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A. Les arguments « populistes »

1. Le soutien à l’art est un élitisme

Analysons tout d’abord la première forme d’argument. Cet argument s’oppose tout d’abord à la forme de hiérarchisation culturelle sous-entendue dans les politiques de démocratisation de la culture, qui défend une vision intellectuelle de l’art. Dans la logique et dans l’histoire de la démocratisation culturelle, l’opposition entre le savant et le populaire implique que les formes d’art populaire sont dédaignées, et ne peuvent pas acquérir le statut d’art face à des formes d’art savantes qui sont montrées comme contribuant principalement à la (haute) Culture. Dès lors, celles-ci méritent un soutien public, dans l’attente de la reconnaissance et du soutien du public (Menger, 2009 : 847, 848). Ce qui est critiqué ici, à la suite de Bourdieu et de son modèle de la Distinction (1979), c’est que pour pouvoir apprécier ce qui est qualifié d’art légitime par les classes supérieures il faut avoir déjà au préalable été « éveillé » et « éduqué » à la culture, il faut avoir acquis et appris le goût juste, et pour cela, nécessairement posséder suffisamment de capital culturel (Menger, 2009 : 888). Or, les classes populaires ne possédant pas ces capitaux, elles sont

« condamnées » à consommer et produire des biens culturels de basse qualité, leurs jugements de goût s’en retrouvant ainsi façonnés. Dans cette perspective bourdieusienne, contrairement à ce qu’affirmait Kant dans sa Critique de la faculté de juger, il n’y a pas un absolu du beau désintéressé , car celui-ci reflète en réalité des préférences socialement ancrées (Gartman, 2011 : 17 42-43). Dès lors, les classes populaires et moyennes ne consomment pas ce qu’il ne leur est, de toute manière, pas possible d’apprécier, le goût des classes dominantes étant de fait le goût dominant, tandis que celui des classes dominées est méprisé, se focalisant sur des pratiques dont Pour rappel, dans la philosophie de Kant, le beau est « ce qui plait universellement sans

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concept » et il s’attache à des objets qui n’ont pas de fonction utile, et ne procure pas de désirs car son seul but est la pure et calme contemplation (Kant cité dans Carrive, 1986 : 76). Si Kant est pris comme exemple ici, c’est parce qu’il influence toujours les débats contemporains sur la question esthétique.

la valeur ne leur est pas reconnue. Sous prétexte d’universalité de l’art, en serait donc exclue toute une partie de la production, jugée trop simple, trop populaire au profit de la complexité estimée de formes d’art savantes. Sous prétexte d’universalité du goût, en seraient également exclus ceux des classes dominées, à qui l’on doit au contraire tenter de diffuser le goût pour la bonne, haute et savante culture.

Par ailleurs, l’aura particulière (Benjamin, 1939) qui entoure les produits artistiques reconnus et en particulier ceux de la « haute culture » servirait également à se distinguer du reste de la population, dans la continuité du raisonnement sur la classe de loisir (Veblen, 1899). L’art légitime et légitimé deviendrait donc un produit de luxe, destiné à être consommé prioritairement par des élites déconnectées du peuple, et dès lors un soutien public en sa faveur est foncièrement illégitime (Durkheim, cité dans Menger 2009 : 182). Un financement public de l’art se fiant aux principes de légitimité issus du goût dominant (au sens de goût légitimé) ne peut avoir que peu de valeur pour les personnes « ordinaires », le commun du peuple qui ne peut ni l’apprécier ni en posséder le capital nécessaire pour le comprendre (Abbing, 2002 : 27-28 ; Menger, 2009 : 206).

Ainsi, le financement public de l’art et de la culture, au lieu de bénéficier au plus grand nombre, utiliserait l’argent du plus grand nombre pour en faire profiter une minorité déjà privilégiée, tout en ayant une vision fixe et rigide de ce qui constitue la culture légitime.

