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Le financement public de l'art en question : Réflexions théoriques et propositions pratiques

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Master

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Le financement public de l'art en question : Réflexions théoriques et propositions pratiques

KAUFMANN, Malik

Abstract

Le financement public de l'art en question : Réflexions théoriques et propositions pratiques

KAUFMANN, Malik. Le financement public de l'art en question : Réflexions théoriques et propositions pratiques. Master : Univ. Genève, 2019

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:126793

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LE FINANCEMENT PUBLIC DE L’ART EN QUESTION

Réflexions théoriques et propositions pratiques

Mémoire de maitrise en sciences politiques Malik KAUFMANN Directeur de mémoire : Matteo GIANNI Juré : Victor SANCHEZ-MAZAS Université de Genève Août 2019


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Avant propos et remerciements 3

I. Introduction : bases du débat 4

II. Définition art et culture 6

A. La notion de culture en sciences sociales 7

1. Entre universalisme et particularisme : la culture porteuse de sens 7 2. Autres caractéristiques de la notion de culture 10

3. Le lien entre culture et art 12

B. Définition de l’art 14

1. Le concept d’art en philosophie 14

2. Théories esthétiques institutionnelles 18

III. Arguments critiques contre un financement public 24

A. Les arguments « populistes » 24

1. Le soutien à l’art est un élitisme 25

2. L’art serait un bien de luxe 31

B. Les arguments « néoconservateurs » 35

1. La corruption et la décadence morale 37

2. La fragmentation du corps social 41

C. Les arguments économiques libertariens 45

1. Position théorique 45

2. La vision du marché libre 47

IV. Dworkin et le financement public de l'art 51

A. Neutralité des institutions libérales 51

B. Proposition de Dworkin : soutien épistémologique à l’art 54

C. Critique d’un financement indirect 59

V. Quelle forme de décision politique alors ? 63

A. Démocratie épistémique et démocratie procédurale 63

B. Trois modèles de décision 66

VI. Conclusion 72

VIII.Bibliographie 76

A. Sources scientifiques 76

B. Ressources en ligne 82

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Avant propos et remerciements

Avant de commencer ce travail, je n’étais déjà pas un partisan de l’idée selon laquelle une œuvre puisse être le fruit d’une seule personne. Alors que je suis en train de terminer ce mémoire sur l’art et les milieux créatifs, j’en ai maintenant au moins la preuve empirique (ainsi qu’un certain nombre d’arguments sociologiques). Si ce mémoire récolte quelques formes de mérite, je me dois donc de tenter de le redistribuer à celles et ceux qui ont permis son existence, en une série de remerciements.

Tout d’abord, j’adresse un immense merci au Professeur Matteo Gianni et à ses intuitions justes pour me sortir des impasses dans lesquelles j’étais parfois perdu, et qui m’ont permis de retrouver le cap et la volonté, lorsque je voulais quitter le navire, en face de la traversée.

Ensuite, j’adresse mes sincères remerciements aux acteurs et actrices de la vie politique genevoise dont Madame Virgine Keller, directrice du Service culturel de la Ville de Genève, Monsieur Thierry Apothéloz, conseiller d’État au département de la Cohésion sociale du Canton de Genève, Madame Marie-Anne Falciola Elongama, responsable finances de ce même département ainsi qu’à Monsieur Sandro Rossetti pour leur temps et les informations précieuses qui m’ont été accordés.

Merci à toutes les personnes, membres des mondes de l’art ou d’ailleurs, qui ont su prendre quelques instants de leur temps pour débattre, m’exposer leurs avis et leurs expériences ou me conseiller des lectures spécifiques. La liste est évidemment trop longue pour être exposée ici, mais je tiens à nommer certain-e-s d’entre eux qui, chacun-e à leur manière, par leurs conseils, leurs désaccords ou leur écoute m’ont permis d’aboutir à ce résultat. Aussi, un immense merci à Nicolas Bocquet, Fanny Broch, Richard Elss, Adrien Faure, Nessim Kaufmann, Basel Mansour, Aurélia Platon, Vy-Dan Savelieff, Ilias Teklemariam ainsi qu’à mes parents.

Aussi merci à chacun-e pour les discussions, pour les remises en question saines et bienvenues, pour le soutien immense apporté. J’espère que d’une manière ou d’une autre, ce travail vous rend hommage.

Merci enfin à la personne qui lit ces quelques lignes, en lui souhaitant une agréable lecture.


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I. Introduction : bases du débat

En mai 2019, les citoyens du Canton de Genève ont accepté à 83,13 % l’initiative populaire IN 167 : « Pour une politique cohérente à Genève ». Cette initiative, portée par les milieux culturels et artistiques genevois, remettait explicitement en question la loi de 2016 sur la répartition des tâches (LRT-2) entre le Canton et les communes genevoises, spécifiquement en matière de culture. Il était en effet dénoncé que cette loi (LRT-2) ne permettait pas une coordination entre les différents acteurs en présence (acteurs culturels, communes et Canton) et faisait porter le poids du soutien à la création artistique aux seules communes . Depuis l’acceptation de l’initiative, le 1 Canton sera l’institution garante de la vision d’ensemble d’une politique culturelle genevoise, retrouvera la fonction de cofinancer la création artistique (qu’il avait avant 2016), et devra mettre en place une plateforme pour s’assurer que la collaboration entre les milieux culturels et les milieux politiques se passe au mieux . Dans le message du Canton par rapport à cette loi, il y a un 2 certain nombre de suggestions quant à la manière dont la politique culturelle sera dès lors envisagée, même si ce message est perçu comme étant trop vague par certains acteurs culturels du Canton . 3

De manière implicite, cependant, l’initiative populaire IN 167 remet au centre du débat politique la manière dont se déroule le financement public de la culture et des arts, en s’interrogeant sur les moyens attribués à la création au sein d’une démocratie, et l’identité des acteurs légitimes pour soutenir les formes d’arts existantes. Or, si dans le débat général, il semble aujourd’hui relativement acquis que le financement public de l’art possède une légitimité en soi, cela n’est cependant pas aussi clair au sein des débats dans le champ de la théorie politique.

Majoritairement, le débat sur la légitimité du financement public de l’art soulève la question de savoir pour quelle raison l’art serait un bien particulier qu’il faudrait financer. À ce point de vue, c’est au sein de la théorie libérale qu’ont été élaborées des réponses à ce sujet, opposant perfectionnistes et neutralistes (Larmore, 1987 ; Kymlicka, 1989 ; Rawls, 2005 ; Raz, 1986 ; Sher, 1997 ; Spicher, 2014 ; Waldron, 1993). Les libéraux neutralistes défendent l’idée d’une neutralité libérale vis-à-vis des conceptions du bien des individus, seule à même de garantir la liberté

Prenons l’initiative pour la culture ! (2019)

1

ibidem

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individuelle et le respect égal de l’État envers le « pluralisme raisonnable » des opinions (Rawls, 2008 : 20-21, 210). Les libéraux perfectionnistes défendent l’idée que cette neutralité est un mythe et que si une vision du bien est intrinsèquement bonne (par exemple, une vie avec de l’art est intrinsèquement meilleure qu’une vie sans) alors l’État peut se permettre de la défendre contre d’autres doctrines du bien controversées (Merrill, 2011 : 15-18).

Or, ce débat occulte de manière générale deux éléments. Tout d’abord, il apparaît que la plupart de ces définitions tiennent à une « haute » vision de l’art à financer, ce dernier étant une activité d’élite, produite par et pour une élite, porteuse d’un haut pouvoir symbolique, au contraire des productions populaires. Cependant, le pluralisme esthétique de notre époque semble porteur d’un conflit : sur la base de quels critères peut-on dire que l’opéra appartient plus au domaine de l’art que le rap, ou que la photographie est plus ou moins légitime que la peinture ? Comment rendre compte des productions populaires, et quel devrait-être le rôle de l’État à leur égard ?

