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a) La décision Conseil des syndicats de la fonction publique

Avec la décision Conseil des syndicats de la fonction publique (dite CCSU, ou encore « GCHQ ») la Chambre des Lords a discuté la question de savoir si les ordres en conseil, normes abstraites et générales parfois présentées comme la « principale forme de législation de préro- gative »286, pourraient être soumis à un contrôle juridictionnel287. Cette décision doit être lue en

prenant une précaution : la prérogative y est considérée par principe comme ayant sa source dans le droit de common law, et donc comme étant pleinement soumise aux juridictions. Pour le dire simplement : avec ce biais, cette décision réalise un enterrement de première classe de la non-justiciabilité de la prérogative royale. Il est considéré par les juges que les juridictions peuvent non seulement trancher relativement à l’existence d’un pouvoir de prérogative (c’était la situation de droit antérieure), mais encore qu’elles peuvent contrôler la façon dont ce pouvoir est exercé.

285 Cour d’appel, Associated Provincial Picture Houses v. Wednesbury Corporation [1947] EWCA Civ 1, [1948] 1 K.B. 223. Unanimité avec Lord Greene lorsqu’il dit, dernier paragraphe : « The court is entitled to investigate

the action of the local authority with a view to seeing whether they have taken into account matters which they ought not to take into account, or, conversely, have refused to take into account or neglected to take into account matters which they ought to take into account. Once that question is answered in favour of the local authority, it may be still possible to say that, although the local authority have kept within the four corners of the matters which they ought to consider, they have nevertheless come to a conclusion so unreasonable that no reasonable authority could ever have come to it. In such a case, again, I think the court can interfere. The power of the court to interfere in each case is not as an appellate authority to override a decision of the local authority, but as a judicial authority which is concerned, and concerned only, to see whether the local authority have contravened the law by acting in excess of the powers which Parliament has confided in theM. » 286 POOLE (Thomas), « United-Kingdom : The Royal Prerogative » [Royaume-Uni : la prérogative royale], Inter-

national Journal of Constitutional Law [Revue internationale de droit constitutionnel], volume 8-1 (1er janvier 2010), p. 146-155.

287 Chambre des Lords, Council of Civil Service Unions and others v. Minister for the Civil Service, [1984], UKHL 9.

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Lord Diplock résume l’essentiel de la motivation des juges de la façon suivante : « my- lords, je ne vois pas pourquoi, simplement parce qu’un pouvoir de décision est dérivé de la common law et non d’une source statutaire, il devrait pour cette seule raison être immunisé contre le recours juridictionnel »288. Il ouvre d’ailleurs la voie à un contrôle des actes de préro-

gative sur les trois fondements de l’illégalité, l’irraison (dite de Wednesbury) et de l’impropriété procédurale289. A un régime de contrôle dépendant de l’origine du pouvoir mis en œuvre par la

couronne, les juges préfèrent désormais un contrôle fondé sur la matière en cause ; au passage, l’indépendance de la prérogative royale disparaît. En l’espèce, les juges rejettent l’appel qui leur est soumis, au motif qu’il ne leur revient pas d’interférer en matière de sécurité nationale – la décision contestée, fondée sur la prérogative, était celle d’interdire le syndicalisme au sein des services de renseignement britanniques.

Relativement à cette décision, deux précisions sont nécessaires. La première concerne les pouvoirs exercés directement sur le fondement de la prérogative, c’est-à-dire par les ministres de la couronne, via les ordres en conseil : leur soumission au judicial review est laissée suspens. La seconde remarque tient aux fondements de la décision : la Chambre des Lords s’évertue à passer outre deux cents ans de doctrine et de jurisprudence relative à l’injusticiabilité de la prérogative royale.

Lord Fraser de Tullybelton est le premier à préférer ne pas décider de la justiciabilité des ordres en conseil. Il ouvre sa réflexion en s’appuyant sur la doctrine classique de Blackstone, Dicey et Chitty, ainsi que sur les décisions Attorney-general v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd. [1920] AC 508, 526, Burmah Oil Co. Ltd. v. Lord Advocate, 1964 SC (HL) 117 et Laker Air- ways Ltd. v. Department of Trade [1977] QB 643.