Sur le plan empirique cependant, les résultats sont contrastés. Si l’échec de la démocratisation culturelle « à la française » semble faire un relatif consensus (les classes populaires ne sont pas plus enclines aujourd’hui qu’hier à consommer des produits de la « haute culture » comme l’opéra ou le théâtre) (Coulangeon, 2004, 2011 ; Donnat, 1994 ; Menger, 2009 ; Passeron, 2002 ; Tawfik, 2013), les nouvelles formes que la distinction revêt aujourd’hui font polémiques. Ainsi, les analyses varient entre : celles qui valident le modèle tel qu’il a été pensé en le prolongeant par une lecture générationnelle (Tawfik, 2013 ; Donnat, 2011), les tenantes d’une hypothèse d’une distinction par l’omnivorisme éclectique et éclairé des classes supérieures face à l’univorisme de genres délégitimés des classes dominées (Peterson, 2006), celles qui redéfinissent les profils de la légitimité culturelle (Lahire, 2006), ou finalement celles proposant de remplacer le modèle de la distinction entre les classes sociales par celui de la différenciation entre des groupes d’individus (Glevarec, 2013 ; Glevarec & Pinet, 2013). Il est de ce fait difficile de savoir à laquelle de ces familles d’études se fier pour développer un argument valide, ce que seules une analyse

comparative des qualités et des défauts des différents modèles ainsi qu’une étude empirique approfondie sur le cas genevois pourraient nous permettre de faire. 18

Cependant, que les résultats empiriques de cette critique soient relativement contradictoires n’implique pas qu’il faille négliger la critique normative sous-jacente de cet argument. Le processus de légitimation, de reconnaissance et de hiérarchisation des pratiques culturelles tel qu’il est ici décrié ne peut être que difficilement soutenable au sein d’un État libéral (Mang, 2013 : 298-299). Plus particulièrement, l’argument selon lequel les consommations artistiques savantes bénéficient intrinsèquement et automatiquement à l’ensemble de la population rend particulièrement douteuse une éventuelle justification d’un soutien public à l’art. On peut être en effet sceptique qu’un État libéral puisse se justifier d’une telle entreprise paternaliste et perfectionniste (Mang, 2013 : 298-299).

La seule manière hypothétique de justifier cette proposition, serait de montrer que les productions artistiques populaires, ou majoritairement consommées par les classes populaires, exerceraient un frein quant à la propre autonomie des individus, et que sans soutien public, elles seraient les seules à exister. En effet, l’autonomie individuelle peut être considérée comme étant un bien en soi à défendre, et l’État peut dès lors envisager de soutenir les moyens qui en garantiraient l’accès (Spicher, 2014 : 5). Si les productions d’une partie de la population ont des effets néfastes sur d’autres, voire sur l’ensemble, il paraît légitime que l’État intervienne d’une manière ou d’une autre.

Or, pour Adorno et Horkheimer et une partie de la théorie critique, les productions de masses des industries culturelles sont analysées comme étant imbriquées dans des logiques de marché capitalistes (Gartman, 2012 : 43-47). Dans la continuité de l’analyse marxiste, dès qu’elle devient un bien de consommation, dès qu’elle entre sur le marché, l’aura de l’œuvre d’art disparaît au profit du fétichisme de la marchandise, ce qui aliène en grande partie les artistes et leur potentiel de création libre (Menger, 2009 : 466). Les productions ainsi mises sur le marché ont notamment pour effets (1) d’uniformiser et de standardiser par le bas les formes artistiques et culturelles produites pour le marché de masse, et (2) de procurer un plaisir immédiat de la consommation

La plupart des analyses auxquelles nous faisons référence s’adresse en effet au cas français.

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S’il n’est pas certain que le modèle de la distinction s’applique différemment d’un pays à l’autre, le manque d’études empiriques sur le cas suisse, et le cas genevois en particulier, nous pousse à la prudence quant à l’extrapolation de ces résultats, quels qu’ils soient.

