CHAPITRE I : LES ANALYSES TERRITORIALES DE LA LOCALISATION DES ENTREPRISES
INTRODUCTION DU CHAPITRE I
I. 1.2.3 .a)- Les atouts du modèle
P. KRUGMAN considère que par sa dimension essentiellement statique, la théorie de la localisation ne permet pas de rendre compte de la complexité des processus concrets de concentration des activités économiques dans lespace, en raison de choix méthodologiques fondés sur les hypothèses de rendements constants et de concurrence parfaite. En se réappropriant les modèles et techniques de la théorie moderne de lorganisation industrielle, P. KRUGMAN développe une conception dynamique de lespace, fondée sur lhypothèse de rendements croissants. Lauteur montre ainsi comment linteraction de la demande, des rendements croissants et des coûts de transport conduit à un processus endogène cumulatif de divergence régionale78 qui donne naissance à une structure centre-périphérique de répartition des activités économiques dans lespace (P.KRUGMAN, 1991a,b ; 1992).
Comme le souligne E.L GLAESER et J.E KOHLHASE (2004), les modèles de P. KRUGMAN (1991a, b), M. FUJITA et al. (1999), M. FUJITA et J.F. THISSE (2002) sinscrivent dans une logique selon laquelle les décisions économiques sont à la fois, initiées et, limitées par les coûts de transport des biens.
Dans le cadre danalyse initié par P. KRUGMAN (1991a, op.cit.), le secteur agricole constitue lessence même de la structure centre-périphérie en ce quil est à lorigine dune force de dispersion des seules activités industrielles.
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Dans une optique assez proche, ARTHUR (1990) étudie les conditions théoriques de monopolisation dune industrie par une région, en mettant en évidence, non seulement limportance des économies dagglomération et des avantages tirés de la concentration dune industrie dans une même région, mais aussi le rôle décisif de « petits événements » (small events) ou accidents historiques. Lauteur étudie le processus de localisation des firmes à partir de la notion de rendements croissants dadoption, fonction du nombre dentreprises déjà implantées sur le site. Il montre ainsi que le processus dadoption dun site ne dépend pas systématiquement de lavantage intrinsèque du site lui-même (avantage géographique) mais de lexistence déconomies dagglomération qui peut inciter les firmes à le sélectionner alors même quil possède un avantage intrinsèque inférieur à celui que dautres sites offrent à la firme. Lauteur montre également que lorsque les économies dagglomération nont pas de limite, le processus converge vers un site unique concentrant toute lactivité. Ainsi, une région peut être amenée à offrir suffisamment davantages de localisation pour exclure toute
70 Les travaux de E. HELPMAN et P. KRUGMAN (1985) ont, dans un premier temps, contourné les limites de la théorie traditionnelle du commerce international en suggérant que la spécialisation des régions ne disposant pas davantages comparatifs, au sens de RICARDO, reposait sur les différences de tailles des marchés.
Les apports successifs de P. KRUGMAN (1991a, idem), P. KRUGMAN et A.J.VENABLES (1995, op.cit) et A.J.VENABLES (1996), notamment, vont prolonger le modèle de E. HELPMAN et P. KRUGMAN (1985) en neutralisant leffet taille de marché. Leur démarche sappuie sur lendogénéisation de la structure centre-périphérie par la prise en compte des relations verticales interentreprises de sorte à établir un lien entre lintégration économique et la concentration spatiale.
Les fondements de leurs modèles reposent sur limportance des rendements croissants et de la concurrence imparfaite en tant quéléments à lorigine du commerce et de la spécialisation. Lensemble des externalités soutenant ces rendements croissants émerge à travers un processus dagglomération des activités. Cette représentation théorique repose sur le postulat dimmobilité de la main-duvre agricole et sur lexistence de coûts de transport élevés des biens industriels (T.TABUCHI et J.F. THISSE, 2002).
Dans ce modèle, les entreprises réalisent ainsi un arbitrage entre les économies déchelle dont elles peuvent bénéficier et les coûts de transport des biens manufacturés vers la périphérie. Les premières agissent comme une force dagglomération, quand le niveau des seconds peut tendre à favoriser la dispersion des activités.
Selon P. KRUGMAN (1993): La preuve manifeste pour juger de l'importance des économies externes est la tendance forte de l'activité économique en général et des industries particulières à se concentrer dans l'espace79. Cette assertion souligne limportance des coûts de transport dans ces modèles. Les économies dagglomération, la concentration des entreprises et la spécialisation régionale, sont par essence liées à lexistence de coûts de transport. Sans leur prise en compte, chaque entreprise aurait accès à lensemble des intrants ou partenaires de telle sorte que les choix de localisation ne relèveraient plus dune stratégie industrielle.