Lord Scarman, au contraire, est le premier à choisir de dépasser ces citations. Il s’efforce d’abord de rattacher et soumettre pleinement la prérogative royale à la common law en s’ap- puyant sur la doctrine du juge Coke. Il insiste ensuite sur l’évolution du temps, telle que la question essentielle commandant l’existence d’un recours juridictionnel à ce jour serait non plus la source du pouvoir mais bien la matière concernée :

« Je remarquerais que la prérogative royale a toujours été regardée comme une part de la common law, et que sir Edward Coke n’avait pas de doute qu’elle soit soumise à la common law ; Prohibition del Roy (1608) 12

288 Idem, Lord Diplock : « My Lords, I see no reason why simply because a decision-making power is derived from

a common law and not a statutory source, it should for that reason only be immune from judicial review. » 289 Ce dernier fondement est appelé par les juges tantôt l’irrespect des règles de la justice naturelle (natural justice),

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Co. Rep. 63 et l’Affaire des Proclamations (1611) 12 Co Rep 74. Dans

le second cas, il affirma p. 76 que “le Roi n’a de prérogative que celle que la loi du pays lui autorise”. C’est, bien sûr, au delà de tout doute, qu’au temps de Coke et par la suite le contrôle juridictionnel de l’exer- cice de la prérogative royale était limité à l’enquête relative à ce qu’un pouvoir particulier existait et, le cas échéant, dans quelle mesure : At-

torney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd [1920] AC 58. Mais

cette limite est depuis disparue, submergée par le développement du droit moderne du judicial review.

« Aujourd’hui, donc, le facteur essentiel pour déterminer si l’exercice de la prérogative royale est sujet au judicial review n’est plus sa source mais la matière en cause »290.

Lord Diplock adopte un raisonnement proche, en affirmant la soumission de la préroga- tive royale à la common law (première citation). Il continue en justifiant spécialement le fonde- ment pratique de l’approche du contrôle juridictionnel non par la source du pouvoir mais par la matière considérée, en l’espèce la sécurité nationale (seconde citation) :

« En l’absence de toute loi réglementant la matière en cause dans la décision, la source du pouvoir fondant cette décision peut encore relever de la

common law elle-même ; ainsi cette part de la common law à laquelle les juristes donnent le nom de “prérogative” » 291.

« My Lords, sans vouloir être discourtois envers le conseil quand je le dis : mis à part l’intérêt intellectuel de la chose, pour répondre à la question de droit soulevé par cet appel, je n’ai tiré que peu d’assistance pratique des analyses savantes et ésotériques de la nature précise, des frontières

290 « I would observe that the royal prerogative has always been regarded as part of the common law, and that Sir

Edward Coke had no doubt that it was subject to the common law: Prohibitions del Roy(1608) 12 Co. Rep. 63 and the Proclamations Case(1611) 12 Co Rep 74. In the latter case he declared, at p. 76, that “the King hath no prerogative, but that which the law of the land allows him.” It is, of course, beyond doubt that in Coke’s time and thereafter judicial review of the exercise of prerogative power was limited to inquiring into whether a particular power existed and, if it did, into its extent : Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd. [1920] AC 508. But this limitation has now gone, overwhelmed by the developing modern law of judicial review :

« “Today, therefore, the controlling factor in determining whether the exercise of prerogative power is subject to

judicial review is not its source but its subject matter.”

291 « In the absence of any statute regulating the subject matter of the decision the source of the decision-making

power may still be the common law itself, i.e., that part of the common law that is given by lawyers the label of “the prerogative ».

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et de l’origine historique de “la prérogative” ; il en va de même pour la question de savoir quels pouvoirs, appartenant aux agents de l’exécutif agissant au nom du gouvernement central et qui ne sont pas partagés par les citoyens privés, méritent cette qualification. [...] Néanmoins, quelle que soit la qualification attachée à ces pouvoirs, il a manifeste- ment persisté jusqu’à aujourd’hui un résidu de champs de droit dans lesquels le gouvernement exécutif conserve des pouvoirs de décision qui ne sont pas dépendant d’une autorité statutaire, mais qui néanmoins ont des conséquences sur les droits privés ou les espérances légitimes d’autres personnes. Si le pouvoir de décision en cause avait une origine statutaire, cela conduirait à soumettre la décision au judicial review »292.

