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Le coût d’opportunité de la guerre

Section 2. L’étude de J Stiglitz et L Bilmes sur le coût de la guerre de l’Irak et ses critiques

2.1. Le coût de la guerre pour les Etats-Unis

2.1.3. Le coût d’opportunité de la guerre

Stiglitz et Bilmes définissent le coût d’opportunité comme étant le détournement de fonds que les Etats-Unis auraient pu utiliser d’une meilleure façon.

Ils soulignent qu’il existe aussi des coûts sociaux non quantifiables. Il s’agit du prix à payer par les Américains en ne conservant pas la garde nationale et les réservistes dans le pays. Quand ces personnes se trouvent outre-mer, la société perd les services qu’ils rendent dans les situations d’urgence ; or, le simple fait de savoir qu’ils sont présents si une catastrophe se produit a aussi une valeur énorme. C’est ce que les économistes appellent la valeur « d’assurance de la présence » de personnels prêts à réagir. Selon eux, l’envoi de la garde nationale en Irak a eu pour les Américains un coût d’opportunité. Par exemple, elle n’a pas été là pour assurer les secours dans les

situations de crise, comme l’ouragan Katrina. Il faut savoir aussi que la moitié des matériels lourds et des véhicules utilisés par la garde nationale ont été transportés en Irak.

En plus du calcul du coût budgétaire de la guerre, les auteurs ont réalisé une estimation des effets macroéconomiques. Ils considèrent que la guerre d’Irak a affecté l’économie à travers la hausse du prix du pétrole, la réorientation des dépenses et la hausse du déficit. Ces effets macroéconomiques ne sont que le coût d’opportunité de la guerre pour les Etats-Unis.

Premièrement, les auteurs considèrent que la guerre de l’Irak a sensiblement contribué à la hausse du prix du pétrole, en même temps qu’elle a permis l’enrichissement des compagnies pétrolières américaines48.

Pour les Etats-Unis, pays importateur de pétrole, cette hausse des prix a accentué le déficit de la balance commerciale et a créé des tensions inflationnistes. Généralement, les banques centrales réagissent à ces pressions en augmentant les taux d’intérêts. Cette hausse des taux d’intérêts se traduit par une réduction des dépenses d’investissement et de consommation, une baisse des cours de la Bourse et un ralentissement de l’économie.

Selon les auteurs, la question n’est pas de savoir si la guerre a affaibli ou non l’économie, mais de quel degré elle s’est affaiblie. Les effets macroéconomiques de la guerre sont immenses mais ils sont difficiles à quantifier.

La hausse du prix du baril de pétrole due à la guerre est estimée par les auteurs au travers de deux scénarios : le premier suppose que la guerre a eu pour effet d’augmenter le prix du baril de cinq dollars pour une durée de sept ans49 et le deuxième suppose que la hausse du prix du baril a été de dix dollars pour une durée de huit ans. Les importations des Etats-Unis étant de cinq milliards de baril par an, la hausse de cinq dollars du prix du baril entraine un surcoût de 25 milliards de dollars par an soit de 175 milliards sur les sept ans. De même, une hausse de dix dollars par

47 D’après le « Statistical Abstract », le PIB à prix constants (dollars 2005) de 2008 est de 13 312,2 milliards de dollars. 48 Leurs profits et le cours de leurs actions ont augmenté depuis le déclenchement de la guerre.

baril entrainera un surcoût de 50 milliards de dollars par an soit 400 milliards de dollars sur les huit ans. Toutefois les auteurs trouvent que cette hausse de cinq et de dix dollars par baril est trop peu par rapport au prix du baril sur les marchés en 2007 et 2008.

Stiglitz et Bilmes considèrent que quand les prix du pétrole montent, cela signifie que les familles américaines ont moins d’argent à dépenser pour le reste et que les pouvoirs publics ont réduit d’autres dépenses pour financer le surcoût du pétrole importé. Donc, si les Etats-Unis avaient gardé cet argent et s’ils l’avaient dépensé en achats de produits américains, leur PIB aurait été plus élevé. L’augmentation des dépenses en produits fabriqués aux Etats-Unis aurait induit une hausse des salaires et des profits et cet argent à son tour aurait été en grande partie dépensé sur le territoire américain. Cela aurait stimulé encore plus l’économie intérieure. Si les consommateurs avaient accru leur demande de produits américains – au lieu de dépenser leur argent en pétrole étranger- la production aurait augmenté pour répondre à cette plus forte demande. Cela signifie que les consommateurs ont moins d’argent à dépenser pour le reste et que les pouvoirs publics ont réduit d’autres dépenses. La hausse du prix du pétrole a également affaibli l’économie des partenaires commerciaux des Etats-Unis. Par conséquent, ils ont moins acheté aux Etats-Unis. Cette hausse du prix du pétrole a entrainé une réduction du PIB que les auteurs calculent en utilisant le multiplicateur des importations pétrolières50. Les auteurs

prévoient une baisse du PIB de 37,5 milliards de dollars51 par an soit une baisse de 263 milliards de dollars sur sept ans selon le premier scénario. Cette baisse est estimée à 50 milliards de dollars par an soit de 800 milliards de dollars sur les huit ans dans le scénario réaliste modéré.