Ensuite, s’il apparaît que l’art oppose deux courants au sein des théories libérales, il existe un certain nombre d’autres positions qui remettent en question de manière plus générale le financement public de l’art pour d’autres raisons. Ces arguments n’ont pas non plus été beaucoup explorés en tant que tels au sein de la théorie politique, et à mon sens, explorer leur pertinence permettrait d’aboutir à une conception plus forte et plus pertinente d’un soutien public à l’art.

Ainsi, certaines positions estiment que l’art est un bien superflu, car il bénéficierait prioritairement à une élite qui a déjà les moyens de pouvoir le soutenir par elle-même (Fisher, 1996 : 41-43). Les arguments que nous allons aborder ici ressortent donc pour certains d’entre eux du champ de la sociologie et de l’économie de la culture, car il semble que cela pourrait permettre de renouveler, au moins en partie, la réflexion en théorie politique.

Or, si ces arguments semblent pertinents à premier abord, il est possible qu’une réflexion sur la manière dont les décisions se prennent permette d’en résoudre un certain nombre. En effet, est-ce les choix de financements qui sont effectués qui posent problème, ou bien est-ce la manière dont ces choix sont effectués ? En somme, peut-on dire que l’output des politiques publiques culturelles justifie un arrêt des subventions, ou y a-t-il des manières de considérer l’input de sorte que le résultat, quel qu’il soit, puisse être considéré comme légitime ?

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Ces points invitent donc à se poser la question suivante : comment le soutien public pour les formes d’arts peut-il être légitime, au sein de procédures démocratiques, et en particulier dans le cas genevois ?

Tout d’abord, dans ce travail, il s’agira de montrer qu’une conception relativiste de la culture et de l’art est possible, sans que cette conception relativiste implique que tout se vaille, établir des critères de qualité et de jugement restant possible au sein d’un monde de l’art particulier (Partie II). Or, si le financement public de l’art peut être justifié de différentes manières, nous verrons que ce qui est éminemment critiqué est moins le financement de l’art en lui-même (hormis pour la position libertarienne) que la manière dont se répartissent les subventions pour l’art (Partie III).

Il convient donc de trouver des manières légitimes de soutenir l’art à l’encontre de ces critiques, qui tiennent compte de la teneur particulière de notre objet. La deuxième contrainte pour un soutien public de l’art est d’analyser, à partir de Dworkin dans quelles conditions au sein d’un État libéral nous pouvons justifier un financement qui ne reposerait pas (uniquement) sur une argumentation perfectionniste (Partie IV). Nous verrons que cela peut se faire au sein de procédures démocratiques. Pour cela, comme les informations sur ce qui vaut la peine d’être soutenu publiquement sont dispersées et sont différentes des préférences qui pourraient être «  révélées  » par le marché, il est nécessaire de faire appel à des outils démocratiques de consultation et de délibération populaires. Les outils les plus efficaces sont à mon sens ceux qui font appel à la délibération et au tirage au sort, qu’il semble possible d’implémenter au sein de dispositifs déjà existants dans le canton de Genève (Partie V).

II. Définition art et culture

De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de culture ? Dans le sens commun, cette dernière est souvent comprise comme un synonyme d’art. Or, si nous nous intéressons à un financement public de l’art, il convient de pouvoir distinguer les particularités et les caractéristiques de ces deux concepts. Certes, les deux notions sont liées et partagent un certain nombre de points communs, mais cela n’implique pas qu’elles se superposent, et il nous paraît important de comprendre en quoi.

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A. La notion de culture en sciences sociales

1. Entre universalisme et particularisme : la culture porteuse de sens

En sciences sociales, la notion de culture est intrinsèquement liée à la réflexion sur l’humain, et sur l’humanité en général. Afin d’analyser et de réfléchir sur les différences (et les ressemblances) entre et au sein des peuples, cette notion permet de développer un regard conceptuel et théorique sans emprunter la piste « raciale », totalement mise à mal par les biologistes. Ainsi, l’homme est devenu essentiellement un «  être de culture  », après un long processus d’évolution (« 

d’hominisation ») aboutissant à Homo sapiens sapiens (Cuche, 2016 : 5). L’homme est ainsi passé d’une adaptation génétique à son environnement naturel à une adaptation culturelle, adaptation qui a permis également d’adapter l’environnement naturel à ses désirs, projets et besoins. Alors que toutes les « populations » ont le même potentiel génétique, elles se différencient par les réponses culturelles originales qu’elles offrent aux problèmes qu’elles rencontrent, réponses qui sont susceptibles d’évoluer et de se transformer. Ainsi, « rien n’est purement naturel chez l’homme », rien n’échappe à la dimension culturelle : la manière de s’habiller, de se comporter en public et en privé, la façon dont la différenciation sexuelle s’exprime et est prise en compte, les manières de s’exprimer, les façons de marcher, de dormir, de manger et de se reproduire sont codifiées par des notions culturelles (Cuche, 2016 : 6). Dans son sens étendu, la notion de culture renvoie à l’ensemble des « modes de vie, de faire et de penser ». Cette définition peut paraître très générale, cependant, il est difficile d’avoir une définition qui ne fait pas polémique, car la culture renvoie au symbolique et à ce qui est en lien avec le sens, et c’est « ce sur quoi il est le plus difficile de s’entendre » (Cuche, 2016 : 6,7). Ainsi, malgré toute la volonté de neutralité axiologique et d’autonomie épistémologique déployée en leur sein, les sciences sociales ne sont jamais complètement isolées des contextes idéologiques, intellectuels et linguistiques dans lesquels elles produisent leurs théories et concepts. Les différents penseurs qui se sont penchés sur la question ont pu au cours des siècles aboutir à différentes définitions de la notion de culture, qui toutes mettent en tension l’idée universaliste d’une Culture qui unirait le genre humain, en opposition à l’idée particulariste d’une pluralité de cultures, liées à une humanité aux incarnations diverses, et mouvantes (Cuche, 2016 : 6,7).

Nous allons brièvement passer en revue différentes conceptions de la notion de culture, tenter de poser une définition descriptive et non normative de la culture afin de développer un

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argumentaire qui puisse être le plus cohérent possible, qui soit le plus opératoire, peu importe le prisme idéologique que l’on tienne.

Si l’on regarde la signification du mot culture, au cours des siècles, elle a pu regrouper un certain nombre de sens différents. Désignant tout d’abord la « parcelle de terre cultivée », dans la droite ligne de son origine sémantique latine , son sens s’est progressivement transformé pour devenir 4 synonyme de « formation et d’éducation de l’esprit », avant de correspondre plus ou moins au terme « civilisation » depuis les Lumières . Deux conceptions de la notion de culture s’affrontent 5 alors, l’une, universaliste, fait référence à l’unité du genre humain, l’autre, particulariste, renvoie aux particularités de chaque peuple.

Les tensions entre ces deux visions sont à l’origine de la question fondamentale de l’ethnologie : comment la diversité des peuples et des « coutumes » peut-elle être pensée en même temps que la spécificité humaine ? Nous l’avons évoqué plus haut, la réponse biologique à cette question ne satisfait pas les ethnologues, qui tentent de donner une définition scientifique et descriptive de la culture (ce qu’elle est dans la réalité), dépossédée de ses aspects normatifs et philosophiques (ce qu’elle devrait être dans l’idéal) . 6

La première formulation d’une définition scientifique et descriptive de la culture remonte à Edward Burnett Tylor (1832-1917), un anthropologue britannique, qui expose que : « [la] culture (…), pris dans son sens ethnologique le plus étendu, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membres de la société » (1871 : 1, cité dans Cuche, 2016 : 18 ; mes italiques). Pour Tylor, la culture, qui correspond donc à la « totalité de la vie sociale de l’homme », est acquise et non innée, bien que cette acquisition soit selon lui largement

Cultura en latin signifie « le soin apporté aux champs ou au bétail » (Cuche, 2016 :10).