aux classes populaires, pensé pour compenser et donc justifier l’aliénation dans le monde du travail (Gartman, 2012  : 43-47). Dès lors, le talent potentiel d’artistes interchangeables s’adressant au marché de masse est vu comme proche du néant, ne pouvant produire que des biens aliénants et sans saveur, sans aura, sans nourriture intellectuelle ni critique. De surcroît, il y aurait une dimension «  fascisante  » dans la production de masse et sa consommation, uniformisant les hommes, les habituant à la soumission et à l’autorité, en leur faisant souscrire au plaisir immédiat (Gartman, 2012 : 43-48 ; Djavadzadeh & Raboud, 2016 : 5-7). Dans le cas de la musique, comme analysée par Adorno, il s’agirait de production de formes particulièrement répétitives, qui accompagnent le quotidien dans une forme de régression de l’écoute. Il ne s’agit cependant pas pour cette analyse de défendre le goût bourgeois cultivé du XIXe siècle, reposant sur un capital culturel acquis. Au contraire, tout art digne de ce nom se devrait de provoquer la réflexion intellectuelle et critique, ce qui ancre dès lors la supériorité de l’art d’avant-garde sur les autres formes (classiques et populaires), celui-ci étant le seul capable de tendre vers une émancipation dans cette perspective critique (Gartman, 2012 : 43-48 ; Djavadzadeh & Raboud, 2016 : 5-7). En soutenant la création artistique savante, on aboutirait dès lors à une forme de paternalisme légitime, dans la mesure où l’État s’opposerait à la dynamique de marchandisation des œuvres d’art dans les industries culturelles, qui trompe les individus sur leurs besoins réels, uniformise la société et de ce fait contribue à les aliéner (Gartman, 2012 : 54 ; Djavadzadeh &

Raboud, 2016 : 12).

Cette pensée a été depuis remise en question sur un certain nombre d’aspects. Empiriquement tout d’abord, elle semble se confronter à la réalité des faits. Bien que les analyses montrent des phénomènes de concurrences monopolistiques dans la dynamique des industries culturelles, celles-ci ne débouchent cependant pas une uniformisation des goûts, des comportements et des productions culturelles de masse (Djavadzadeh & Raboud, 2016 : 14-16). Par ailleurs, il n’est pas certain que la certaine autonomie des formes d’art savantes soit assurée dans la réalité, ces dernières se retrouvant parfois également prises dans des logiques marchandes attribuées aux classes populaires (Menger, 2009 : 553-554). Enfin, enlever toute dimension créative aux classes populaires aboutit à des non-sens. Tout d’abord, une partie de ce qui était considéré comme faisant partie de la production de masse, uniformisée, et donc non conforme à l’idéal d’autonomie artistique, fait désormais partie intégrante des domaines reconnus pour leur qualité (Djavadzadeh

dessinée, du jazz, du cinéma, et même de la chanson populaire, certaines œuvres côtoient les œuvres classiques et contemporaines savantes. Par ailleurs, une grande partie des formes d’art savantes passées et actuelles se sont également inspirées de productions culturelles populaires, jugées par ailleurs sans inventivité, qu’elles soient traditionnelles ou de masse. Enfin, il n’est pas non plus assuré qu’une défense de l’autonomie individuelle et collective par la suppression de tous les éléments des dominations soit le but d’un État libéral. Si la dépendance aux drogues peut être une forme d’éléments de domination, il n’est cependant pas forcément de la responsabilité de l’État d’intervenir à son encontre, car cela empièterait sur certaines conceptions de la neutralité libérale (Mang, 2013 : 49-52). Il est de ce fait plus probable que cette vision soit défendue dans un cadre républicain, dans lequel il y a la mise en avant d’une liberté par non-domination, que dans un cadre libéral, dans lequel c’est la liberté par non-interférence qui est défendue (Pettit, 2004). Nous élaborerons plus en détail l’idée de la relation entre perfectionnisme et neutralité libérale plus loin, mais il paraît important de situer ici que l’accusation de perfectionnisme et de paternalisme dont fait l’objet le financement public de l’art peut être relativisée selon la 19 définition de l’art qui est défendue, selon la conception de la neutralité libérale et du perfectionnisme dont nous nous servons, et enfin selon les procédures démocratiques mises en place.

Si l’on revient à l’argument populiste que nous avions développé plus haut, une autre dimension peut être relevée. En tenant pour acquise la définition bourgeoise et établie de l’art, il paraît dès lors évident que nulle production émargeant des classes populaires ne pourrait acquérir ce statut, et il paraît même difficile qu’elle y prétende étant donné le phénomène d’auto-dépréciation que la distinction implique. Néanmoins, si cette vision peut correspondre à un certain état de fait, il a été critiqué que cela amenait d’une certaine manière à une forme de misérabilisme quant au regard des productions populaires, ce qui a notamment empêché la sociologie française de s’y intéresser pendant les années qui ont suivi la publication de la Distinction (Djavadzadeh & Raboud, 2016 : 6-9 ; Grignon & Passeron, 1989). Contre cette dynamique, les cultural studies américaines ont eu tendance à une forme d’angélisme (également qualifiée de populisme) à l’encontre des productions populaires, relevant tout le positif qu’elles pouvaient revêtir, avec cependant un grand manque de nuance. On peut donc poser que si l’angélisme et le misérabilisme sont tous

Pour une élaboration des différentes conceptions du paternalisme, voir Dworkin, 1972.