Comme nous lavons mentionné plus haut, lhypothèse de rendements croissants, fondement de la nouvelle théorie du commerce et de la Nouvelle Economie Géographique, constitue un facteur
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The best evidence for the practical importance of external economies is the strong tendency of both economic activity in general and of particular industries or clusters of industries to concentrate in space. p.173
explicatif important de la concentration des activités, non pas par leur nature intrinsèque, mais dans la relation qui les unit aux coûts de transport des biens. Lévolution de ces coûts tend à modifier larbitrage, pour chaque entité, entre les gains issus de la concentration et le coût daccès aux marchés périphériques. Elle influence ainsi lorganisation spatiale des activités.
I.1.2.3.b)- Les limites du modèle
Lobjet de cette sous section est de souligner la portée limitée des modèles présentés ci-dessous. Les modèles de P. KRUGMAN et al (1991 ; 1985 ; 1995), dans la Nouvelle Economie Géographique sinscrivent dans un cadre simplifié du fonctionnement de léconomie représenté par deux secteurs dactivité, lun industriel, lautre agricole, qui constitue le fondement de lémergence de la structure centre-périphérie. Cette représentation simplificatrice nous semble obsolète voire intenable compte tenu dune part, de limportance accordée au secteur agricole dont le poids économique est faible à léchelle nationale voire nul à léchelle des métropoles régionales et, dautre part, de limportance toute relative des potentialités marchandes générées par la main-duvre agricole dont limmobilité supposée ne peut être que théorique.
Par ailleurs, nous trouvons que la prise en compte des deux seuls secteurs industriel et agricole, de lincidence des coûts de transport des biens manufacturés et du coût salarié du travail, dans lanalyse des choix de localisation initiée par P. KRUGMAN (1991,op.cit) puis P. KRUGMAN et A.J. VENABLES (1995, idem), conduit à une représentation binaire de la répartition spatiale des activités économiques. Ces développements théoriques occultent ainsi linfluence de facteurs dagglomération et de dispersion pouvant apparaître en fonction des technologies de production utilisées et des préférences en termes de localisation auxquelles elles sont associées. La représentation stylisée de la localisation et de lagglomération des activités quoffre le modèle centre-périphérie ne vaut que dans un contexte dindustrialisation80.
Si les coûts de transport des biens semblent constituer un facteur prépondérant dans lanalyse de lagglomération des activités, les évolutions économiques structurelles rendent leur prise en compte
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KRUGMAN (1998, op.cit) lillustre lui-même par la manufacturing belt (ceinture des usines) du nord-est des Etats-Unis, devenue Rust belt (ceinture de la rouille) dès les années 1970. En effet, prenant appui sur la ceinture manufacturière des Etats unis, communément appelée « manufacturing belt », KRUGMAN tente de construire une représentation stylisée de cette structure centre-périphérique, en sinterrogeant notamment sur les conditions démergence et de pérennité dun tel schéma de développement inégal. La construction dun modèle simple (deux sites de localisation ; deux productions, lune agricole et lautre industrielle) permet à KRUGMAN de monter que lexistence de coûts de transport faibles, de rendements croissants et lintensité de la demande locale contribuent à pérenniser un site de localisation une fois celui-ci établi.
72 moins pertinente. Lapparition de nouvelles activités participe également au renouvellement de la représentation binaire de léconomie, opposant le secteur industriel au secteur agricole, proposée par la Nouvelle Economie Géographique. Elle implique parallèlement que soient repensés les facteurs à lorigine de lagglomération en tenant compte des besoins propres à chacune de ces activités.
Dans ce cadre danalyse, la concentration géographique des activités napparaît en tant que configuration urbaine stable que pour un niveau intermédiaire de coûts de transport des biens finaux. Un niveau élevé favorise la dispersion des activités compte tenu du surcoût que représenterait la couverture de lensemble des marchés locaux de la zone géographique considérée. Des coûts de transport de marchandises élevés empêchent ainsi loccurrence dinteractions spatiales fortes. La taille, les caractéristiques du marché local et la disponibilité des facteurs déterminent alors les productions locales.
La diminution de ces coûts jusquà un niveau intermédiaire tend à réduire limportance de la proximité géographique entre fournisseurs et marchés locaux et crée ce que M. FUJITA et J.F THISSE (1996) appellent une « putty clay geography » : lincertitude et la flexibilité dans les choix de localisation des entreprises tendent respectivement à diminuer et à se rigidifier dès lors que se dessine une différenciation spatiale des territoires.
De même, La diminution des coûts de transport des produits manufacturés, associée au déclin du secteur industriel au sein des métropoles régionales, sont tels quil ne nous paraît pas pertinent de considérer le transport des biens comme une composante majeure du processus de production et de localisation. Les forces à lorigine de la dispersion des activités doivent être repensées.