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En Occident, l’histoire de l’évolution ces significations et de leur imposition dans le vocabulaire

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est liée à des luttes sociales et politiques, impliquant différentes classes sociales, voir différentes nations. Pour un approfondissement de ce point, et notamment de la relation entre les notions de culture et de civilisation, voir Cuche, 2016 : 10-16 ; Bénéton, 1975.

Il est désormais de renommée publique que les premières conceptions ethnologiques de la

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notion de culture sont loin d’être exemptes de toute normativité et d’implications idéologiques, mais nous n’allons pas approfondir ce point ici. Il est néanmoins important de souligner que malgré leurs potentielles limites et biais de réflexions, les auteurs que nous allons évoquer par la suite ont tous construit le concept de « culture » en opposition avec celui pseudo-scientifique alors en vogue de « race » dans l’explication des différences entre les peuples (Cuche, 2016 :

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inconsciente (Cuche, 2016 : 18). Il s’agit d’une vision universaliste de la culture, qui lui sert néanmoins également à penser les différences entre les cultures « primitives » et les plus «  avancées » et à les placer sur un continuum de l’avancement des peuples, une échelle de l’évolution des cultures. À travers l’étude des cultures, on observe des différences qui émergent toutes d’une même Culture originelle et dont on peut tenter d’analyser les survivances chez les cultures les plus « primitives » (Cuche, 2016 : 19).

Alors que chez Tylor, le relativisme culturel trouve une place limitée dans sa vision universaliste et évolutionniste, un autre théoricien de la culture, l’anthropologue Franz Boas (1858-1942) développe l’idée que les cultures sont uniques et spécifiques, et critique l’idée d’une origine commune à toutes les cultures (Cuche, 2016  : 21). La conception anthropologique du «  relativisme culturel  » émerge chez ce penseur. Celle-ci, au-delà d’être un principe méthodologique d’analyse des cultures, amène Boas à développer une conception relativiste de la culture, dans laquelle chaque culture est unique et se doit d’être étudiée de manière inductive. À travers ses écrits et ses positions épistémologiques, éthiques et méthodologiques, Boas a été l’un des annonciateurs de l’anthropologie nord-américaine. Pour lui, et en cela, il rejoint Tylor, chaque culture est un tout cohérent et particulier, « qui s’exprime à travers la langue, les croyances, les coutumes, l’art aussi, mais pas seulement » (Cuche, 2016 : 24, mes italiques).

Ces deux auteurs fondateurs ont posé les jalons des premières définitions de la notion de culture dans les sciences sociales . La tentative de poser une définition descriptive et non normative de la 7 culture n’a néanmoins pas empêché des divergences de fond sur la manière d’envisager la culture, qui ont chacune des implications différentes sur la manière de comprendre le monde social. Ainsi, un certain nombre de paradigmes concurrents ont émergé à leur suite et tenté d’analyser le rapport entre les cultures, leurs évolutions, leurs caractéristiques. Ces paradigmes s’inscrivent tous dans un arc théorique allant d’une position universaliste (il existe une Culture humaine originelle unique et commune à toutes les cultures) à une position particulariste (les cultures humaines ont toutes des origines différentes et sont incomparables entre elles), ce qui a déjà été largement évoqué jusque-là (Cuche, 2016 : 33-54).

Ce ne sont évidemment pas les seuls ni les premiers à avoir abordé la notion de culture. En

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France, à la même période, des auteurs comme Durkheim ou Lévy-Bruhl par exemple posent des jalons importants sur la notion de culture, mais leurs conceptions recoupent essentiellement les positions universalistes et particularistes déjà développées en amont. Pour un approfondissement de leurs positions, voir Cuche, 2016 : 25-33.

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Nous n’allons pas ici faire l’inventaire de ces différentes positions, mais, avant de terminer cette sous-partie sur la définition stricte de la culture, nous allons évoquer celle que Levi-Strauss donne, car si elle rappelle un certain nombre d’éléments déjà évoqués (ce qui nous pousse à affirmer une forme de consensus sur ce que recoupe la notion de culture), elle précise notamment que la culture s’occupe de la production de sens et des symboles (Cuche, 2016 : 48). En effet, pour lui, les cultures peuvent toutes s’étudier en termes de structure, ce modèle servant à étudier les variations des manifestations typologiques selon un nombre limité. D’après Levi-Strauss, «  toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion » (Levi-Strauss, 1950, p. XIX, mes italiques). Ainsi, une culture n’est pas seulement la manière dont les rapports au monde particuliers s’incarnent, ce n’est pas seulement l’ensemble structuré et structurant des manières de penser, d’agir et de sentir, il s’agit aussi de la manière dont ces différents éléments sont chargés de symboles et de signification, et c’est à travers les interactions humaines que cela agit (Sapir, 1921, cité dans Cuche, 2016 : 47). Les cultures sont donc ces ensembles qui donnent une signification, un sens à leurs productions et au monde dans lequel elles s’incarnent.

2. Autres caractéristiques de la notion de culture

Avant de clore, précisons encore quelques éléments complémentaires qui permettront de mieux saisir la complexité de la notion de culture. Tout d’abord, lorsque l’on parle d’une culture particulière, en réalité il s’agit généralement de la culture dominante au sein d’un champ de plusieurs sous-cultures plus ou moins dominées. Or, cette culture dominante ne l’est pas en 8 raison de son caractère fondamentalement supérieur, mais parce qu’elle est portée par des individus, membres d’un groupe social dominant (Cuche, 2016 : 77,78). Ainsi, les cultures ne sont pas indépendantes des rapports sociaux, bien au contraire, et si une culture dominée n’est jamais complètement soumise ou démunie face à une culture dominante, elle ne peut néanmoins qu’en tenir compte. Cependant, les rapports de force sociaux ne sont pas du même registre que les rapports de force culturels et ne s’analysent dès lors pas de la même manière. Il peut donc y avoir des décalages entre les effets de la domination sociale et ceux de la domination culturelle (Cuche,

A comprendre comme la traduction littérale de subculture qui renvoie moins à un jugement

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moral et normatif sur la « qualité » d’une culture qu’à l’existence d’une pluralité de cultures au

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2016 : 78). Nous préciserons ces questions de stratification sociale culturelle plus tard, en développant notamment quelques-unes des suites de la position de Bourdieu (1979).

Par ailleurs, l’étude des relations entre les cultures et de leurs influences réciproques a permis de mettre à jour un certain nombre de caractéristiques nouvelles à propos de la notion de culture.

Ainsi, aucune culture n’existe à l’état pur, inaltérée par le temps et les rencontres avec d’autres formes culturelles. Au contraire, l’acculturation est le seul processus universel, qui s’incarne à des degrés divers en fonction des contextes (Cuche, 2016 : 70 ; Maniglier, 2010 : 215-219). Toute culture évolue donc, et connaît des processus de «  structuration, déstructuration et restructuration » au contact avec d’autres systèmes culturels, mais également en son sein même, avec des phases d’ampleur différentes en fonction des situations (Cuche, 2016 : 68-71). Cette conception de la culture est proposée par Bastide et s’oppose à la dimension de structure des cultures, proposée par Levi-Strauss.

