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Les conceptions de l’éducation à la paix selon les grands pédagogues

3. L’ÉDUCATION À LA PAIX

3.1 Les conceptions de l’éducation à la paix selon les grands pédagogues

Dès la Renaissance, des humanistes ont été porteurs des prémisses de l’éducation à la paix. C’est ainsi qu’au XVe siècle, alors qu’il est tout à fait utopique

de croire à la paix, le rêve de construire un monde pacifique naît en Europe, sous la plume d’auteurs tels que Rabelais et Montaigne. L’homme se trouve au centre des préoccupations de ces humanistes. Ils souhaitent former, par l’éducation et dans le respect de l’être, un homme nouveau capable de se forger un jugement en tenant compte des diverses opinions et croyances (dans La Borderie, 2001). Dans sa thèse, Gicali (2012) remarque d’ailleurs que pour Rabelais et Montaigne, « la formation citoyenne (les mœurs) est aussi importante que la formation scientifique. » (p. 57) Soulignons que la position de Montaigne était qu’il valait mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Dès cette époque, les humanistes proposent que l’instruction

en faveur de la paix soit basée sur la dignité humaine, le respect mutuel et la tolérance.

Au XVIIe siècle, Comenius était animé d’une vision progressiste, utopique et

révolutionnaire, se situant à l’opposé de la pensée de son temps: « Tous ses efforts visent à l’amélioration de la situation humaine - par le biais de la formation pansophique - et à la restauration de l’état de paix. » (dans Mutuale et Weigand, 2011, p. 47) Pédagogue tchèque, il est le premier à soutenir l’éducation à la paix en s’appuyant sur le modèle de Jésus. Il passera beaucoup de temps auprès des plus pauvres en Europe, fuyant les violences de la guerre. À la fin de sa vie, il publie le texte Angelis Pacis qui exhorte la chrétienté à promouvoir la paix et l’amour dans le monde (dans Aspeslagh, 1986; dans Château, 1956). Pour Comenius, selon Mutuale et Weigand (2011), « si tous les hommes recevaient un enseignement aussi approfondi que possible de la totalité, ils seraient véritablement sages, et le monde serait plein d’ordre, de lumière et de paix. » (p. 52) Fondateur de la pédagogie moderne et reconnu à ce titre pour avoir influencé la pédagogie des trois derniers siècles, Comenius prône une éducation globale et émet l’idée avant-gardiste d’un Conseil pour la paix mondiale à l’image d’une « Société des Nations » ou des « Nations Unies ».

De même, Rousseau (1826), l’un des grands auteurs du Siècle des Lumières, considère l’éducation au sens large en incluant tout ce qui influence le parcours de l’être, ainsi que sa socialisation. Pour lui, l’être humain est bon à la naissance, mais c’est la société qui le corrompt. Rousseau propose alors une éducation qui vise le développement de l’esprit critique et une remise en cause de ce qu’est la société. Il a pour souci l’amélioration du genre humain et cherche à éviter de faire violence à la nature humaine.

Rabelais, Montaigne, Comenius et Rousseau, pour ne citer que ceux-là, ont été des précurseurs d’idées pour une éducation à la paix. En leur temps, ils posaient

déjà les prémisses d’une éducation globale, d’une éducation au savoir vivre-ensemble et d’une éducation citoyenne. Ils demeurent des références jusqu’à nos jours.

Par ailleurs, au début du XXe siècle, le pédagogue américain John Dewey

réaffirme la pensée kantienne. Il pense que la paix est l’expression d’une volonté du peuple et pas seulement celle d’un état. Il a foi en l’homme et il est convaincu du rôle essentiel joué par l’éducation dans une société démocratique. C’est pourquoi, afin d’humaniser le monde, Dewey propose de centrer la pédagogie davantage sur l’individu qui apprend que sur les savoirs à transmettre. Il instaure alors une pédagogie qui vise le développement de l’être humain en profondeur. L’expérience constitue « le concept opératoire de l’éducation nouvelle; c’est une prise de conscience dans un climat qui veut être expérimental d’un certain événement interne ou externe. » (Dewey, 1947, p. 21) Par conséquent, une transformation en spirale s’opère et non une destruction de l’être. L’éducation doit permettre à l’élève de se découvrir, de mieux comprendre son milieu social afin de s’épanouir tout en vivant avec les autres. Il s’agit d’une pratique pédagogique où individu et société se trouvent toujours en interaction. La finalité à terme est d’instaurer une éducation à la liberté, formatrice du jugement afin d’accroître l’autonomie de l’élève en tant que citoyen (Dewey, 1931). Les conceptions éducatives de Dewey ont ainsi été une base pour l’élaboration des programmes de résolution de conflits et de la communication non violente (CNV) qui font partie des stratégies d’éducation à la paix.