Stiglitz et Bilmes affirment que plus la guerre s'est prolongée, plus les prix du pétrole ont augmenté et que presque tous les experts pétroliers sont d'accord sur ce point. Selon les auteurs, la guerre a un rapport avec la montée des prix du pétrole. Toutefois, Peter Hartley52 estime que l'augmentation de prix en raison la guerre est

temporaire. D’après lui, les prix varient en fonction d’un changement de l’offre ou de

50Le multiplicateur des importations pétrolières mesure le degré auquel un changement des importations pétrolières se

convertit en changement dans le produit total. Ce multiplicateur est estimé à 1,5 pour le premier scénario et à 2 pour le deuxième (scénario réaliste modéré).

la demande. Les changements d'offre et demande suite à la guerre sont provisoires et dus à l'incertitude.

Deuxièmement, les auteurs s’intéressent aux effets macroéconomiques de la réorientation des dépenses lors de la guerre. Selon eux, l’argent que l’Etat dépense en Irak ne stimule pas l’économie comme le feraient les mêmes sommes dépensées sur le territoire national. Les fonds consacrés à la guerre d’Irak ont évincé les investissements publics.

Une hausse des dépenses publiques, disons d’un montant X augmente le PIB d’un montant supérieur à X en fonction d’un facteur qu’on appelle le multiplicateur des dépenses publiques. Les auteurs considèrent que le multiplicateur qui mesure les effets des dépenses publiques de la guerre d’Irak est parmi les plus faibles (0,4). Ainsi, la réorientation de 800 milliards de dollars vers l’investissement intérieur ajouterait au PIB 320 milliards de dollars dans le scénario réaliste modéré.

Troisièmement, Stiglitz et Bilmes étudient l’effet de la hausse des déficits due à l’accroissement des dépenses militaire sur l’économie. Quand les déficits augmentent cela signifie que la dette nationale va augmenter.

Selon le scénario réaliste modéré, l’alourdissement de la dette dû au seul accroissement des dépenses militaires en incluant les intérêts cumulés des emprunts de cette guerre financée à crédit dépasse les 2 000 milliards de dollars. La fraction de l’augmentation des déficits n’a pas été financée par une hausse de l’épargne ; ce qui a poussé à de nouveaux emprunts à l’étranger et à une baisse de l’investissement intérieur. Cet investissement privé a un multiplicateur supérieur à celui des dépenses de la guerre de l’Irak. Par conséquent, le PIB est plus bas qu’il n’aurait dû l’être. Ces effets ont lieu pendant la guerre, mais d’autres, ceux qui vont se produire après, sont importants également. L’argent consacré à l’Irak aurait pu être dépensé pour les écoles, les routes ou la recherche. Étant donné que ces investissements n’ont pas été faits, la production future sera plus réduite. Les auteurs retiennent le chiffre de 1100 milliards de dollars utilisé par le Joint Economic Committee comme l’effet macroéconomique total de la guerre de l’Irak.

Nous nous demandons pourquoi Stiglitz et Bilmes ont retenu le chiffre donné par le Joint Economic Committee pour mesurer l’effet macroéconomique total de la guerre de l’Irak. Pourquoi ils n’ont pas estimé eux-mêmes cet effet, puisqu’ils se sont efforcés d’étudier ces effets. D’après eux, la guerre d’Irak a affecté l’économie à travers la hausse du prix du pétrole, la réorientation des dépenses et la hausse du déficit. Ils ont imaginé plusieurs scénarios pour quantifier chacun de ses effets. Pourtant, ils n’ont pas pris, dans le calcul du coût total de la guerre en Irak, leurs propres estimations.

Pour les auteurs, le coût d’opportunité est le détournement de fonds que les Etats- Unis auraient pu utiliser d’une meilleure façon. Nous pensons que quand il s’agit du calcul du coût d’opportunité, il faut avant tout déterminer de quel côté nous faisons ce calcul : est-ce du côté de la population américaine ou bien de celui de l’administration américaine ?

Nous ne pouvons pas analyser l’Etat comme étant un individu. Les objectifs de l’Etat sont différents de ceux de la population. L’objectif de l’administration américaine quand elle a décidé de faire la guerre en Irak concernait peut-être avant tout sa réélection. Le choix de faire la guerre était raisonnable pour l’administration américaine, mais ce n’était pas le cas pour la population. L’administration a utilisé son combat contre le terrorisme après les évènements du 11 septembre 2001 pour convaincre sa population de la nécessité de mener cette guerre. Les objectifs des deux parties sont différents et leurs coûts d’opportunité le sont aussi.

