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A. Les arguments « populistes »

2. L’art serait un bien de luxe

Analysons maintenant la deuxième partie de l’argument populiste. Si l’idée commune que l’art ne serait qu’un bien de luxe, superflu, peut sembler en partie fondée, il convient également d’analyser cela en détail. Au regard de certains éléments apparemment premiers, comme le fait de pouvoir avoir la possibilité de jouir d’un logement décent ou d’un accès à une santé de qualité, il semble clair que l’accès à l’art paraît moins essentiel pour mener une vie digne. On pourrait comprendre dès lors pourquoi il ne peut pas être assimilé au premier abord aux biens premiers rawlsiens (Rawls, 2009 : 92). Pour autant, cela ne veut pas dire que l’art ne répond pas à une forme de besoin fondamental. Ainsi, selon Malinovski, qui développe une analyse fonctionnaliste de la culture dans laquelle tous les éléments d’une culture forment un tout cohérent, au sein duquel : « chaque coutume, chaque objet chaque idée et chaque croyance remplissent une certaine fonction vitale, ont une certaine tâche à accomplir, représentent une part irremplaçable de la totalité organique » (Malinovski, 1944 cité dans Cuche, 2016 : 36). Pour satisfaire les besoins humains vitaux, il y aurait donc l’instauration d’institutions culturelles, qui se manifestent sous des formes différentes en fonction des contextes, mais qui seraient universellement partagées. Un certain nombre de critiques ont été adressées à ce modèle d’explication des

cultures, notamment sur la manière relativement arbitraire dont a été développée la liste des besoins humains vitaux par Malinovski, et le peu de place qu’il offre aux changements internes au sein des cultures. Or, si effectivement il peut sembler crédible que ce modèle fonctionnaliste soit trop rigide et qu’il ne rende pas totalement compte des dynamiques inter-culturelles et intra-culturelles dans leur complexité, on peut néanmoins souligner qu’étant donné sa présence dans toutes les définitions influentes de la notion de culture, l’art est vraisemblablement une caractéristique intrinsèque à toutes les cultures humaines, qui répond à un besoin fondamental d’expression (Cuche, 2016 : 36-37).

En effet, si la plupart des définitions canoniques de la culture le soulignent, et même si l’on ne garde que l’idée que les cultures ne reposent pas uniquement sur de la fonctionnalité « souple » des cultures, cela nous laisse tout de même une bonne raison de penser que l’art fait partie intégrante des besoins fondamentaux des sociétés humaines, et ce pour au moins deux raisons : (1) ses premières manifestations remontent à l’origine des hommes, de l’humanité et des cultures et (2) même dans des situations critiques où la survie immédiate des personnes est engagée, où il y a une destruction de formes de culture et d’identité, on retrouve des traces de résistance et d’existence par l’art.

Ainsi, l’apparition des formes esthétiques a été associée avec l’apparition de l’Homo sapiens, avec notamment la pratique de certaines formes picturales de représentation du monde (Lorblanchet, 2006). D’autres soulignent que si l’on élargit quelque peu la définition de l’art, on peut faire remonter l’apparition de ce dernier dans des cultures néandertaliennes (Lorblanchet, 2006 : 120-125 ; Abadía & Morales, 2011 : 344-356). Des formes d’art sont donc présentes depuis les premiers pas de l’humanité, ont suivi l’évolution de l’homme, et ce dans toutes les cultures du monde . Cela peut nous laisser à penser qu’il s’agit effectivement de l’expression fondamentale 20 d’un besoin, pour toute société humaine, et que la théorie fonctionnaliste des besoins de Malinovski peut donc s’y appliquer.

D’autre part, on peut citer les exemples des pratiques artistiques au sein des camps de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. Alors que la dynamique de l’Holocauste tentait de détruire méthodiquement tout ce qu’il y avait d’humain parmi les internés, on peut noter, aussi

Cela fait d’ailleurs dire à certains anthropologues que nous serions intrinsèquement des Homo

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incroyable que cela puisse sembler, l’existence de création littéraire, de pièces de théâtre, d’orchestres et d’opéras, de pratiques du dessin ou de création d’objets dans des camps de concentration et d’extermination ainsi que dans les ghettos juifs. L’art créé dans ces camps est décrit par les chercheurs comme remplissant certaines fonctions essentielles et donc ayant répondu à un certain nombre de besoins. Ainsi, la création artistique a permis l’élaboration d’objets, dans lesquels le soi individuel et collectif s’expriment et se connectent à nouveau avec une identité humaine, permettant la survie morale, intellectuelle autant qu’émotionnelle, et potentiellement la réduction des impacts mentaux au sein de cet univers ainsi que pendant le processus de rétablissement. D’autre part, les esquisses et dessins ont servi à témoigner d’évènements qui n’auraient autrement pas pu être visualisés, étant donné l’absence de précédents au sein du monde occidental, et ont donc servi d’informations pour les historiens. On peut également rappeler que l’art a fonctionné comme une résistance interne contre les effets des humiliations et des dégradations, et que les blagues, chansons, poésies écrites, créations de caricatures ont créé des routes pour une survie mentale, qui ont aussi servi de mémoriaux pour les morts (Lévy, 2008 ; Ornstein, 2006 : 390-401). De manière générale, la création artistique et les moments de partage qu’ils ont occasionné ont permis de rendre une vie plus « humaine », plus digne à ceux qui ont traversé ces épreuves.