Lord Roskill insiste également sur le passage du temps pour justifier l’évolution de la jurisprudence, concédant même un « activisme judiciaire » à ce sujet (première citation). Re- marquablement, il considère acquise l’existence d’un « droit public ou administratif » au Royaume-Uni. Cette remarque est sans importance pour son propos : il se concentre sur ce que, certes, les autorités s’opposent traditionnellement au contrôle de la prérogative, et sur l’ana- chronisme de cette doctrine selon lui (deuxième citation). Il s’efforce ensuite de l’écarter plus directement, en affirmant la nécessité de faire évoluer le droit public au gré de l’écoulement de temps (troisième citation). Il se range ainsi à l’argument pragmatique des Lords Scarman et Diplock pour considérer que, du point de vue des justiciables, l’origine du pouvoir qui empiète sur leurs droits est un problème tout secondaire.

« Avant de s’intéresser en détail aux écrits opposés par les parties, il sera utile de faire quelques observations générales relativement à la procédure désormais connue sous le nom de judicial review. Aujourd’hui, il est peut-être commun d’observer que, suite à une série de décisions judi- ciaires depuis environ 1950, dans cette Chambre comme dans la Cour d’Appel, il y a eu un changement considérable et effectivement radical

292 « My Lords, I intend no discourtesy to counsel when I say that, intellectual interest apart, in answering the

question of law raised in this appeal, I have derived little practical assistance from learned and esoteric anal- yses of the precise legal nature, boundaries and historical origin of “the prerogative,” or of what powers exercisable by executive officers acting on behalf of central government that are not shared by private citizens qualify for inclusion under this particular label. [...] Nevertheless, whatever label may be attached to them there have unquestionably survived into the present day a residue of miscellaneous fields of law in which the executive government retains decision-making powers that are not dependent upon any statutory authority but nevertheless have consequences on the private rights or legitimate expectations of other persons which would render the decision subject to judicial review if the power of the decision-maker to make them were statutory in origin. ».

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dans la portée du judicial review. Ce changement a été décrit – sans critique – comme une éruption d’activisme judiciaire » 293.

« Mais, utilement, [le demandeur] a pensé justifié de soumettre à vos seigneu- ries une sélection des écrits classiques de nombreux auteurs dans ce do- maine, depuis Locke jusqu’à Dicey en passant par Blackstone et Chitty, mais encore les écrits d’autorités modernes estimables comme de Smith, Wade, Hood Philips et Heuston, dans l’idée de montrer d’abord la vision historique que les actes réalisés sur le fondement de la préro- gative n’ont jamais été justiciables, et ensuite la mesure dans laquelle cette doctrine classique peut au moins en ce siècle être considérée comme ayant été diluée » 294.

« En bref, la vision orthodoxe était à l’époque que la réponse à un abus de la prérogative appartenait au domaine politique et non au domaine juri- dique.

« Mais aussi fascinant qu’il soit d’explorer ce grand courant de notre histoire juridique, le faire en connexion avec le présent recours semble surréa- liste. Parler aujourd’hui des actes du souverain comme “irrésistibles et absolus” quand les conventions constitutionnelles modernes requièrent que tous ces actes soient réalisés par le souverain sur le conseil de et à l’exécution de ses ministres en poste à ce moment, tend sûrement à em- pêcher le développement continu de notre droit administratif en s’arc- boutant sur ce que Lord Atkin appela un jour, quoique dans un contexte différent, le son des chaînes médiévales des fantômes du passé : voyez

United Australia Ltd. v. Barclays Bank Ltd. [1941] A.C. 1, 29. Ce n’est,

je l’espère, pas déplacé dans ce contexte de citer une lettre écrite en 1896 par le grand historien du droit F. W. Maitland à Dicey lui-même : “la seule utilité directe de l’histoire du droit (je ne me prononce pas sur