Pour Bastide donc, plutôt que de parler de culture, il faudrait plutôt parler de « culturation ». Ce terme indique que la culture est en réalité un processus en mouvement, toujours en train de se faire, par le biais de différentes phases inhérentes à tous les systèmes culturels : culturation, déculturation, acculturation . Ces phases ont notamment été décrites lors de situations de « 9 contacts culturels », mais Bastide montre qu’il s’agit en réalité d’un phénomène plus général qui touche toutes les cultures en permanence. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’éléments culturels fondamentaux ou que toutes ces phases s’accomplissent paisiblement, mais plutôt que le mythe de la pureté originelle d’une culture, laissée « intacte », à laquelle on pourrait revenir, est absurde et irréaliste (Bastide cité dans Cuche, 2016 : 69). Cela signifie également qu’il y a une grande incertitude quant à savoir ce qui sera demain l’état constitutif d’une culture, étant donné le processus d’hybridation permanente qu’elle rencontre.

Acculturation n’est pas un synonyme de déculturation, ce dernier désignant la disparition

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d’éléments culturels. En effet, le préfixe « a » provient du latin « ad » qui n’est pas privatif et qui indique une situation de rapprochement entre des cultures. Lors de contacts entre différentes cultures, l’acculturation est donc similaire à un processus de « réinterprétation » que Herskovits définit comme étant « le processus par lequel d’anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux ou par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle de formes anciennes » (Herskovits, 1948 cité dans Cuche, 2016 : 61).

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3. Le lien entre culture et art

On le voit, la plupart des définitions canoniques sur la culture contiennent en leur sein la notion d’art. Ce dernier est donc entendu comme l’une des parties intrinsèques de la notion de culture.

Dès lors, la façon que l’on aura de définir la culture va avoir une influence sur ce que l’on va entendre par « art », et sur ses implications sociales et politiques. Nous l’avons évoqué plus haut, Boas et Tylor font partie des premiers penseurs à avoir théorisé deux visions modernes différentes de la culture, une universaliste, et une particulariste (Cuche, 2016 : 20-32). La vision universaliste de la culture, qui renvoie à la philosophie des Lumières, met en avant la rationalité et le progrès qui concourent à une libération collective et une autonomisation par rapport à la nature, à travers une organisation rationnelle. La conception particulariste de la culture, pour sa part, fait écho aux pensées de Rousseau et de Herder, et stipule que ce sont les développements spirituels et expressivistes des individus qu’il faut célébrer, à l’encontre des sociétés destructrices et 10 corruptrices du calcul et de la consommation (Menger, 2009 : 847 ; Maniglier, 2010 : 197-203).

Dans le cas universaliste, l’art est la manifestation symbolique par excellence de la culture, il a une fonction émancipatrice, et il existe un certain nombre d’œuvres unanimement reconnues et admirées selon des critères universels, mais que parfois seule une élite peut reconnaître (Menger, 2009 : 847). Dans la vision particulariste en revanche, l’art est plutôt sujet à un relativisme différentialiste, qui fait référence à la pluralité des expressions artistiques qu’il serait absurde de vouloir classer et hiérarchiser. L’artiste est dépositaire d’une « créativité générique », c’est-à-dire que rien ne le distingue a priori d’un autre hormis son inventivité particulière. La vision universaliste met en avant un mouvement de l’art à travers une vision téléologique du progrès, la vision particulariste, elle, décrit plutôt une évolution par la diversité et la profusion de la production artistique (Menger, 2009 : 848). Les deux visions se confrontent dans la réalité à des contradictions, notamment en ce qui concerne le rapport entre l’artiste et le public : d’un côté, la différence entre les préférences sociales effectives et les pratiques artistiques remettent quelque peu en cause l’idée d’une consécration universellement reconnue des arts, qui n’arrive toujours pas dans la réalité ; de l’autre, la créativité universellement partagée est mise à mal par les Taylor identifie en effet ce qu’il appelle « le tournant expressiviste » (1998) ou « tournant

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subjectif » (1994) dans le sillage des deux auteurs susmentionnés. Ce tournant renvoie au fait que la culture moderne européenne mette désormais en avant des valeurs « d’originalité, d’authenticité [et] de sincérité personnelle », avec lesquelles les individus dotés d’une forme de

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classements et la hiérarchisation de la réussite artistique, via la distinction de certains talents au sein d’un marché dans lequel l’engouement est de plus en plus intense et bref (Menger, 2009 : 848, 849). Dans ce contexte, les politiques culturelles peuvent s’appliquer à avoir une influence sur la demande : dans des démarches de démocratisation et de tentative d’extension de ce que l’on estime comme faisant partie d’un patrimoine commun ; ou sur l’offre : qui peut émarger de soutiens étatiques.

Dès lors, toute politique publique qui ne reposerait que sur l’un de ces deux pans serait forcément auto-contradictoire à un moment donné. Une politique qui ne reposerait que sur une vision «  haute » de l’art souffrira d’un manque de regard politique, historique et sociologique sur les dynamiques dans les mondes de l’art. En effet, les légitimités au sein des mondes de l’art ont toujours été fluctuantes, dépendantes des relations entre les acteurs. Fixer ce qu’il appartient de diffuser à partir de critères historiquement et socialement ancrés reposera en dernière instance sur du paternalisme arbitraire et pourrait finir par défendre paradoxalement des positions anciennement condamnées et réciproquement (Becker, 2010 : 5-12). D’autre part, une politique culturelle qui ne reposerait que sur la certitude que tout est art et que tout se vaut ne pourrait probablement fournir aucun soutien suffisant pour l’expression d’une idée artistique (Michaud, 2011 : 10-32). Aucun argument ne devenant pertinent, aucun critère de hiérarchie n’étant valable, que ce soit par la dilution des subventions qui finirait par les rendre inopérantes (hormis dans le cas abstrait d’une situation d’abondance extrême des ressources), ou par l’affirmation que cela ne nécessiterait aucun financement particulier, le résultat de la création artistique important peu, n’ayant aucun critère pour juger, le soutien deviendrait inutile.

Nous allons utiliser cela comme fondation axiomatique pour les différentes situations possibles du financement public de l’art et de la culture : toute vision purement statique et universaliste, ou purement et entièrement relativiste reposera sur des conceptions biaisées du monde de l’art, et ne pourra dès lors s’avérer juste.

Ce que nous soutiendrons en conséquence, c’est une idée pluraliste de l’art, au sein de laquelle des hiérarchies peuvent exister, celles-ci n’étant ni immuables, ni absolues, ni universelles.

S’il peut paraître clair, au regard de ces définitions de la culture, qu’il y a des manifestations culturelles que l’on peut appeler « art » dans toutes les sociétés, il n’est cependant pas évident de se mettre d’accord sur ce que l’on entend par cela. Or cela est loin d’être anodin, en particulier

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lorsque l’on parle de financement public de l’art, l’un des enjeux majeurs consistant tout d’abord à savoir ce qui en relève et ce qui n’en relève pas, et de qui le définit. Avant d’analyser les arguments en faveur et à l’encontre d’un financement public, il s’agit de trouver une définition qui fasse un relatif consensus afin de pouvoir s’accorder et correspondre aux différents arguments proposés.

B. Définition de l’art

1. Le concept d’art en philosophie

« Nul ne sait ce qu’est l’art ; nous n’avons jamais à faire qu’à la diversité extrême des œuvres et rien ne nous autorise à parler de « l’art » comme si ce terme avait un sens univoque » (Warin, 2015 : 8), voilà comment débute la définition de la notion d’Art donnée par Les grandes notions de la philosophie (2015). S’il semble y avoir un consensus en matière d’art, c’est qu’il n’en existe pas. Que l’art fasse partie de la culture, au point d’en être confondu avec dans le lexique quotidien, nul n’en doute. Mais au sein de la philosophie contemporaine, la possibilité et l’utilité même de donner une définition conceptuelle de l’art sont sujettes à débat . Il paraît aujourd’hui 11 presque impossible de pouvoir déterminer avec certitude ce qui relève de l’art et ce qui n’en relève pas, étant donné, entre autres, que ce qui en relève aujourd’hui est différent de ce qui en a relevé hier ou de ce qui en relève aujourd’hui ailleurs, et que dès lors toute définition repose forcément sur une part d’arbitraire (Michaud, 2011 : 12-19). Il ne s’agira pas ici de trancher une fois pour toutes quelle définition donner, ni d’en explorer tous les tenants et les aboutissants, mais plutôt de survoler quelques éléments importants qui permettront malgré tout d’asseoir une définition.