Le modèle de P. KRUGMAN (1991a, ibidem) ne se borne quà mettre en exergue les déterminants de la concentration endogène des seules activités industrielles dont la dynamique peut être rompue sous leffet de la variation de paramètres microéconomiques (part de marché, élasticité de substitution, coûts de transport des biens). La déconcentration des activités sapparente alors à une dispersion par défaut.
Dans ce cadre danalyse, nous disons que la diffusion des entreprises intervient dès lors que le seuil dagglomération, au-delà duquel les avantages induits par la proximité deviennent inférieurs aux coûts quune telle concentration suscite, est atteint.
La prise en compte des explications de première espèce (first nature explanations), relatives aux caractéristiques intrinsèques des territoires (aménités naturelles, etc.), ne suffit toutefois pas à fournir une explication alternative satisfaisante à la diffusion des activités économiques étant donné les disparités des espaces exploités. Linfluence potentielle de ces explications de première espèce sera dailleurs totalement occultée dans les modèles prolongeant celui de P. KRUGMAN (1991 a). Les mécanismes dagglomération des activités innovantes diffèrent de ceux développés par la Nouvelle Economie Géographique et prévalent dans lindustrie manufacturière. Un modèle de concentration spatiale, prenant en considération le comportement des offreurs dintrants spécifiques doit, dans notre thèse, permettre dexpliquer la tendance observée à lagglomération des activités innovantes.
Limportance accordée aux coûts de transport des biens ne semble pas pertinente dans lanalyse des choix de localisation effectués par les entreprises innovantes compte tenu du rapport élevé entre la valeur et le poids de leur production (high value to weight ratio) et de son caractère souvent intangible. M. POLESE et W. COFFEY (1984) intègrent la ressource humaine comme nouveau facteur influençant les choix de localisation des activités de services.
En plus, le modèle laisse cependant apparaître certaines insuffisances au regard dune problématique de la dynamique territoriale (B. LECOQ, 1993) :
∗ lopposition quelque peu schématique dans le modèle de P. KRUGMAN entre agriculture et industrie conduit inévitablement à reproduire un schéma désormais bien classique et peu pertinent du point de vue empirique consistant à opposer les régions centres considérées comme industrielles et les régions périphériques réduites à des aspects essentiellement agricoles ;
∗ labsence de justification de la nature et des sources des spécialisations industrielles locales illustre les limites de cette construction théorique, dans sa capacité à spécifier la cohérence interne des processus de production ;
∗ larticulation entre le système de production et son support territorial reste problématique et souligne toute lambiguïté de la notion despace qui est fondamentalement exogène, au même titre dailleurs que la technologie ;
∗ enfin, les modèles développés par ces auteurs appartiennent à un ensemble de contributions dont lobjet est détudier des séquences de changement économique dépendantes du sentier, dun point de vue strictement analytique, de la même catégorie des modèles que ceux consacrés à la compétition entre technologies (W. B. ARTHUR, 1989), ou encore à létude des processus de standardisation ( P. A. DAVID, 1985).
74 La Nouvelle Economie Géographique explique la tendance à lagglomération et à la spécialisation de lindustrie, considérée dans son ensemble, mais reste cependant peu explicite sur la portée spatiale des effets externes à luvre. La dimension spatiale des ces conclusions est, par ailleurs, totalement occultée dans la mesure où, les modèles napportent aucun élément susceptible de définir précisément les zones géographiques concernées par lagglomération et la spécialisation des activités. Il en résulte que dautres mécanismes dagglomération et de dispersion doivent être envisagés afin dapporter une explication aux choix différenciés de localisation des entreprises et qui soit davantage en adéquation avec lévolution des économies modernes.
Dans cette perspective, lintroduction de linformel dentreprise, des coûts liés au transport de la main-duvre et la notion de sous-traitance, de même que la prise en compte des interactions entre offreurs et demandeurs despaces de production, doit nous permettre dapporter des éléments explicatifs alternatifs à lémergence des forces dagglomération et de dispersion décrites.
Lintérêt de cette revue de la littérature, que nous avons pris le soin délaborer et qui ne se veut volontairement pas exhaustive, est de souligner les limites du cadre danalyse des choix de localisation des entreprises proposés par la Nouvelle Economie Géographique et, surtout, par son géniteur P. KRUGMAN.
Dans la suite de notre travail, et à lissue de ces grandes limites relevées, nous allons nous appuyer sur un cadre danalyse renouvelé, empruntant notamment à léconomie territoriale, en vue de rendre compte des choix de localisation différenciés des entreprises selon leur type dactivité. Nous nous pencherons sur lanalyse territoriale de la localisation des entreprises qui nest rien dautre que le prolongement de la théorie Marshallien et dans laquelle nous nous inscrivons dans cette thèse.