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deux des impasses, des voies intermédiaires peuvent exister (Djavadzadeh & Raboud, 2016 : 6-9 ; Cuche, 2016 : 89). Ainsi, si l’on reprend notre axiome pluraliste de l’art, on peut aboutir à des critères hiérarchisants au sein des différentes formes d’art, sans forcément opposer ces formes de manière radicale entre elles. On peut dès lors analyser les qualités et les défauts des productions populaires et savantes de la même manière, avec le même crédit. C’est par exemple la position de Shusterman qui, au lieu de ne voir qu’une distinction entre art savant et populaire, s’attache à distinguer ce qui relève d’un intérêt savant dans la production populaire (Shusterman, 2011). Si cette démarche peut faire l’objet d’un certain nombre d’apories, recréant ainsi en partie les distinctions qu’elle souhaitait abolir, elle semble néanmoins relever d’une dynamique intéressante (Menger, 2009 : 899). Si l’on estime les productions populaires dignes d’intérêt, et que dès lors qu’un champ se structure et se revendique comme artistique, on reconnaisse les œuvres produites avec leur qualité d’œuvre, il est possible de contourner l’argument « populiste ». Une politique culturelle cohérente, si elle n’a peut-être pas besoin de financer des productions populaires qui visent d’abord la reconnaissance du grand public plutôt que l’expérimentation (Menger, 2009 : 436 ; Becker & Menger, 2010 : 240-242), peut néanmoins participer au processus de légitimation en accordant des infrastructures pour que ces productions voient le jour et s’épanouissent. Il n’y a pas forcément besoin du même type de soutien que pour une production plus « savante », mais la même forme d’attention, le même potentiel de crédit qui doit être attribué, ou dans des termes libéraux, le même respect. Pour que cette attention ait lieu, je postule que cela se passe par le biais de procédures démocratiques adéquates dans la formulation des grands principes des politiques culturelles. Cela faisait en effet partie d’un de nos axiomes de base selon lequel la vision de l’art d’une politique publique doit pouvoir comprendre à la fois sa dimension relativiste et universaliste, c’est-à-dire considérer sérieusement la dimension pluraliste, tout en ne niant pas la mise en place de critères au sein de chacun des champs concernés.

Pour conclure sur cet argument « populiste », il ne s’agit donc pas selon moi d’un argument allant fondamentalement à l’encontre de toute possibilité d’un financement public de l’art. Il s’agit plutôt d’une dénonciation de certaines pratiques de financement qui ne pourront jamais bénéficier à tous, d’un argument allant contre le financement d’une « haute culture » seule légitimée. Or, rien n’oblige le financement de l’art de se retrouver dans une position légitimiste et restrictive de l’art dans laquelle seuls les goûts des dominants comptent, dans une recherche de démocratisation

culturelle, et de la soutenir par différents moyens, sans prétendre à une démocratisation des produits de la culture savante, tendant par là vers une forme de démocratie culturelle. Et cela peut être parfaitement compatible avec une forme de neutralité libérale, si l’on considère que cela relève d’une forme de perfectionnisme modéré (Mang, 2013). Ainsi, il est possible que, même sans en bénéficier directement, on puisse souhaiter un haut développement des arts, que cela nous réjouisse d’avoir la possibilité d’aller à l’opéra ou au théâtre, ou que ces formes d’art soient considérées comme importantes, pour l’idée que l’on se fait d’une nation épanouie.

Dès lors, toute politique publique et démocratique de l’art devra avoir conscience de cela, et comme nous le verrons, cela peut être réalisé par l’inclusion des citoyens dans le processus de décision. Nous détaillerons plus loin la position de Dworkin, qui indique que toute politique de l’art devrait favoriser la diversité et l’innovation. Ce que nous soutenons également, c’est que l’inclusion de la multiplicité des points de vue par des procédures de participation et de délibération citoyenne pourrait, en théorie pour le moins, atténuer voire résoudre les accusations d’exclusion du peuple du bénéfice du financement artistique.