293 « Before considering the rival submissions in more detail, it will be convenient to make some general observa-

tions about the process now known as judicial review. Today it is perhaps commonplace to observe that as a result of a series of judicial decisions since about 1950 both in this House and in the Court of Appeal there has been a dramatic and indeed a radical change in the scope of judicial review. That change has been described — by no means critically — as an upsurge of judicial activisM. »

294 « But, helpfully, he thought it right to make available to your Lordships a selection from the classic pronounce-

ments of many famous writers in this field from Locke through Blackstone and Chitty to Dicey and from the writings of distinguished modern authorities including de Smith, Wade, Hood Phillips and Heuston designed to show first the historic view that acts done under the prerogative were never reviewable and secondly the extent to which that classic doctrine may at least in this century be said to have been diluted. » Le « he » en première ligne renvoie au demandeur.

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son intérêt trépidant) tient à la leçon que chaque génération a un énorme pouvoir de création de son propre droit” : voyez Richard A. Cosgrove,

The Rule of Law : Albert Venn Dicey, Victorian Jurist (1980), p. 177 »295.

Lord Brightman, enfin, est plus réservé : bien que d’accord pour rejeter l’appel sur le fondement de ce que la matière considérée est la sécurité nationale, il préfère éviter de trancher la question de la soumission des ordres en conseil au recours juridictionnel :

« Il n’y a rien que je puisse utilement ajouter aux recensions complètes que vos seigneuries ont faites des autorités relativement à la justiciabilité des décisions prises sur le fondement de la prérogative royale. Il n’y a pas de différence dans mon propos avec les réflexions de vos seigneu- ries, excepté sur un point isolé : le point de savoir si la justiciabilité de l’exercice d’un pouvoir de prérogative est limitée au cas dans lequel ce pouvoir a été délégué à l’autorité auteur de la décision par un ordre en Conseil. De cette façon, le processus de prise de décision qu’il est de- mandé de contrôler relève de, et doit être exercé en accord avec, les termes de cet ordre. Comme mon noble et savant ami Lord Fraser of Tullybelton, je préfèrerais laisser la résolution de cette question à une affaire dans laquelle elle doit nécessairement être déterminée »296.

295 « In short the orthodox view was at that time that the remedy for abuse of the prerogative lay in the political

and not in the judicial field.

« But fascinating as it is to explore this mainstream of our legal history, to do so in connection with the present

appeal has an air of unreality. To speak today of the acts of the sovereign as “irresistible and absolute” when modern constitutional convention requires that all such acts are done by the sovereign on the advice of and will be carried out by the sovereign’s ministers currently in power is surely to hamper the continual develop- ment of our administrative law by harking back to what Lord Atkin once called, albeit in a different context, the clanking of mediaeval chains of the ghosts of the past : see United Australia Ltd. v. Barclays Bank Ltd. [1941] A.C. 1, 29. It is, I hope, not out of place in this connection to quote a letter written in 1896 by the great legal historian F. W. Maitland to Dicey himself : “The only direct utility of legal history (I say nothing of its thrilling interest) lies in the lesson that each generation has an enormous power of shaping its own law” : see Richard A. Cosgrove, The Rule of Law : Albert Venn Dicey, Victorian Jurist (1980), p. 177. »

296 « There is nothing which I can usefully add to the comprehensive survey which your Lordships have already

made of the authorities on the reviewability of decisions taken under the royal prerogative. There is no differ- ence between the conclusions reached by your Lordships except on one isolated point : whether the reviewa- bility of an exercise of a prerogative power is limited to the case where the power has been delegated to the decision-maker by Order in Council, so that the decision-making process which is sought to be reviewed arises under and must be exercised in accordance with the terms of that order; or whether reviewability may also extend, in an appropriate case, to a direct exercise of a prerogative power. Like my noble and learned friend, Lord Fraser of Tullybelton, I would prefer to leave the resolution of that question to a case where it must necessarily be determined. »

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