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B. Les arguments « néoconservateurs »

2. La fragmentation du corps social

L’autre type d’argument néoconservateur condamne non pas le financement de l’art de manière générale, mais plus particulièrement l’existence et le soutien public pour un art basé sur une appartenance identitaire ou communautaire, que l’on appellera ici « art communautaire » (Fisher, 1996 : 42-44). Ce dernier est défini comme étant une forme d’art basée sur l’expérience de l’appartenance à une minorité culturelle ou à un groupe opprimé, ou qui met en avant les dimensions liées à une telle expérience. Pour les tenants de cet argument, ces expressions artistiques seraient dangereuses pour le corps social, mais pour une raison différente que celle évoquée précédemment : elles risquent d’augmenter la division du corps social. En donnant la voix aux nombreuses sous-cultures présentes dans une société par le financement d’un art 28 communautaire, l’État irait à l’encontre de la création ou la consolidation d’une identité culturelle commune, forte, et par vocation unifiée (Fisher, 1996 : 42-44). De plus, la diffusion des subventions pour de l’art communautaire, à haute teneur politique et faible valeur esthétique, empêcherait la société de se donner les moyens suffisants pour la création d’une culture monopolistique puissante et cohérente, avec un réel pouvoir de transformation, et régie par des critères de valeur esthétique universels. Cela détournerait les masses du « grand art », celui possédant des vertus éducatives, pour les orienter vers des formes d’art politisées, simplifiant des enjeux sociaux complexes, et dépourvues de valeurs esthétiques fiables (Fisher, 1996 : 42-44). En somme, ce qui est critiqué c’est l’expression artistique de la diversité des communautés. L’art devrait être au service d’une nation unie, afin de constituer un sens du collectif, et non pas tenter de fragmenter le corps social en exacerbant les différentes appartenances communautaires qui le composent.

Intéressons-nous donc à ce qui rentre en jeu dans cette vision néoconservatrice de l’art. Dans cet argument comme dans le premier, le même problème d'identification se pose : où et quand commence l’esprit commun du corps social qu’il faudrait encenser ? Quel est le récit national qui sera choisi pour le porter au pinacle ? Par ailleurs, si cette critique peut sembler fondée au sein d’un État centralisé comme la France, comment faire dans une Confédération comme la Suisse ?

A entendre comme la traduction littérale du terme anglais subculture.

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Faut-il s’arrêter à l’échelle du canton ? De la commune ? Et dès lors comment porter un idéal commun ? On ne peut que reprocher l’arbitraire du choix qui sera fait, les cultures ayant toujours été mouvantes (Cuche, 2016 : 53-70). Tenter de préserver une culture entièrement pure apparaît douteux au regard de l’apport des sciences sociales sur la notion de culture. Car, si les cultures sont aujourd’hui décrites comme étant plurielles et pluralistes, particulièrement dans une période de mondialisation des échanges, les récits nationaux ont toujours été multiples, issus de la compétition entre différents paradigmes, entre différents groupes sociaux et idéologiques (Cuche, 2016 : 53-70). Une conception fermée de l’identité et de la culture, qui ne tolèrerait pas l’apport lié aux échanges ou aux particularismes n’aurait par exemple pas pu permettre l’apport de la renaissance italienne dans la culture française, et qui est cependant considérée comme faisant partie du patrimoine français aujourd’hui. Il n’y a donc pas d’évidence quant à l’histoire qui est choisie et retenue, mais bien des choix politiques, qui bien souvent doivent composer de facto avec l’évolution des cultures, et qui ne peuvent ni nier ni empêcher les contacts des groupes entre eux, à moins de renoncer à tout horizon libéral. Or, ce qui est vrai pour les cultures l’est d’autant plus pour l’art. Les innombrables courants artistiques qui se sont créés, opposés, superposés et disparus, et qui continuent à le faire au-delà de tout art communautaire, la difficulté intrinsèque de définir ce qui en relève ou non, sont autant d’éléments problématiques pour une potentielle culture unifiée autour d’un art rassembleur (Becker & Menger, 2010 : 162-163).

