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C. Les arguments économiques libertariens

2. La vision du marché libre

Si le marché libre est le meilleur moyen de déterminer ce que les individus désirent, que faire lorsque le marché est défaillant ? Que faire lorsqu’il ne permet pas la survie ni l’émergence de certains biens que l’on estime importants ? Que faire, lorsque nos préférences individuelles diffèrent de nos préférences pour le bien commun ? Que faire enfin lorsqu’il réside une grande incertitude, pour les consommateurs, sur le produit qu’ils vont consommer, comme c’est le cas dans les mondes de l’art, et que dès lors, la valeur est fluctuante ?

Dans la perspective libérale économique classique, toute réglementation protectrice de la part de l’État aurait pour effet de créer des effets de rente pour les bénéficiaires de ces protections. Ainsi, l’un des opposants à tout type d’intervention publique au sein de l’économie, William Grampp, énonce que ces interventions auraient pour effet de biaiser le prix réel d’un bien culturel en le rendant plus élevé que ce qu’il aurait été dans une situation de libre concurrence par le marché (Grampp, cité dans Benhamou, 1996 : 103). Certains biens culturels et les acteurs qui les produisent bénéficieraient d’une légitimité indue ne reposant sur aucune raison valable qui empêcherait la libre expression des préférences individuelles en matière de consommation culturelle, et donc le libre fonctionnement des marchés. Si cela est par principe illégitime dans cette analyse, cela aurait également pour effet de maintenir en vie des formes artistiques et culturelles incapables de générer des gains de productivité, et qui seraient vouées à mourir autrement. Or, selon cette critique, il n’y a aucune raison que l’État se substitue ainsi au marché et subventionne ce que les individus pourraient considérer comme trop cher ou obsolète sans le soutien public. Ces disparitions peuvent être considérées comme étant regrettables pour certains individus, mais le marché étant perçu comme le meilleur indicateur des préférences individuelles, l’État n’a pas à s’y substituer. William Grampp énonce ainsi que « les chaussures faites à la main deviennent de plus en plus chères avec le temps, mais ce n’est pas une raison de les subventionner » (Grampp, cité dans Benhamou, 1996 : 104).

On peut néanmoins opposer plusieurs choses à cette réflexion. Tout d’abord, il n’est pas certain que le marché soit le meilleur reflet des préférences des citoyens (Anderson, 2006 : 8-10). Si les prix peuvent de manière générale transmettre l’information sur les préférences individuelles quant à des biens privés, les objets d’art sortent quelque peu de ces critères. En effet, la nature des biens produits par les mondes de l’art a des conséquences qui remettent en question l’efficacité d’un marché libre. Ces biens sont qualifiés comme étant des biens « indivisibles et collectifs ou mixtes » (Benhamou, 2017 : 87) ainsi que des « biens publics durables » (Menger, 2009 : 38).

Le fait que ce soit des biens durables implique que leurs prix ne reflètent pas réellement ce que les individus souhaitent (Menger, 2009 : 38). Il est possible que l’on puisse désirer consommer un bien durable plus tard, en se donnant un droit de réserve sur ce bien. On peut même « se réjouir de l’existence d’un équipement culturel qu’on exclut de fréquenter ». C’est en raison de la nature des biens, et des demandes « d’options ou d’existence » que l’État prend le rôle que le citoyen privé aurait normalement. Pour assurer la légitimité de ces droits d’options, il semble également envisageable de soutenir ces décisions par des procédures démocratiques de consultation, qui pourraient permettre de mieux connaître les préférences à long terme des citoyens (Dworkin, 1996 : 284 ; Menger, 2009 : 38).

Quant à leur nature de bien collectif, celle-ci est liée au fait que « leur consommation par un individu n’est pas exclusive de la consommation de la même quantité du même bien par un autre individu », ce qui implique qu’il n’y a pas de rivalité sur le bien. Par ailleurs, il s’agit d’un bien indivisible, au sens où la taille du public n’influence généralement pas sur l’accès à un même bien culturel (sauf encombrement ou saturation). Il n’y a donc pas de coût marginal pour un spectateur de plus dans un cinéma, et les courbes de l’offre et de la demande ne correspondent pas à celles des biens privés. Enfin, il est possible que l’on ne puisse exclure de la consommation un certain nombre de « passagers clandestins » au sens de Buchanan, qui fait que des personnes peuvent jouir d'un bien culturel comme un monument, sans avoir à participer à son entretien. Tous ces éléments pointent une défaillance du marché dans le cas de biens culturels et artistiques, en raison de leurs natures propres, car seul l’État pourra redistribuer équitablement les coûts d’élaboration de ces biens publics (Benhamou, 2017 : 87-88).