À la même époque, la médecin et pédagogue Maria Montessori d’origine italienne pose que, pour changer la société humaine, l’individu doit s’interroger sur son passé afin de développer en lui-même ses valeurs humaines potentielles. Elle précise que, si dans le champ de l’éducation, la paix « devenait une discipline à part entière, elle serait la plus noble de toutes, car la vie même de l’humanité en dépend. L’enjeu est peut-être même le destin de notre civilisation » (dans Montessori, 2004, p. 36). De plus, Montessori constate que, malgré les progrès technologiques, l’homme ne parvient pas à mobiliser et à maîtriser son énergie intérieure afin de construire un

monde de paix. Pour cette pédagogue de renommée internationale, la paix forme une unité dans une diversité de différents fragments interagissant en un tout. D’ailleurs, en 1932, lors d’une conférence à Bruxelles, Montessori s’exprime en ces termes: « Les hommes politiques ont la responsabilité d’éviter les conflits; par contre, établir la paix durable est du ressort des éducateurs. Construire la paix doit reposer sur des fondations engendrées par un effet issu d’un effort collectif et universel » (Montessori, 2001, p. 89). Puis, lors d’un séjour en Inde, pendant la Seconde Guerre mondiale, sa théorie se trouve influencée par la philosophie de Gandhi. Houssaye (2005) rapporte qu’elle dira: « C’est l’humanité entière qui doit être convoquée, l’éducation à la paix ne saurait se réduire uniquement à un enseignement qui serait donné dans les écoles. » (p. 12)

Au début du XXe siècle, Alexander Sutherland Neill met en place une situation éducative qui constitue elle aussi un changement radical: l’éducation basée sur les intérêts de l’enfant. Il fonde l’école de Summerhill en Écosse en 1921, espace de parole et de vie, où les besoins et les droits des individus sont pris en compte. Certes, Neill a fait l’objet de nombreuses critiques, mais son but était de donner la possibilité à l’humain « d’expérimenter une société de sollicitude qui passe par l’exercice de sa liberté ouverte et respectueuse de l’autre dans le respect des règles choisies collégialement. » (dans Mutuale et Weigand, 2011, p. 252) Il est à souligner que cette expérience s’est déroulée à une période marquée par les guerres.

Même si l’éducation à la paix n’est pas nommée par Célestin et Élise Freinet (1994), leur pédagogie vise l’objectif de réduire la violence et de résoudre les conflits par l’apprentissage de la démocratie, du respect de soi-même et d’autrui. Leurs techniques et leurs outils pédagogiques permettent le développement de la créativité. Mais surtout les Freinet veulent former des individus conscients de leur valeur et qui luttent contre toute injustice sociale. Pédagogues de la coopération, ils mettent aussi en place une éducation multiculturelle.

Par ailleurs, le psychologue suisse Piaget a considérablement enrichi l’éducation à la paix. En effet, après avoir lu les écrits de Comenius, il développe une foi intense en la paix. Puis, avec le soutien du Bureau International de l’Éducation, Piaget (1934) propose une éducation internationale en ces termes: « La véritable éducation à la paix doit consister, non pas en un simple enseignement des idées pacifistes, mais une adaptation de l’esprit tout entier aux relations internationales. » (p. 19) D’après Piaget, l’éducation coopérative rend possible la formation de la moralité librement acceptée, car la coopération réduit et libère l’homme de son égocentrisme intellectuel et moral, et lui permet d’œuvrer pour la collectivité et pour la paix. Ainsi, « tout enseignement objectif des relations internationales prépare les individus à se libérer de l’illusion égocentrique [...] et à acquérir cette attitude de réciprocité qui est le principe de la collaboration pacifique. » (Ibid., p. 21) Pour Piaget, l’éducation à la paix est possible, mais elle suppose la prise en compte de la psychologie de l’être humain.