De plus, la vision de l’individu que cet argumentaire défend repose sur une vision anthropologique que l’on peut discuter. Elle suppose qu’un individu ne peut appartenir qu’à un groupe et qu’il ne peut avoir qu’une dimension à son identité. Or, nous sommes toutes et tous confrontés à une diversité identitaire dans notre propre être (Cuche, 2016 : 89-91). Les différentes appartenances à nos communautés d’origine, sociales, religieuses, d’âge ou de genre ne s’opposent pas. Au contraire, chacune d’entre elles étant segmentée, elle compose les différentes facettes de l’individu multidimensionnel. Si l’on admet que nous sommes tous et toutes capables d’appartenir à une communauté territoriale particulière ainsi qu’à une communauté plus large, dès lors, plusieurs formes d’art ne sont pas antithétiques (Cuche, 2016 : 89-91). Comme l’indique Amin Maalouf dans son essai sur les Identités Meurtrières, à partir du moment où une identité peut s’exprimer librement, sans contrainte illégitime de la part d’un groupe ou d’un État, il est probable que ce ne soit pas elle qui prenne le dessus (Maalouf, 1998 : 46-49). Dès lors, dans un

manifestations artistiques, il serait plus juste et plus judicieux de permettre à la fois leur expression immanente dans des cercles restreints et leurs jonctions dans des formes qui transcendent les clivages.

Car il n’est pas certain que le soutien à des formes d’art communautaire entraînerait mécaniquement l’émiettement du tissu social. Au contraire, il se peut que cela puisse renforcer sa cohésion, car en permettant une reconnaissance plus étendue de chacun, au sein d’un tout, il permet de résoudre des tensions latentes. Un Etat ne reconnaissant pas les différences culturelles peut avoir pour conséquence de favoriser une identité dominante, et d’exclure et de marginaliser des identités culturelles qui ne disparaîtront pas forcément, et rentreront dans des formes de résistance ou de repli. L’absence de reconnaissance d’une partie de l’identité d’un individu pourrait entraîner en effet des conséquences néfastes sur l’individu et la communauté de manière générale. La reconnaissance peut donc favoriser l’intégration et la participation des communautés marginalisées au sein d’une société pluraliste. En effet, si le but est finalement de favoriser une cohésion globale, ce n’est pas en niant des aspects spécifiques des communautés minoritaires qui les composent au sein de la multiculturalité, avec des individus pour qui leur identité se retrouve liée à une appartenance culturelle particulière (Kymlicka, 1991 : 48-62).

Cependant, le débat sur le multiculturalisme dont nous sommes en train de retracer quelques-uns des éléments indique qu’il y a toujours un risque de réification au sein des politiques de reconnaissance. En reconnaissant les identités culturelles dominées, on néglige les relations de pouvoir au sein des groupes dominés ainsi que les éventuelles évolutions potentielles (ce qui est vrai pour l’identité culturelle dominante est vrai également pour les identités culturelles dominées) (Fraser, 2005 : 72-73).

Pour éviter ce risque, et afin de préserver une forme de neutralité de la part de l’État libéral, il pourrait être envisagé de ne pas reconnaître les identités culturelles stricto sensu (ce qui poserait la question de savoir quoi et qui reconnaître à l’intérieur), mais leurs produits artistiques en tant que tels. Cela pourrait se faire à la fois par des affinités pour un genre ainsi que par un sentiment d’appartenance. Par exemple, celles et ceux qui se reconnaissent dans la musique traditionnelle berbère peuvent se regrouper dans une association soutenant ce genre particulier, ce qui dépasserait largement la seule appartenance « ethnique » algérienne par exemple, pour arriver à regrouper autour d’une affinité pour cette musique. De la sorte, non seulement les groupes

d’appartenance pourraient choisir le genre particulier dans lequel ils se sentent représentés, mais les membres de la société globale pourraient également y participer et s’y intéresser.

