionnellement garanti », distingué d’un droit fondamental

Pour la présente étude, l’expression « droit constitutionnellement garanti » 123, ou « droit

que la constitution garantit » est préférée à celle de « droit fondamental ». La catégorie juridique « droits fondamentaux » est un objet clairement identifié en droit allemand ; la Loi fondamen- tale en fixe clairement le champ. Néanmoins, pour une étude comparative incluant la France et le Royaume-Uni, un appui sur la catégorie juridique « droits fondamentaux » telle que les doc- trines francophone et anglophone l’entendent serait méthodologiquement insatisfaisant. Il est ainsi notable que l’expression « droit fondamental » recouvre des états de faits très différents selon la doctrine qui les emploie.

Formellement, la fondamentalité n’est pas seulement la conséquence de la valeur consti- tutionnelle ou internationale de la norme qui énonce un droit. Lorsque le législateur énonce à l’article L 521-2 du Code de justice administrative, par la loi du 30 juin 2000, que le référé- liberté vise à mettre fin à une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamen- tale, il crée une nouvelle catégorie juridique, celle des libertés fondamentales au sens de cet article. La jurisprudence administrative, depuis, peine à clarifier quelles normes appartienne à cet ensemble. Elle se réfère certes parfois à la Convention européenne des droits de l’homme124

mais ne se borne ni aux seules normes internationales et constitutionnelles, ni à l’interprétation donnée à celles-ci par leurs juridictions habituelles125. La décision du juge des référés-libertés

reste limitée par la référence à une norme telle qu’elle s’impose au pouvoir règlementaire mais pas législatif, mettant donc en œuvre une liberté fondamentale définie par la loi et insusceptible de s’y opposer. Une loi abrogeant l’article L 521-2 CJA suffirait à supprimer cette procédure de sauvegarde d’urgence. Dès lors qu’elle n’est pas formellement unifiée ni unifiable simple- ment, la « fondamentalité » n’est pas un critère pertinent d’étude en droit constitutionnel.

L’appui sur la définition matérielle d’un droit fondamental n’est pas plus propre à éclairer une question de droit constitutionnel. Que les droits fondamentaux aient été rattachés à la nature humaine dans toute son imprécision, ou considérés, à peine plus clairement, comme des éma- nations de la dignité humaine, l’imprécision de ces approches n’est pas propre à résoudre un

123 L’expression « droit constitutionnellement garanti », a d’abord été employée par la Constitution autrichienne de 1920, à son article 144 (relatif aux recours constitutionnels ouverts contre l’administration ; il est question de la violation des « verfassungsmäßig gewährleisteten Rechte »).

124 Conseil d’Etat, 31 mai 2016, Gomez, n° 396848.

125 Ainsi la méconnaissance du principe d’égalité ne révèle pas nécessairement une atteinte à une liberté fonda- mentale au sens de l’article L 521-2 CJA, selon CE, 26 juin 2003, Conseil départemental de parents d’élèves

de Meurthe-et-Moselle, n° 257938, alors que l’atteinte au principe d’égalité peut toujours être invoquée à l’ap-

pui d’une question prioritaire de constitutionnalité, selon Conseil constitutionnel, 9 juillet 2010, M. Orient O.

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problème de droit. Soutenu par d’excellents auteurs126, ce lien entre droits fondamentaux et

dignité humaine est parfaitement obscur quant à ses conséquences. D’abord, ces conséquences sont radicalement différentes selon la définition donnée à la dignité, par référence soit à la li- berté individuelle, soit à l’ordre moral. La question a été posée aussi bien pour le lancer de nains que le port du voile islamique ou la prostitution : selon la façon dont elle est définie, la dignité humaine permet de justifier aussi bien l’interdiction que le laisser-faire127. Ensuite, à supposer

qu’une définition soit clairement choisie en droit128, il serait impossible de déterminer jusqu’où

tirer la dignité humaine : le professeur Allan exige ainsi sur le fondement de la dignité humaine des élections régulières et égales, le respect du principe des droits de la défense mais encore le droit, pour un prisonnier, de pouvoir s’il le souhaite s’entretenir avec un journaliste129. Poten-

tiellement, toute constitution libérale pourrait être alors remplacée par un article unique selon lequel la dignité humaine serait protégée.