Si l’on commence avec les Grecs comme point de départ, l’art renvoie à l’idée de création, la Poièsis grecque, l’une des trois activités humaines avec la Théôria et la Praxis. Cependant, parmi toutes les créations humaines, parmi tout ce que l’homme produit et qui fait l’objet d’un savoir- faire (Technê), l’œuvre d’art se distinguerait des autres créations, car il semblerait qu’elle n’ait d’autre fin que la beauté et qu’elle n’ait de contenu que sa forme (Warin, 2015 : 8).

Les définitions classiques de l’art partent donc en général du principe que les œuvres sont définies par un type de propriétés (généralement de représentation, d’expression ou formalistes)

Pour une discussion du concept d’art, et des difficultés qu’il y a à poser une définition

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et donnent par analogie des définitions se basant sur l’un ou plusieurs de ces éléments. Les standards de qualité sont dès lors liés aux types de propriétés utilisées dans la définition. Pour citer l’une des plus anciennes, dans l’esprit de Platon, les arts doivent représenter le monde réel en l’imitant, qui lui-même imite le monde des Idées. En effet, dans la philosophie platonicienne, les Idées ou les Formes pures et non physiques sont à l’origine des objets physiques qui en sont des imitations dépendantes, et l’art, s’il veut s’élever, peut dans le meilleur des cas donner une copie fidèle à la copie des Formes pures, une apparence de l’apparence du monde des Idées (Adajian, 2018).

Le principal problème des définitions classiques est que l’on peut très facilement trouver des cas pour lesquels la définition peut s’appliquer sans que cela soit considéré comme étant de l’art dans le réel. Ainsi, pour reprendre le cas de Platon, les cartes du monde sont des représentations du monde, sans que l’on puisse considérer pour autant qu’il s’agisse forcément d’œuvres d’art. De manière plus générale, la plupart des définitions classiques ne peuvent être comprises que si l’on considère l’ensemble du corpus dans lequel elles s’inscrivent, et ce n’est pas leur rendre justice que de les analyser en dehors de leur contexte. Bien qu’elles soient influentes, les définitions classiques ne correspondent cependant pas à l’exigence à laquelle on peut s’attendre pour un sujet complexe, car ne pouvant s’adapter aux cas qui, aujourd’hui pour le moins, sont reconnus comme relevant du monde de l’art (Adajian, 2018).

Car, depuis la « Fontaine » de Duchamps et son geste plein d’acide relativiste, suivi par nombre d’autres manifestations de l’art conceptuel contemporain , en bout d’une série d’évolutions au 12 sein des mondes de l’art, c’est le principe même de la possibilité d’une esthétique et d’une définition de l’art qui est remis en question (Menger, 2009 : 882 ; Becker & Menger, 2010 : 120-127). Tous les critères sur lesquels on pouvait se rattacher semblent désormais inutilisables.

La « Fontaine » de Duchamps est ce que l’on appelle un ready-made. Ceux-ci sont des

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« objets tout faits », utilisés normalement dans la vie de tous les jours qu’un artiste utilise tels quels, pour eux mêmes, en les privant de leur fonction utilitaire première et les transformant ainsi en oeuvres d’arts, l’artiste n’intervenant que pour le choix de l’objet. Il s’agit d’une remise en question du besoin de savoir-faire technique pour faire oeuvre d’art, l’objet étant fabriqué par d’autres, dans une autre fonction autre et avec une valeur symbolique et financière faible.

« Fontaine » consiste en un urinoir industriel en porcelaine, sur lequel l’artiste a apposé une signature et une date, avant de la proposer pour exposition.

Un autre exemple de ce que l’art contemporain peut avoir de critique pour l’idée commune de l'art est John Cage avec « 4′33″ », morceau musical de quatre minutes et trente-trois secondes de silence durant lequel il est donné à entendre le l’environnement des spectateurs. Les spectateurs sont donc à la fois auditeurs et producteurs du son qu’ils écoutent (Adajian, 2018).

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En donner une définition, dans le monde occidental, serait prendre le risque de nier « le caractère expansif et aventureux des expériences contemporaines » (Warin, 2015 : 17). Il semblerait dès lors que, vu l’absence de dénominateur commun à l’art, l’on ne puisse plus caractériser l’art par le faire, par le savoir, par la fonction, par la représentation ou même par la communication qu’il comporterait. L’Art, au sens de grand Art serait mort, et nous pouvons observer partout des formes de sa dispersion, son éclatement (Warin, 2015 : 32).

Malgré ces sombres perspectives pour quiconque espère obtenir un concept opérationnel, un relatif consensus pourrait néanmoins être établi à propos des points suivants concernant l’art.

Ainsi, celui-ci serait caractérisé par :

1. « Des entités (artefacts ou performances) intentionnellement conçues par leurs fabricants avec un significatif degré d’intérêt esthétique, qui surpasse souvent celui de la plupart des objets quotidiens. [Ces entités] sont apparues il y a des milliers d’années (…) [et] concernent théoriquement toutes les cultures humaines (Davies, 2012),

2. Ces entités ne sont que partiellement compréhensibles pour les personnes extérieures à la culture donnée (ils ne sont ni opaques ni complètement transparents),

3. Ces entités sont parfois dotées de fonctions non esthétiques (cérémonielles, religieuses ou propagandistes) (…),

4. La dimension normative de l’art — la haute valeur qu’il y a dans le fait de produire et de consommer de l’art — lui est apparemment essentielle, et les œuvres d’art peuvent avoir, en plus d’un pouvoir esthétique, une considérable influence politique et morale,

5. Les arts changent toujours, comme le reste de la culture : comme les artistes expérimentent de manière créative, de nouveaux genres, formes d’arts, et styles se développent ; les standards de goût et de sensibilités évoluent  ; la compréhension des propriétés esthétiques, de l’expérience esthétique, et de la nature de l’art évolue,

6. Dans certaines cultures il y a des institutions qui développent un point de mire sur des artefacts ou des performances qui ont un certain degré d’intérêt esthétique, mais qui manquent de tout usage pratique, cérémonial ou religieux,

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7. Les entités qui semblent manquer d’intérêt esthétique et les entités possédant un haut degré d’intérêt esthétique, peuvent fréquemment être regroupées ensemble par les institutions comme des œuvres d’art,

8. Un certain nombre de choses en dehors des œuvres d’art, par exemple des entités naturelles (couché de soleil, paysage, fleur, etc. […]), humaines ou abstraites (des théories, des preuves ou encore les mathématiques) ont d’intéressantes propriétés esthétiques » (Adajian, 2018, notre traduction).

On aboutit donc à une définition de l’art qui reste à la fois vague et précise. Y est affirmée une place pour l’esthétique, bien qu’elle ne soit pas nécessaire ni suffisante pour qu’une œuvre en dépende uniquement, en tout cas au sens commun de l’esthétique qui renvoie à une idée classifiante du « beau » et du « laid » (Becker & Menger, 2010 : 147). On retrouve également l’idée qu’il possède un caractère universel (au sens de sa présence dans toutes les cultures) et relativiste (il évolue constamment et partout), ce qui signifie qu’il y a à la fois une dimension immanente et transcendante à l’art que l’on ne peut pas séparer. Mais nous ne pouvons avoir de critères pour affirmer qu’une pratique se retrouve intrinsèquement au sein de l’art ou non, qu’une œuvre est par nature artistique, qu’un artiste se doit de posséder un certain nombre de qualités.