Cette approche peut être intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, l’art, contrairement à d’autres aspects culturels comme la religion ou la manière de manger, peut être adopté et apprécié sans renoncer à son identité préalable par des personnes extérieures au groupe , si l’on se réfère 29 au fait qu’il n’est « ni complètement transparent, ni complètement opaque » (Adajian, 2018) aux membres extérieurs d’un groupe culturel donné. Il est donc possible que des membres extérieurs à un groupe puissent s’intéresser à l’autre par le biais de ses productions artistiques, et c’est ainsi que l’art peut servir de pont entre cultures, plutôt que de mur entre communautés. Pour les membres d’une communauté pour qui cette forme d’expression artistique est importante, il y aura donc une forme de reconnaissance et donc potentiellement un pas pour la cohésion sociale. Mais il est également possible qu’un membre d’un groupe ne s’intéresse pas aux productions artistiques de son groupe d’appartenance. Dès lors, reconnaître les genres artistiques de manière déconnectée d’un groupe minoritaire empêche ou du moins diminue le risque de réification que toute politique de reconnaissance implique . Ainsi, soutenir la diversité des productions d’art 30 communautaire ne serait pas un frein à la cohésion sociale. Au contraire, cela pourrait être une porte ouverte sur l’autre, lui reconnaissant une place.

D’autre part, faire reposer la cohésion sociale sur l’art, c’est lui donner un très grand pouvoir, celui de faire et de défaire les communautés. Si cela peut être un de ses effets collatéraux, ce n’est en tout cas pas une de ses caractéristiques premières. Il peut être utilisé comme un outil rassembleur ou diviseur, en lien avec le symbole, mais il n’est pas un instrument aux effets prévisibles et assurés (Becker, 2010 : 240-247). À l’inverse, la permanence et la violence des clivages sociaux, des discriminations identitaires et sexistes font bien plus à mon sens contre la cohésion sociale qu’un financement public de la diversité culturelle et artistique. Il est ainsi

Nous laisserons de côté tout le débat sur l’appropriation culturelle qui pourrait remettre en

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question le bien fondé de cette intention, même s’il mériterait une attention plus détaillée dans un autre travail.

De manière concrète, à Genève, on peut retrouver une application de ce type au sein des

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ateliers d’ethnomusicologie, qui ne représente pas une identité particulière mais la pluralité des expressions artistiques qui émergent d’une identité.

Des exemples d’expérimentation de politiques culturelles en faveur de pratiques artistiques des minorités communautaires ont pu être observés aux Pays-Bas. Pour une analyse de ces

probable que tant que des inégalités sociales existeront entre les groupes qui composent une société, et que sur ces inégalités seront fondées des formes ressenties d’injustices, malgré le fait qu’il puisse exister une culture unie et soudée derrière une même identité, la cohésion sociale reste un vœu, hors d’atteinte dans le réel.

Il me semble donc que cette critique néoconservatrice s’attaque moins à un financement public de l’art en particulier, mais à sa concrétisation dans une forme d’idéal multiculturaliste. Or, il ne paraît pas évident que l’expression de la diversité des communautés par l’art communautaire soit un frein à la cohésion sociale. Au contraire, il m’apparaît clairement que la répression de l’expression des formes d’appartenance contribuera à une forme de fragmentation de la société tout en étant contradictoire à un certain nombre de principes libéraux.

Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, en particulier un trop grand pouvoir associé à l’art, ainsi que la difficulté de pouvoir gérer l’incertitude à partir de laquelle se fonde une identité, deux conceptions qui contredisent l’argument général soutenu, nous pensons que nous pouvons rejeter ces critiques, sans avoir la nécessité d’en tenir compte dans notre élaboration. Il semble en effet douteux qu’une telle critique puisse être légitime dans le cadre d’un pluralisme libéral.