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3.D.4 Foi et raison

Dans le document Histoire des sciences (Page 73-75)

Le thème récurrent qui préoccupe les esprits médiévaux face à la philosophie grecque est le conflit possible entre la raison, représentée de manière exemplaire par le système philosophique d’Aristote, et la foi chré- tienne. Signalons premièrement que les universités sont avant tout des institutions religieuses et qu’une nette majorité des professeurs sont prêtres ou appartiennent à des ordres religieux, comme les dominicains ou les franciscains. Une part importante des étudiants se destinent aussi à la prêtrise. Bref, les membres de l’Université sont généralement des chrétiens fervents, mais en même temps animés d’une curiosité intellec- tuelle indéniable et désireux de satisfaire leurs esprits par une connaissance raisonnée.

Le conflit potentiel entre la révélation et la raison avait déjà été envisagé par Saint-Augustin au Ve siècle. Celui-ci affichait une prudence salutaire et mettait en garde les chrétiens contre une interprétation trop littérale des Saintes Écritures en ce qui a trait au côté matériel des choses. Par exemple, la cosmologie hé- braïque évoquée dans la Bible, avec sa Terre plate, est rudimentaire en comparaison de celle des Grecs. Il ne faut donc pas chercher dans les Écritures une réponse aux questions matérielles, mais seulement aux ques- tions spirituelles, au sujet desquelles, cependant, la révélation ne peut se tromper, selon Saint-Augustin. Celui-ci préconise de fait une séparation des pouvoirs : les choses spirituelles sont du domaine de la foi et de la révélation et sont l’objet de vérités éternelles, alors que les problèmes matériels, moins importants, sont du domaine philosophique ou scientifique et peuvent admettre un progrès. Cependant, les théories philoso- phiques ou scientifiques ne peuvent en aucun cas entrer en contradiction avec la révélation, ce qui serait un signe certain de leur fausseté.

Lorsque le système d’Aristote fait son entrée en Europe au XIIe siècle, il séduit un grand nombre de gens ins- truits par sa logique imperturbable et par son caractère universel, qui veut tout englober et tout expliquer dans une structure cohérente et hiérarchique. L’univers d’Aristote est dans un état ordonné et rationnel : il y a une place pour chaque chose et chaque chose est à sa place, et pour une raison précise. La structure de cet univers semble découler de manière inéluctable et logique de principes généraux. À l’époque de la sta- bilisation de la féodalité et après une longue période de troubles et d’invasions, les esprits sont rassurés par un tel système et souhaitent que la foi chrétienne puisse être organisée selon un schéma comparable. Seule- ment, quelques points de la philosophie aristotélicienne sont en contradiction frappante avec la doctrine chrétienne et Aristote fut aussi accueilli avec méfiance par les autorités ecclésiastiques :

1. Aristote prétend que le monde est éternel, qu’il n’a jamais eu de début et qu’il n’aura pas de fin. Ceci contredit évidemment la création du monde par Dieu, à une époque d’ailleurs pas très reculée. 2. Le système d’Aristote est déterministe et semble nier la possibilité de libre arbitre aux individus. Tous

les événements sont causés de proche en proche, et de manière nécessaire, par ce qui se produit dans

les sphères supérieures de l’Univers. Ce point de vue enlève à Dieu même toute liberté d’action. 3. Aristote enseigne que l’âme humaine est issue d’un intellect agent unique situé sur la sphère de la Lune

et que l’âme de chaque individu, après sa mort, retourne se fondre dans cet intellect agent, alors que la survie de l’âme individuelle est un trait fondamental de la doctrine chrétienne.

Face à ces contradictions, trois attitudes sont possibles : l’acceptation du système d’Aristote tel quel (aver- roïsme), son absorption dans la doctrine chrétienne, après quelques modifications (thomisme), ou finale- ment son rejet pur et simple (nominalisme).

L’averroïsme On peut se laisser complètement séduire par le système aristotélicien et l’accepter tel quel, en acceptant aussi que la doctrine chrétienne soit contraire à la vérité sur certains points. Cette interprétation littérale d’Aristote est appelée averroïsme, d’après le commentateur arabo- espagnol Averroès (Ibn Rushd). Siger de Brabant, professeur à Paris, était de cette catégorie. L’averroïsme fut condamné par l’Église et ses défenseurs se méritèrent des peines d’emprisonnement.