Or, toute définition plus substantielle se retrouvera confrontée à la contradiction des cas limites qui ne peuvent remplir ces conditions d’existence. Nous ne pouvons donc difficilement être plus précis sur le fond. Prendre le risque de l’être, c’est dénier leur qualité à des œuvres qui sont reconnues comme telles par les mondes de l’art. Et pourtant, l’art existe, alors, que faire ?

Il paraît intéressant de se positionner de manière plus précise grâce à la sociologie, notamment celle de Becker et sa notion des « mondes de l’art » qui s’appuient, au sein de la philosophie analytique anglo-saxonne, sur des théories qui ont justement tenté de penser ces cas qui causent des difficultés aux définitions philosophiques substantielles.

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2. Théories esthétiques institutionnelles

Rappelons tout d’abord que Becker ancre sa réflexion au sein de l’interactionnisme symbolique en sociologie . Au sein de ce dernier, c’est la dynamique des relations interindividuelles, ainsi 13 que ses aspects matériels et cognitifs qui permettent d’expliquer le monde, lequel se retrouve analysé comme étant en perpétuel mouvement. Dans cette analyse, les « mondes » ainsi constitués sont régis par des changements permanents, et ce qu’il convient d’expliquer devient alors les différentes conventions qui sont mises en place au sein de ces mondes plutôt que les raisons de l’instabilité (Becker & Menger, 2010 : 7-8). Que l’art soit une chose mouvante, qui recouvre une pluralité d’activités ne pose alors pas de problèmes théoriques particuliers, au contraire, c’est une donnée intrinsèque du modèle. Ce n’est donc plus à partir de critères exogènes, ou de présupposés esthétiques que le sociologue établit des frontières entre les différents mondes, mais à partir de ce que les acteurs énoncent.

Dans la perspective de Becker, un monde de l’art désigne un réseau d’individus dont les activités

« sont nécessaires à la production des œuvres bien particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art » (Becker & Menger, 2010 : 22, 58). Les membres d’un monde de l’art coordonnent leurs activités et la production des œuvres par des « schémas conventionnels incorporés à la pratique courante et aux objets les plus usuels » (Becker &

Menger, 2010 : 58). Ces mondes reposent donc sur des systèmes de conventions structurées et structurantes, qui servent à comprendre les œuvres d’art et sont liées à la structure de coopération en jeu dans les mondes de l’art. Ces conventions sont dynamiques et évolutives : alors que « nulle révolution artistique n’abolit toutes les conventions du monde où elle prend place, (…) nulle convention n’est non plus totalement figée » (Becker & Menger, 2010 : 10).

Voici résumé ici, d’après la préface à l’édition française de Menger, les quatre conceptions

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centrales de ce courant de recherche : « 1. Les gens, individuellement et collectivement, se disposent à agir sur la base des significations des objets que comprend leur monde ; 2.

l’association des gens prend nécessairement la forme d’un processus dans lequel ils s’adressent mutuellement des indications et les interprètent ; 3. les actes sociaux, qu’ils soient individuels ou collectifs, sont construits selon un processus dans lequel les acteurs notent, interprètent et évaluent les situation auxquelles ils font face ; 4. les relations et enchaînements complexes d’actes dont sont faits les organisations, les institutions, la division du travail, et les réseaux d’interdépendance sont choses mouvantes et non statiques » (Blumer, cité dans Becker

& Menger, 2010 : 7). Pour une définition approfondie de l’interactionnisme symbolique, voir

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Pour Becker, tous les mondes de l’art sont caractérisés par des esthétiques particulières. Ce qu’il convient d’analyser ce sont les manières dont les acteurs mettent en place des conventions esthétiques à travers des théories esthétiques plutôt que l’Esthétique elle-même. En effet, il existe et il a existé une pluralité d’esthétiques, qui se sont succédées, superposées et combattues pour l’attribution des ressources disponibles. Ces théories esthétiques institutionnelles (au sens où, entre autres choses, elles régissent un monde de l’art en fondant les jugements critiques et les arguments à propos de la qualité des œuvres, ainsi que la distribution des ressources et des traditions en son sein), se succèdent donc, au gré des interactions individuelles, et Becker analyse que plus une théorie esthétique sera l’objet d’un large consensus au sein d’un monde de l’art, plus ce dernier sera stable, et les valeurs économiques et symboliques de ses productions assurées (Becker & Menger, 2010 : 147-153). Une nouvelle théorie esthétique n’émerge qu’à la condition que l’ancienne ne rende plus compte de l’état actuel d’un monde de l’art, que ce qui est validé et légitimé dans les faits ne le soit plus dans la théorie, menant alors à mettre en place des nouvelles théories esthétiques plus adéquates. Par exemple, si pendant longtemps le paradigme naturaliste a régné, il n’a pu rendre compte des innovations surréalistes ou expressivistes, et c’est la raison pour laquelle il fallut remanier les théories esthétiques en vigueur (Becker & Menger, 2010 : 147-160).

Les théories dites institutionnelles de l’esthétique ont donc pour objet l’interprétation des œuvres, notamment celles de l’art contemporain qui, alors qu’elles ont fait des émules, sortent des cadres classiques de la critique, lorsque, à l’encontre de l’entendement commun, ni technique particulière ni trace de l’intervention de l’auteur ne transparaissent dans le produit matériel final (Becker, 2010 : 160). Ces théories permettent notamment l’analyse d’œuvres de postmodernes telles que Duchamps et ses ready-made. Face à cette radicalité, les esthéticiens doivent repenser 14 le rapport à l’esthétique, en ne la plaçant plus dans l’objet produit, dans l’œuvre proprement dite, mais à l’extérieur, dans son rapport avec le monde de l’art donné.

Danto, l’un des fondateurs de la théorie esthétique institutionnelle, énonce ainsi une définition théorique de l’art : « [pour] considérer une chose comme de l’art, il faut quelque chose que le

Dans l’analyse de Becker, il s’agit des individus (critiques, philosophes, artistes de renom…)

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qui ont comme activité principale ou connexe de fabriquer les théories esthétiques pour mieux les faire correspondre à la réalité des faits. L’esthétique est donc vue comme travaillée par eux plutôt qu’un donné qu’ils utilisent (Becker & Menger, 2010 : 147, 148).

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regard ne peut discerner, un environnement de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : [en bref, il faut] un monde de l’art » (Danto, 1964 : 580 ; Becker & Menger, 2010 : 161).

Les œuvres d’art sont à la fois le support et les récipiendaires des contextes d’interprétation, qui leur permettent d’acquérir le statut d’œuvre d’art à partir de celui de simple objet (ou de performance). Sans ce contexte d’interprétation, l’art n’existe pas, et il ne s’agit que de simples objets (Becker & Menger, 2010 : 161-162).

De là, Becker pose plusieurs questions : qui peut conférer un statut d’œuvre d’art à un objet ? Et à quoi dès lors reconnaît-on une œuvre d’art ? Comment faire en sorte qu’une théorie esthétique ne soit pas trop inclusive ni exclusive ? Et combien y a-t-il de mondes de l’art ?