Des efforts considérables de systématisation et de clarification ont été menés relativement à la catégorie juridique des droits fondamentaux, telle qu’entendue par la doctrine française. Les développements du professeur Pfersmann dans le Précis Dalloz de Droit des libertés fon- damentales permettent ainsi de dépasser les imprécisions formelles et matérielles propres à la « fondamentalité »130. Selon lui :

« Un système juridique comprendra par conséquent des droits fondamentaux si et seulement s’il existe des rapports normatifs satisfaisants aux quatre conditions suivantes :

« 1) il existe des permissions (“DF” au sens étroit) au bénéfice de toutes les personnes (relevant du système) en règle générale, et au bénéfice des classes les plus générales de personnes à titre exceptionnel (les “béné- ficiaires”) ;

126 Notamment PICARD (Etienne), « L’émergence des droits fondamentaux », AJDA 1986, p. 6-42.

127 Le rapport du Conseil d’Etat sur les possibilités d’interdiction du voile intégral est remarquable de clarté sur ce point. Conseil d’Etat, Etude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, remis au Premier ministre le 30 mars 2010.

128 Le Conseil d’Etat a fait sienne une approche de dignité publique d’ordre public (Conseil d’Etat, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n° 136727), là où la Cour européenne des droits de l’homme a adopté une approche libérale (typiquement CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, refusant de s’interroger sur une hypothétique atteinte à la dignité humaine pour seulement se placer sur le terrain de la réalité du consentement des personnes).

129 ALLAN (Trevor), « Accountability to Law » [La responsabilité légale], in XXX op. cit.

130 PFERSMANN (Otto), in FAVOREU (Louis) (dir.), Droit des libertés fondamentales, 7e éd., Dalloz (Précis), Paris, 2015, XXVI-774 p., partie I, titre II « Esquisse d’une théorie des droits fondamentaux en tant qu’objets juridiques », p. 63-115.

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« 2) les normes législatives et les normes infralégislatives, ainsi que les actes de même contenu qui ne sont pas encore des normes valides, abolissant ces permissions ou les limitant dans une mesure allant au-delà d’un cer- tain minimum déterminé par la compréhension habituelle du concept du comportement en question, sont considérées comme fautives ;

« 3) il existe un organe juridictionnel de contrôle habilité à annuler des normes fautives au sens de la condition 2) ou d’empêcher que des actes ayant une telle signification puissent devenir des normes du système ; « 4) il existe des organes habilités à saisir l’organe juridictionnel de contrôle

en cas de violation (les “titulaires”).

« Il s’agit par conséquent d’une relation à quatre termes qu’il s’agit maintenant d’analyser en particulier : les permissions ou DF au sens strict, les normes législatives sous condition de conformité, le juge de la confor- mité et l’autorité de saisine »131.

Dans le cadre d’une étude comparative incluant le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France, l’appui sur la notion de droit fondamental, même clarifiée, impliquerait une certaine complexité syntaxique. Il s’agirait effectivement de limiter l’étude à la recherche d’un « droit fondamental constitutionnel » répondant à la définition donnée par le professeur Pfersmann132.

Néanmoins, l’emploi de la formule « droit fondamental » impliquerait une certaine confusion relativement au droit allemand, confondant les « droits fondamentaux » et les « droits équiva- lents » organisés par la Loi fondamentale allemande. En outre, s’agissant du droit du Royaume- Uni, la spécificité de la hiérarchie des normes britanniques semble pouvoir être abordée claire- ment en insistant sur le caractère formellement constitutionnel des Acts of Parliament avant de s’intéresser à la généralité du bénéfice des droits (1ère condition ci-dessus), plutôt qu’en quali-

fiant certains de ces Acts de sources de droits « fondamentaux » par opposition aux autres. Une telle analyse, au moins pour la doctrine francophone resterait enfin embrumée par la connota- tion « dignité humaine » de l’expression, diffusée par la doctrine naturalisante des droits fon- damentaux133.

Par souci de clarté et de simplicité, il convient bien davantage de rechercher un droit constitutionnellement garanti, au sens d’un droit garanti au plus haut de la hiérarchie des normes

131 Idem, p. 75.

132 Idem, formule employée notamment p. 85.

133 L’influence de l’étude PICARD (Etienne), « L’émergence des droits fondamentaux », op. cit., est spécialement remarquable en ce sens.

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et invocable devant une juridiction, au sens des articles 61-1 de la Constitution française et 93 I Nr. 4a de la Loi fondamentale allemande.

D. L’invocabilité par toute personne comme critère de pertinence

Il n’est pas suffisant que la Constitution ordonne au législateur d’organiser un droit d’ac- cès de toute personne aux documents administratifs. Cette obligation n’est réelle que si elle est sanctionnée, donc assortie d’une forme de contrôle de constitutionnalité de la loi. Ces deux conditions réunies, alors seulement ce droit peut-il être considéré comme opposable au législa- teur134. Néanmoins, que toute personne soit bénéficiaire de ce droit d’accès n’implique pas que

toute personne en soit titulaire. Ainsi, le droit de toute personne d’accéder aux documents ad- ministratifs peut se voir soumis au bon vouloir d’autorités spécifiques de saisines du juge cons- titutionnel.