Nous reprochons aussi à Stiglitz et Bilmes le fait de lier la guerre à sa seule cause déclarée : la création d’un nouveau Moyen Orient démocratique qui établirait une paix durable entre Palestine et Israël. Pour étudier le coût d’opportunité de la guerre, il faut avant tout expliquer les motifs qui ont motivé la décision des Etats-Unis d’envahir l’Irak. Les auteurs ne citent que la cause déclarée par l’administration américaine.

Nous pensons que les Américains ont accepté de supporter le coût variant entre 50 à 60 milliards de dollars53 pour un objectif plus rationnel. Nous nous demandons aussi

pourquoi ils ont choisi l’Irak en particulier. Ils auraient pu choisir l’Egypte, la

Tunisie, l’Arabie Saoudite, la Libye, le Yémen, la Syrie ou tout autre pays arabe non démocratique. En début d'année, nous avons suivi les mouvements de contestation contre les régimes actuels en Tunisie, en Egypte et en Libye. Ces mouvements nous montrent bel et bien que ces deux pays ne sont pas des démocraties ; ce qui confirme notre idée que l’Irak n’était pas la seule dictature dans le monde arabe.

La raison derrière le choix de l’Irak n’a rien à voir avec la démocratie. Les Américains ont peut-être choisi l’Irak en particulier, parce qu’il est un pays riche en ressources naturelles et surtout en pétrole. La raison présentée par les Américains pour justifier cette guerre s’est appuyée sur la prétendue détention de l’Irak des armes de destruction nucléaires. Toutefois les investigations menées par l’Agence Internationale de l’énergie ont montré que l’Irak ne détenait pas d’armes nucléaires. En fait, il faut évaluer les bénéfices que l’administration américaine espérait tirer de cette guerre et les comparer avec le coût supporté pour pouvoir évaluer le coût d’opportunité de la guerre d’Irak pour les Etats-Unis ; travail que les auteurs ont négligé.

Nous reprochons à Stiglitz et Bilmes d’inclure dans leur estimation à la fois le coût de la guerre d’Irak et celui de la guerre d’Afghanistan. Il ne faut pas mélanger le coût de ces guerres puisqu’elles n’ont pas le même but. Le fait de comprendre le coût budgétaire de la guerre d’Afghanistan dans l’estimation du coût total biaise le calcul du coût d’opportunité de la guerre d’Irak puisque les deux guerres n’avaient pas les mêmes causes de déclenchement.

Finalement, nous pensons que les auteurs ont fait une mauvaise interprétation de la notion du coût d’opportunité. En 2003, les Etats-Unis avaient deux choix : celui de faire la guerre en Irak et celui de ne pas la faire. Les dirigeants américains ont pris la décision d’envahir l’Irak. Pour les Américains, le coût d’opportunité de la guerre représente ce que l’économie américaine n’a pas pu produire à cause de ce conflit. Par ailleurs, la guerre a permis à l’administration américaine de l’époque de réaliser un certain gain, matériel ou immatériel, que nous ignorons. Ce gain peut être sa réélection, son enrichissement ou autre chose.

Stiglitz et Bilmes ajoutent les coûts macroéconomiques aux coûts socio-économiques et budgétaires pour obtenir le compte complet des coûts de la guerre. Dans le scénario

réaliste modéré, le coût total de la guerre d’Irak, même sans comptabiliser les intérêts, dépasse les 4 000 milliards de dollars. En incluant l’Afghanistan, ce coût monte à 5 000 milliards de dollars.

En conclusion, nous pouvons dire que Stiglitz et Bilmes ont surestimé le coût de la guerre. Comme nous avons déjà expliqué, nous pensons que la valeur d’une vie statistique et celle d’une blessure statistique sont nulles puisque le prix du risque est déjà payé pour ces militaires américains. Le coût socio-économique de la guerre d’Irak et d’Afghanistan va baisser. En conséquence, le coût total (coût budgétaire et coût social) va passer à 1776 milliards de dollars dans le scénario meilleur des cas et à 2758 milliards de dollars dans le scénario réaliste modéré. Le coût total corrigé de la guerre d’Irak et d’Afghanistan est présenté dans tableau ci-dessous.

Tableau No 1.2.2 - Le coût total corrigé de la guerre d’Irak et d’Afghanistan

Coûts en milliards de dollars

Dans le meilleur

des cas Scénario réaliste modéré Valeur d'une vie statistique-

décès (net des prestations

décès) 0 0

Valeur d'une blessure statistique-toutes les blessures 0 0 Frais médicaux de la société, de la famille et autres 55 78 (Moins prestations invalidité) 0 0

Autres coûts sociaux 0 0

Sous-total coûts sociaux 55 78 Coûts en milliards de

dollars

Dans le meilleur

des cas Scénario réaliste modéré Sous-total coûts

budgétaies 1721 2680

Total coûts

budgétaires+sociaux (sans

intérêts) 1776 2758

Coûts socio-économiques(Irak et Afghanistan)