Pour Dickie, les personnes pouvant agir au nom d’un monde de l’art sont les intéressés et les participants à ce monde de l'art, c’est-à-dire les individus qui « font tourner la machine ». De manière plus générale, « toute personne qui se considère comme membre du monde de l’art le devient ipso facto » (Dickie, 1975 : 36 ; Becker & Menger, 2010 : 164). Or, cette définition est trop large pour correspondre à l’idée que nous nous faisons d’un monde de l’art, selon Becker, raison pour laquelle nous considérons qu’il existe en leur sein des personnes qui sont identifiées comme plus capables, mieux placées pour pouvoir parler au nom d’un monde de l'art. Ces membres sont reconnus par toutes ou la majorité des personnes intéressées et participantes dans un monde de l’art donné comme expertes, sur la base de leurs qualités intrinsèques à reconnaître l’art en tant qu’art, par leur expérience, ou parce que c’est leur travail. Pour Becker, peu importe la raison, ce qui leur confère le pouvoir de parler au nom des autres, c’est l’autorité que ces derniers reconnaissent en eux, c'est la confiance qu’ils leur confèrent. Ainsi, dans la réalité, seuls certains membres des mondes de l’art sont habilités à décerner le titre d’œuvre d’art à certains produits culturels, tandis que d’autres ne le peuvent que difficilement (Becker & Menger, 2010 : 164-165).

Cela n’empêche pas les querelles. Ainsi, il est peu probable que tous les participants se mettent d’accord sur les personnes capables de parler au nom de tout un monde de l’art. Il est plus fréquent que des positions institutionnelles soient attribuées à des individus, ce qui les met dans une position d’autorité de fait. Par exemple, le directeur d’un théâtre aura tout pouvoir pour décider si telle pièce ou tel texte seront considérés comme de l’art, et quelles seront leurs conditions de présentations. Or, les positions de ces acteurs sont remises en question, car « à

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beaucoup d’égards, ils apparaissent comme les représentants des riches et des puissants des communautés auxquelles ils ont affaire » (Becker, 2010 : 166).

Ainsi, la théorie institutionnelle ne donne pas un moyen clair pour distinguer les œuvres d’art des choses qui n’en sont pas. Au contraire, elle offre à repenser la dichotomie art/non-art comme un continuum sur lequel placer les objets et les performances produites, étant donné la variabilité de l’accord sur l’identité et la qualité des experts (Becker & Menger, 2010 : 165-167).

Dans cette dynamique, toute chose peut donc faire l’objet d’une appréciation d’œuvre d’art. Or, il ne suffit pas de dire qu’une chose soit de l’art pour qu’elle le devienne automatiquement. Ainsi, Cohen énonce que : « même si, au bout du compte, c’est un baptême réussi qui fait d’un objet une œuvre d’art, tous les baptêmes ne réussissent pas. Il y a forcément des conditions auxquelles doivent satisfaire et la personne qui nomme et l’objet nommé : si elles ne sont pas remplies, on aura beau dire ‘’je te baptise’’, on n’y parviendra pas » (Cohen, 1973 : 80 ; Becker & Menger, 2010 : 166). L’étiquette d’art ne peut pas toujours être accolée à une chose, même si ces limites ne sont pas liées à la nature de l’objet ou de la performance en tant que telle, ce qui exclurait de fait des objets et des pratiques des mondes de l’art.

Il existe en effet malgré tout un consensus préalable à l’élaboration de critères sur lesquels repose l’acte de désignation d’œuvre d’art, ainsi que les personnes pouvant émettre ce jugement. La plupart des jugements se retrouvent ainsi incontestés dans la réalité, hormis les cas limites qui adviennent lors du rejet ou de l’ajout d’un style dans un monde de l’art (Becker & Menger, 2010 : 168-169). Pour que le baptême d’un objet en œuvre d’art ait lieu, il faut donc au préalable un consensus sur lequel des critères d’évaluation puissent se fonder. Ces critères ne sont pas fixes ni immuables dans le temps, et sont appelés à se modifier par le jeu d’interactions entre les acteurs d’un monde de l’art (Becker & Menger, 2010 : 168 ; Michaud, 2005 : 35-43).

Or, s’il existe de tels critères, les artistes qui veulent obtenir une telle désignation doivent donc convaincre les « instances de reconnaissance » (Ferrarese, 2009 : 606 ; Becker, 2010 : 170), ce qui pose une limite, lorsque les critères de reconnaissance d’un monde de l’art ne correspondent pas à ce qui est présenté. C’est dans ce genre de circonstances que de nouveaux mondes de l’art apparaissent, devant mettre en place leurs propres critères esthétiques, trouver leurs propres ressources de création (les mondes de l’art en place recevant déjà les soutiens disponibles) ainsi que de nouveaux lieux de diffusion (Becker & Menger, 2010 : 171).

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La création d’un nouveau monde de l’art est cependant toujours incertaine, les ressources esthétiques pour pouvoir juger de la qualité d’une œuvre d’art n’étant pas encore suffisamment et largement établie. Dans le rapport de force entre des mondes de l’art, il arrive ainsi que certains mondes entiers peuvent être déconsidérés, car jugés non conformes aux normes esthétiques dominantes, et ce, quand bien même le monde de l’art en question est présent depuis longtemps.

On peut citer en exemple la plupart des arts dits populaires qui ont été exclus de la reconnaissance au profit des arts savants (Becker & Menger, 2010 : 171 ; 317-333).

Par ailleurs, Becker ne nous donne aucune indication sur le nombre de mondes de l’art qui peuvent exister. Aucune limite ne peut être fixée sans être arbitraire, et il pourrait même n’exister qu’un seul et grand monde de l’art, global et subdivisé en plusieurs sous-groupes plus spécifiques. Pour Becker, il s’agit donc d’une question majoritairement empirique : seule une étude des réseaux de coopération permettra d’aboutir à une définition d’un monde de l’art spécifique, de sa taille, et du nombre existant (Becker & Menger, 2010 : 171-174).

Si l’on résume la proposition déroulée jusqu'ici, nous avons donc abouti à une définition très large de l’art résumée dans la formule : « art is what people call art », l’art est ce que les gens appellent de l’art (Abbing, 2002 : 18). Cela signifie donc que ce ne sont pas des qualités esthétiques, intrinsèques et universelles d’une pratique qui lui confère son statut d’art, mais plutôt la manière dont elle a été thématisée, cadrée, et portée aux portes de la reconnaissance publique.

Ainsi, on peut gagner le statut d’art comme on peut le perdre au cours du temps. Des mondes de l’art peuvent naître, d’autres peuvent mourir, et ce dans une perpétuelle évolution (Becker &

Menger, 2010 : 317-333). Nous avons également abordé le fait qu’il peut exister au sein de chaque monde de l’art des consensus, fondés sur des critères de qualité spécifique, afin de qualifier les œuvres d’art. Par ailleurs, dire d’une œuvre qu’elle appartient à un monde de l’art ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’une œuvre de qualité, en raison des critères énoncés.

Dans l’attribution de cette valeur, il a été convenu que certaines personnes appartenant à un monde de l’art et en connaissance des conventions et des critères de qualité sont plus à même de déterminer la valeur des œuvres produites. L’identité de ces experts et la validité de leur jugement restent cependant toujours controversées, tandis que les critères sur lesquels ils se fondent évoluent en permanence, à l’instar du monde de l’art qu’ils structurent (Becker & Menger, 2010 : 162-175).

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Le pluralisme esthétique qui caractérise notre époque n’est donc en rien la fin de l’art, ou la fin de la possibilité d’émettre des jugements esthétiques et artistiques, quand bien même un monde de l’art revendiquerait l’abolition de ces derniers (Marcolini, 2010 : 4-7 ; Heinich, 2005 : 393-397).