Dewey, Montessori, Neill, Freinet et Piaget sont des éducateurs dont les orientations et les pratiques servent de piliers aux conceptions de l’éducation à la paix et plus particulièrement en milieu scolaire. Plusieurs de leurs théories et pratiques d’éducation à la paix sont devenues des fondements dans le domaine (Gicali, 2012).

D’autres éducateurs ont élaboré une conception d’éducation à la paix selon une approche spirituelle. Nous retiendrons deux penseurs et pédagogues qui ont marqué les sociétés: l’Autrichien-hongrois Rudolf Steiner et l’Indien Jiddu Krishnamurti. Commençons par Steiner, qui développe une philosophie axée sur la gnose christique et élabore un système éducatif anthroposophique. Considérant l’être humain dans sa globalité, il fait reposer l’éducation sur une conception de l’individu, composé d’un corps, d’une âme et d’un esprit afin de répondre à ses besoins physiques, psychiques, spirituels et l’amenant à se réaliser pacifiquement (Steiner, 2006). De son côté, Krishnamurti préconise une éducation permettant l’exploration des savoirs, des pensées et des comportements. Pour lui, le développement de la

conscience individuelle doit conduire à un changement sociétal (Krishnamurti, 2012) et il insiste sur la nécessité de la connaissance de soi et sur la construction de l’être non violent, afin de contrer la culture de violence (dans Jahanbegloo, 1999).

Le principe de la non-violence comme élément constitutif de l’éducation à la paix a été formellement introduit par Gandhi (Harris, 2004). D’origine indienne, Gandhi (2010) définit l’éducation au plan individuel selon quatre vertus: le respect, l’acceptation de l’autre, l’empathie et la compréhension; et au niveau sociétal, selon quatre fondements: la vérité, l’amour, la confiance et le don de soi. Dans sa vie quotidienne, Gandhi a incarné ces grands principes reliés à la non-violence, ce qui fait de lui un modèle et un des bâtisseurs de l’éducation à la paix. De même, à la suite de sa rencontre avec Gandhi, Lanza del Vasto, philosophe et pédagogue italien, fonde les communautés de l’Arche. Il s’agit de communautés de vie basées sur la non-violence où chacun peut approfondir sa propre quête de la paix dans le respect des autres. Il qualifie la personne non violente du titre de « chercheur de vérité », celui qui vise le développement de sa conscience (Lanza del Vasto, 1971).

La philosophe Hannah Arendt se réfère aux principes de la non-violence (dans Jahanbegloo, 1999). D’origine allemande, elle caractérise la condition humaine selon trois dimensions: le travail, l’œuvre et l’action et conçoit une orientation du vivre- ensemble, susceptible de remplacer les rapports dominants-dominés entre les hommes, par des rapports de dialogue, d’échange et d’amitié. Pour elle, « nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humain. » (Arendt, 1974, p. 35) Pour ce faire, elle propose d’établir un rapport de réciprocité entre les individus fondé sur le respect et la dignité de l’autre.

Le Brésilien Paulo Freire a expérimenté et écrit sur la pédagogie des opprimés ou la pédagogie de libération. Il préconise une pédagogie active du développement intégral de la personne qui inclut aussi bien l’intellect que l’affectif. Selon Ferrer

(1997), la pédagogie de Freire cherche à humaniser l’être humain « dans la mesure où il est capable de comprendre le monde, de l’objectiver pour le transformer et pour se transformer. » (p. 29) En effet, Freire (1980) suggère une éducation à la paix fondée sur une conception éthique et politique du vivre-ensemble comme un moyen non violent pour combattre toute forme d’oppression.

Rappelons que l’après-Première Guerre mondiale amène une prise de conscience globale de la nécessité d’établir la paix et d’éviter la guerre (Bayada et Boubault, 2004; Montessori, 2001); et la période de l’entre-deux-guerres voit l’émergence du concept d’éducation à la paix, les grands pédagogues ont tous tenu un discours qui intègrent l’éducation à la paix pour le développement intégral de la personne. Au XXe siècle, les orientations d’éducation à la paix ont évolué. Elles

mobilisent la recherche et ont donné naissance à des nouvelles pédagogies (Aspeslagh, 1986; Hermon, 1997).