Il ne s’agit évidemment pas de dire que les conditions de création artistique présentes durant l’Holocauste se retrouvent telles quelles aujourd’hui ni qu’elles soient souhaitables, mais plutôt de signaler l’importance fondamentale de l’art pour l’existence humaine ou pour le respect de soi, qui est l’un des biens premiers rawlsiens (Rawls, 2005 : 224 ; 366). De manière similaire, s’il est tout à fait impossible de déterminer à quoi correspondait réellement l’intention des premiers hommes en établissant les fameuses peintures murales, en inventant des bijoux, ou en faisant de la musique, il reste néanmoins que sa présence parmi les premiers instants de l’humanité montre

son importance au regard de l’humanité . Ainsi, l’art accompagne l’homme dans les conditions 21 des premiers moments de l’humanité, comme dans les moments les plus difficiles, et constitue donc l’un des éléments fondamentaux de toute humanité, que l’on peut probablement définir comme étant une dimension anthropologique.

Toute l’argumentation que l’on vient d’avoir ne montre pas qu’il existe réellement un besoin d’art dans nos sociétés. On pourrait ainsi arguer que ce que nous venons de décrire ne prouve pas que l’art soit un besoin anthropologique, mais plutôt qu’il y ait dans l’humanité un besoin de créativité, de divertissement, ou d’esthétique, qui peut s’exprimer de différentes manières pour 22 que la vie humaine vaille la peine d’être vécue, ou du moins qui lui soit utile. Si dans toute

Il a été montré que la dimension artistique qui accompagne les premières manifestations

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notables dans l’histoire est complètement liée à une dimension du symbole religieux et du sacré.

Or, on peut ainsi dissocier partiellement les produits culturels de leur contexte d’origine, en particulier lorsqu’il s’agit de produits artistiques. On peut ainsi rappeler la perplexité de Marx lorsqu’il parle de la statuaire grecque, en énonçant qu’il est étrange de pouvoir contempler toujours aujourd’hui ces statues, de leur attribuer des qualités esthétiques tout en sachant le contexte esclavagiste qui a produit ces oeuvres. Ainsi, personne n’est obligé de se convertir au catholicisme ou à l’islam pour reconnaitre les qualités esthétiques et artistiques des églises et des mosquées. Cela fait dire à Edgar Morin (2016) ainsi qu’à Richard Shusterman (2008) que l’art aujourd’hui est une forme de sacré sécularisé, lié voire issu du religieux, qui s’en est progressivement émancipé pour exister comme discipline à part entière, et a pour vocation de le remplacer en transcendant les clivages.

Cette vision rejoindrait la position de l’esthétique de Dewey dans laquelle ce qui importe dans

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l’art c’est l’expérience esthétique qu’elle nous procure, et qui nous est également procuré par un certain nombre d’autres activités et d’expériences dans la vie. Ainsi défini, le besoin d’expérience esthétique serait une manière d’à la fois justifier l’existence particulière de l’art, mais d’étendre également cette définition à un certain nombre d’autres activités de la vie humaine bonne (Spicher, 2014 : 128-132).

Cela pourrait même faire rentrer l’art dans la définition des biens premiers rawlsiens, contrecarrant la position anti-perfectionniste de cet auteur qui, à première vue, ne soutient pas le financement public de l’art.

Pour Rawls en effet, les dépenses publiques pour des pratiques artistiques et culturelles ne dépendraient pas des principes de justice, mais plutôt des préférences privées, de conceptions particulières de la vie bonne. Ce n’est donc pas à l’Etat de soutenir l’art. Selon lui, « les personnes s’associent pour développer leurs intérêts artistiques et culturels de la même façon qu’elles forment des communautés religieuses. Elles n’utilisent pas l’appareil coercitif de l’Etat pour obtenir une plus grande liberté ou une plus grande part dans la répartition, sous prétexte que leurs activités ont davantage de valeur intrinsèque. (…) Les ressources sociales nécessaires au financement des associations chargées de promouvoir les arts et les sciences et la culture, d’une manière générale, doivent être obtenues en juste retour de services rendus, ou grâce à des contributions volontaires des citoyens. (…) Les principes de la justice ne permettent pas de subventionner des universités et des instituts, des opéras et des théâtres sous prétexte que ces institutions ont une valeur intrinsèque et que ceux qui en font partie doivent être subventionnés » (Rawls, 2009 : chapitre 5, sous-chapitre 50).

culture on retrouve ces types de besoins, il n’est pas évident que cela puisse être appelé de l’art partout et que ce que l’on considère comme de l’art aujourd’hui réponde forcément à ce type de besoin. Néanmoins, si nous appelons art ce qui semble correspondre à ce type de besoin, alors cela suffit pour montrer qu’au moins une partie de l’art ne peut pas être considérée comme uniquement un bien de luxe, et qu’il correspond au contraire à une forme de nécessité humaine dans une mesure ou une autre.

Dire que l’art répond à un besoin important n’implique donc pas que l’on doive donner une priorité budgétaire à l’art sur d’autres types de budgets, par exemple les besoins de la santé ou de l’éducation. Il est probable que tous les membres d’une société, et en particulier les personnes des classes dominées, préfèrent être en bonne santé plutôt que d’avoir un patrimoine culturel entretenu, ou accès à une création vivante. Or, on considère que l’art ne correspond pas uniquement aux productions savantes, qu’il existe des formes d’art à soutenir également au sein des productions populaires et que dès lors, le besoin d’esthétique ou de création peut être légitimement rempli par l’art.

Si l’on doit retenir une chose de cette argumentation, c’est qu’il y a toujours un danger à ne faire de l’art qu’un bien de luxe, en excluant par son mode de légitimation la majorité de la population de sa consommation et donc de son plaisir. Ce risque peut être contrôlé par l’inclusion de la multitude au sein du processus de décision public, qui pourrait théoriquement dès lors légitimer tout ou une partie des visées perfectionnistes de l’art, en les reconnaissant également au sein des cultures populaires.