Ainsi, même au sein de l’art conceptuel, il y a une certaine manière d’en faire, de l’exposer, de le dire, de la même manière qu’il y a des critères dans le rap comme dans la danse classique (Michaud, 2005 : 65-67). Il n’existe donc pas (ou plus) un art absolu, transcendant et permanent , 15 mais des arts pluriels en redéfinition et en évolution permanente. Or, ce relativisme dans la pluralité des mondes de l'art n’est souvent pas pris en compte dans le processus de sélection et de reconnaissance des institutions culturelles. Ainsi, des pans entiers de la production artistique, par exemple l’art naïf ou populaire, sont niés, car trop éloignés des normes esthétiques dominantes, qui figent dans des mécanismes institutionnels rigides la patrimonialisation du monde (Menger, 2009 : 389). S’il n’est pas le but ici de faire une critique approfondie du rôle des musées, on peut noter cependant le grand rôle de l’État dans le processus de reconnaissance des différents mondes de l’art. Celui-ci se retrouve en position de surplomb par rapport aux différents mondes de l’art.

Selon les dires de Bourdieu, il peut être entendu en effet comme le « prêteur en dernier ressort du capital symbolique » (Bourdieu, 1994, cité dans Lordon, 2018 : 38). Il est donc l’ultime instance de reconnaissance, capable de véridire la valeur , même s’il n’est pas la seule à pouvoir le faire. 16 De ce fait, il influence grandement les stratégies des acteurs de l'art par l’octroi de financements.

Si ces stratégies ne dépendent pas uniquement de lui — le marché ou le mécénat peuvent être des options viables également, de reconnaissance comme de subsistance —, il est cependant le seul acteur « à avouer des objectifs politiques et à disposer de ressources aussi considérables », tout en pouvant également établir une censure à propos de certaines œuvres (Becker, 2010 : 196). Ainsi,

A ce titre, il est éclairant de réévaluer la question de la durabilité en art comme critère de

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vérité transcendantale sur la qualité d’une œuvre. En effet, si une œuvre dure dans le temps, c’est moins en raison de ses qualités intrinsèques que du travail de réactualisation permanent des critères esthétiques qui l’entourent par des personnes détentrices d’un pouvoir symbolique suffisant, ainsi que du jeu propre au champ économique (Menger, 2009 : 388-389).

Véridire : néologisme formé par Lordon, spécialiste de Spinoza, qui correspond au fait de

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pouvoir dire la vérité sur une chose, c’est à dire évaluer sa valeur. Un véridicteur est donc une entité capable d’énoncer une vérité qui fait autorité (Lordon, 2018 : 24). Cela s’ancre dans sa théorie sur la condition anarchique (au sens étymologique an-arkhé signifie absence de fondement pour le pouvoir dans son sens littéral), dans laquelle la valeur d’une chose dépend des affects communs de la multitude à son égard, et non de sa qualité intrinsèque.

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l’État est l’acteur capable de garantir un cadre d’exercice stable pour les artistes, de permettre leur liberté d’expression et de pouvoir leur donner reconnaissance et soutien financier.

III. Arguments critiques contre un financement public

Il existe une série d’arguments différents qui vont à l’encontre d’un financement public de l’art et avant d’approfondir de manière crédible notre justification d’une forme de financement public de l’art, il convient d’examiner certaines des critiques les plus fréquentes qui y ont été apportées et d’y répondre. Une partie d’entre elles s’inscrivent au sein d’un pan de la pensée libérale- libertarienne, qui défend une idée d’un État minimal pour qui toute intervention dans l’espace public est foncièrement illégitime par nature, car elle s’opposerait d’une manière ou d’une autre aux préférences individuelles (Fisher, 1996 : 41-42). Mais certaines autres peuvent cependant rejoindre des positions critiques « de gauche » ainsi que d’autres positions plus conservatrices (Fisher, 1996 : 41-42). La plupart de ces critiques ne sont jamais toutes adressées en même temps, et seraient d’ailleurs contradictoires entre elles. Aussi, nous n’essaierons pas de trouver un argument qui convienne pour répondre à toutes ces critiques, mais tenterons d’analyser si elles sont fondées, et dans ce cas, si nous pouvons leur apporter des réponses, ou les prendre en considération pour notre proposition normative.

A. Les arguments « populistes »

C’est l’un des types d’arguments qui revient le plus souvent au sein du débat public. Selon les tenants de cette critique, le financement public de l’art peut être vu comme étant illégitime au regard des préférences de la majorité : en effet, l’art qui est financé dans les faits se trouve être «  élitiste », associé au goût d’une élite, minoritaire de fait, qui tente de l’imposer comme étant universel (Gartman, 2011 : 42-43 ; Fisher, 41-42). Le financement public de l’art serait alors l’expression d’un élitisme paternaliste qui, en prétextant un épanouissement global, utiliserait des fonds publics pour justifier encore plus d’avantages pour ceux qui seraient déjà plus épanouis que la moyenne. Dans cette perspective, comme un État libéral ne peut justifier une utilisation de ses fonds à partir d’un jugement de valeur, stipulant que certaines pratiques et certains biens culturels valent plus que d’autres, financer l’art passe pour un accaparement de fonds publics, au nom d’une démocratisation culturelle inopérante (Dworkin, 1985 : 276 ; Fisher, 1996 : 41-42).

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D’autre part, sur un plan plus pragmatique, les ressources que l’État possède n’étant pas illimitées, l’attribution de celles-ci pour le soutien à l’art empiète sur d’autres investissements vus comme nécessaires dans le rôle de l’État, comme l’accès à un logement décent ou à une santé de qualité par exemple. Or, les besoins des « gens ordinaires », ceux des classes les moyennes et populaires, se concentrent davantage sur ce genre de biens de première nécessité que sur l’accès à l’art. Encore une fois, l’art est vu comme un bien superficiel, bon pour les personnes qui ont les moyens de se l’offrir, mais qui n’est pas dans l’intérêt premier du peuple (Fisher, 1996 : 41-42).

1. Le soutien à l’art est un élitisme

Analysons tout d’abord la première forme d’argument. Cet argument s’oppose tout d’abord à la forme de hiérarchisation culturelle sous-entendue dans les politiques de démocratisation de la culture, qui défend une vision intellectuelle de l’art. Dans la logique et dans l’histoire de la démocratisation culturelle, l’opposition entre le savant et le populaire implique que les formes d’art populaire sont dédaignées, et ne peuvent pas acquérir le statut d’art face à des formes d’art savantes qui sont montrées comme contribuant principalement à la (haute) Culture. Dès lors, celles-ci méritent un soutien public, dans l’attente de la reconnaissance et du soutien du public (Menger, 2009 : 847, 848). Ce qui est critiqué ici, à la suite de Bourdieu et de son modèle de la Distinction (1979), c’est que pour pouvoir apprécier ce qui est qualifié d’art légitime par les classes supérieures il faut avoir déjà au préalable été « éveillé » et « éduqué » à la culture, il faut avoir acquis et appris le goût juste, et pour cela, nécessairement posséder suffisamment de capital culturel (Menger, 2009 : 888). Or, les classes populaires ne possédant pas ces capitaux, elles sont

« condamnées » à consommer et produire des biens culturels de basse qualité, leurs jugements de goût s’en retrouvant ainsi façonnés. Dans cette perspective bourdieusienne, contrairement à ce qu’affirmait Kant dans sa Critique de la faculté de juger, il n’y a pas un absolu du beau désintéressé , car celui-ci reflète en réalité des préférences socialement ancrées (Gartman, 2011 : 17 42-43). Dès lors, les classes populaires et moyennes ne consomment pas ce qu’il ne leur est, de toute manière, pas possible d’apprécier, le goût des classes dominantes étant de fait le goût dominant, tandis que celui des classes dominées est méprisé, se focalisant sur des pratiques dont Pour rappel, dans la philosophie de Kant, le beau est « ce qui plait universellement sans

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concept » et il s’attache à des objets qui n’ont pas de fonction utile, et ne procure pas de désirs car son seul but est la pure et calme contemplation (Kant cité dans Carrive, 1986 : 76). Si Kant est pris comme exemple ici, c’est parce qu’il influence toujours les débats contemporains sur la question esthétique.

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