Le thomisme On peut aussi accepter partiellement le système aristotélicien, en particulier les éléments compatibles avec la doctrine chrétienne, et même tenter d’appuyer le dogme catholique sur la méthode d’Aristote. C’est la voie modérée que suivirent Albert le Grand et surtout Thomas d’Aquin. L’Allemand Albert le Grand, dit le Docteur Universel (1193/1280), enseigna à Paris puis à Cologne. Il est le prin- cipal responsable de l’introduction des textes grecs et arabes à l’Université, en particulier Aristote (1240). L’université de Paris avait auparavant interdit l’enseignement d’Aristote de 1210 à 1234. Albert le Grand était un esprit ouvert, partisan de l’observation et critiquait plusieurs points de la physique d’Aristote.7Il écrit

des oeuvres d’histoire naturelle (De animalibus et De vegetalibus). Certains prétendent qu’il pratiqua aussi l’Al- chimie.

Plus lourde de conséquences fut l’oeuvre de l’Italien Thomas d’Aquin, dit le Docteur angélique (1227/1274). Moine dominicain, il fut l’élève d’Albert le Grand à Paris et enseigna lui-même à Paris et en Italie. Son oeuvre majeure est la Somme théologique (Summa Theologica), dans laquelle il expose la religion chrétienne en utili- sant les principes de raisonnement aristotéliciens. Il tenta de réconcilier la pensée d’Aristote et la religion chrétienne et mena en cela une difficile lutte contre les autres théologiens (son oeuvre fut momentanément condamnée par le décret de 1277, mais il fut canonisé en 1323). Thomas d’Aquin donne toujours préséance à la foi sur le raisonnement, mais estime que le raisonnement peut raffermir la foi. Il est l’archétype du théologien et considère la théologie comme une science :

Utrum sacra doctrina sit scientia ?

[La théologie est-elle une science ?]

…Je réponds qu’il faut dire que la théologie est une science. Mais on doit savoir qu’il y a deux genres de sciences. Les unes procèdent de principes connus par la lumière naturelle de l’intel- lect, comme l’arithmétique, la géométrie, etc. Les autres procèdent de principes connus à la lu- mière d’une science supérieure, comme l’optique procède de principes connus par la géométrie et la musique de principes connus par l’arithmétique. Et c’est de cette manière que la théologie est une science, puisqu’elle procède de principes connus par une science supérieure, à savoir la science possédée par Dieu et par les bienheureux. Ainsi, comme la musique accorde foi aux principes qui lui sont transmis par l’arithmétique, ainsi la théologie accorde foi aux principes qui lui sont révélés par Dieu.8.

7. L’un des endroits de Paris où il enseignait, connu aujourd’hui sous le nom de Place Maubert, tire son nom d’une corruption de Magnus Albert.

D. Le moyen-âge occidental

La philosophie de Thomas d’Aquin, connue sous le nom de thomisme, est devenue sous le pape Léon XIII (1879) la philosophie officielle de l’Église catholique.

Le nominalisme Face aux contradictions entre la doctrine chrétienne et celle d’Aristote, on peut enfin donner préséance à la foi et accorder à Dieu une liberté absolue, en niant le détermi- nisme d’Aristote et en critiquant sa dialectique. En particulier, l’un des combats intellectuels engagés par les partisans de ce point de vue, appelés nominalistes, est la querelle des universaux. Les universaux sont les idées de Platon, c’est-à-dire les concepts abstraits dont les objets concrets ne seraient que des simulacres. L’école réaliste,9 inspirée de Platon, prétendait que les universaux étaient plus vrais que les objets concrets. Par

exemple, la notion de «cheval» dans toute sa généralité était considérée plus «réelle» qu’un cheval véritable et particulier. Contrairement aux réalistes, les nominalistes prétendaient que les universaux n’étaient que des mots inventés par les humains et que seuls les objets concrets et particuliers étaient réels. En ce sens, les nominalistes sont les précurseurs du positivisme, mais il ne faut pas pousser l’analogie trop loin, car ils de- meuraient avant tout des chrétiens fervents. Les nominalistes se recrutaient plus volontiers parmi les ordres mendiants, comme les franciscains, plus rebelles à une société hiérarchique et matérielle. Les représentants les plus illustres de cette école nominaliste furent Roscellin (1050/1122), Pierre Abélard (1079/1142), Duns

Scot (ou Scotus) (1266/1308) et, surtout, Guillaume d’Occam (1285/1349). Ce dernier est surtout célèbre pour

le «rasoir d’Occam» : entia non sunt multiplicanda præter necessitatem («les entités ne doivent pas être multi- pliées au-delà du nécessaire»), ce qui signifie qu’on ne doit pas inutilement inventer des concepts, s’il est possible de représenter la réalité avec un nombre moindre de concepts : un principe d’économie qui guidera toute la science moderne. Mais ne voyons pas en Guillaume d’Occam un précurseur de la science moderne : en tant que nominaliste, il donnait liberté absolue à Dieu et de ce fait niait la rationalité du monde.

Dans le document Histoire des sciences (Page 73-75)