Il est nécessaire d’introduire dans l’étude le critère supplémentaire de l’invocabilité du droit d’accès par toute personne. La titularité du droit, conformément à la définition donnée plus haut du droit fondamental selon M. Pfersmann, doit être la plus large possible. En Alle- magne, cette titularité, qui distingue un droit dit « subjectif » d’un droit dit « objectif », peut être observée le plus largement dans l’existence de droits constitutionnellement garantis à toute personne (Jedermann-Grundrechte)135. Le critère supplémentaire est fondé sur la possible dis-

tinction des plaideurs – autorités de saisines, requérants et intervenants – en contentieux cons- titutionnel. En France, jusqu’à 1974, les seules autorités susceptibles de saisir le Conseil cons- titutionnel de l’inconstitutionnalité de la loi étaient listées à l’article 61 de la Constitu- tion136 – une configuration considérée politiquement insatisfaisante avec l’apparition d’un nou-

veau dualisme politique, opposant majorité de gouvernement et minorité parlementaire. Malgré la création de la saisine parlementaire, le champ des personnes potentiellement affectées par

134 Sur ce point, la présente étude s’inscrit dans une logique diceyienne de limitation du droit aux normes effecti- vement invocables et sanctionnées par les juridictions. Pour reprendre les termes de Marshall à son propos : « shortly put, Dicey’s thesis was that constitutional law consists only in those rules affecting the structure and powers of government which are enforceable in courts of law », in MARSHALL (Geoffrey), Constitutional

Theory [Théorie constitutionnelle], Londres, Oxford University Press, 1971, IX-238 p., p. 7.

135 Voir par exemple JARASS (Hans Dieter), « Artikel 20 – D. Rechtsstaatsprinzip » [Article 20 – D. Principe de l’Etat de droit], in JARASS (Hans Dieter) et PIEROTH (Bodo), Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutsch-

land [Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne], 13e éd., Munich, C. H. Beck, 2014, XXVI- 1330, p. 513-548, p. 540, relativement au droit au libre épanouissement personnel.

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une inconstitutionnalité de la loi (les bénéficiaires des droits), reste distinct de celui des per- sonnes pouvant la contester (les titulaires de ces droits).

En France et en Allemagne, désormais, si toute personne peut exercer un recours consti- tutionnel individuel a posteriori contre une loi, alors les plaideurs privilégiés auraient pu le faire a priori ; la réciproque n’est pas vraie, dans la mesure où les recours constitutionnels indivi- duels sont limités quant à leurs fondements. Les articles 61 et 61-1 de la Constitution française organisent cette distinction, rôle que remplit l’article 93 de la Loi fondamentale allemande.Au Royaume-Uni, une confusion entre contentieux constitutionnel et contentieux administratif peut être mise en évidence, dès lors que la loi votée à Westminster est au plus haut des normes de l’ordre juridique britannique et est invoquée pour sanctionner des actes administratifs ou écarter le droit coutumier. Néanmoins, les mécaniques du contentieux constitutionnel sont par- faitement connues des juristes britanniques, pleins de l’expérience du contentieux colonial, lors- que le Privy Council était amené à juger de la conformité d’une loi d’une colonie à la constitu- tion de celle-ci, le plus souvent établie par une loi de Westminster137.

E. Une interprétation sémantique

Pour résoudre la question de l’existence d’un droit d’accès aux informations détenues par les agents publics, une fois les textes ou coutumes susceptibles de la trancher identifiés, ceux- ci doivent être interprétés. Lorsqu’il s’agira, par exemple, d’interpréter l’article 15 de la Décla- ration des droits de l’homme et du citoyen, selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », cette étude s’appuiera sur ce que l’interpré- tation d’une disposition ne peut être que sémantique.

La recherche du sens de l’énoncé normatif, œuvre sémantique, n’est pas normative par elle-même (1). Cette interprétation n’exclut cependant pas de tenir compte des pratiques propres aux différents ordres juridiques comparés (2).

137 Dicey discutait déjà de la façon dont, selon le Colonial Laws Validity Act 1865, les lois des colonies devaient être conformes aux lois votées à Westminster. A propos de The Queen v. Burah (1878) 3 App. Cas. 889, il s’intéresse à ce que « le devoir de la Haute Cour de Calcutta était d’étudier ce que la législation du gouverneur général était ou non constitutionnelle » (« the duty of the High Court of Calcutta to consider whether the leg-

islation of the Governor-General was or was not constitutional, was not questioned by the Privy Council »),

in DICEY (Albert Venn), Introduction to the Study of the Law of the Constitution [Introduction à l’étude du

droit de la Constitution], op. cit., p. 101-102. La mécanique du contentieux constitutionnel américain leur était également familière, idem, p. 164.

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