Mais il existe également un certain nombre d’autres arguments généralement avancés dans le débat public en faveur d’un financement public pour des raisons économiques. L'art procurerait

en effet des bénéfices économiques externes , ce qui donnerait des raisons « extrinsèques » de le 32 financer (Dworkin, 196 : 279 ; Benhamou, 2017 : 85-89). Tout d’abord, il y aurait un effet démultiplicateur de la dépense publique culturelle, ce qui justifierait un soutien public en sa faveur. Chaque investissement aurait des effets bénéfiques plus grands que l’investissement lui-même. Ces effets peuvent être directs (par exemple les dépenses des touristes en billetterie, hôtellerie et restauration dans le cadre d’un festival), indirects (les équipements culturels publics redistribuent l’argent par leurs dépenses propres) et induits (les dépenses dans des équipements locaux se diffusent dans d’autres équipements locaux). Ainsi, il y aurait une redistribution en cercles successifs dans l’économie locale, en fonction d’un coefficient multiplicateur (Benhamou, 2017 : 89-90).

Si ce dernier argument est fréquemment utilisé dans le débat public, il me semble néanmoins douteux de l’utiliser comme un argument valable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il n'est pas certain que la dépense publique en matière d’art amène nécessairement une retombée économique (Benhamou, 2017 : 108). Mais, de manière plus générale, pour pouvoir évaluer les effets réels d’une politique publique, notamment en matière culturelle, il faudrait pouvoir comparer cela avec l’absence d’un investissement dans le même contexte, toutes choses égales par ailleurs. Or, cela est non seulement impossible, mais cela enferme la possibilité de justification de toute politique publique de l’art à ses rendements de court terme, ce qui me paraît particulièrement problématique, étant donné la difficulté de l’évaluation. Doit-on se fier à une mesure de la fréquentation des offres soutenues par les institutions publiques, ou de la qualité de cette offre (ce qui posera immanquablement la question des critères esthétiques, contestables, historiquement ancrés dans le temps) ? Comment mesure-t-on l’impact symbolique, plus diffus et moins perceptible que l’impact économique, d’un investissement culturel ?

On peut cependant remettre en cause le fait qu’un système d’investissement direct de la part de l’État puisse garantir à la fois l’accès aux biens qu’il considère comme légitimes, ainsi qu’une réelle innovation de la part des artistes, si tel est son but. Pour ce qui est de l’accès aux biens,

Nous n'allons pas aborder ici les autres types de bénéfices externes que peuvent avoir des

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financements publics de l’art, mais il convient de préciser qu’un certain nombre des justifications publiques reposent sur l’idée que l’art permet d’une manière ou d’une autre le prestige d’une nation, et qu’il peut assurer une forme de continuité et d’héritage dans l’identité culturelle d’un pays (Benhamou, 2017 : 90).

nous l’avons vu avec la critique populiste, ce que l’État estime comme relevant du domaine des arts légitimes peut ne pas être considéré comme faisant partie du goût des classes populaires.

Pour ce qui est de l’aspect de la création, l’impossibilité pour la bureaucratie d’un État démocratique de pouvoir établir des choix artistiques clairvoyants condamne l’État à l’erreur (Benhamou, 2017  : 107). En effet, entre l’instabilité des prix sur les marchés de l’art, l’incompétence de l’administration et les impératifs d’une redistribution vers le large public, l’État se retrouve obligé de choisir entre ce qui lui est proposé tout en devant éviter le risque de constituer un art officiel. Dans l’angoisse de ne pas soutenir ce qui pourrait être reconnu demain et qui a été sauvé par des particuliers, comme cela a déjà été le cas dans l’Histoire si l’on pense à Manet, Matisse ou Picasso, l’État se retrouve dans une posture de devoir de financer toute la nouveauté, afin de réduire ce risque. Or, cela implique que la création d’art peut davantage tenter de se tourner vers les fonctionnaires responsables que vers un public potentiel, remettant en question la vocation universelle de la création et son potentiel créateur même (Benhamou, 2017 : 110).

Or, faire en sorte que les artistes ne soient livrés qu’aux choix individuels en laissant le marché en dehors de tout contrôle implique de légitimer les inégalités de revenus qui existent entre les individus, et de ne laisser le poids du financement de la création qu’à une minorité possédante suffisamment riche pour pouvoir soutenir cela, car il est peu probable que les personnes les moins fortunées investissent pour pouvoir soutenir des artistes. Dès lors, il y aurait un système de dépendance non plus envers l’Etat, mais envers les plus fortunés, laissant les moins fortunés avec ce qu’il reste, c’est-à-dire ce qui ne coûte pas cher à produire, ou devant consommer ce que les plus fortunés désirent. Il n’est donc pas sûr qu’un marché complètement libre est plus favorable à une création tournée vers le grand public qu’un financement étatique (Benhamou, 2017 : 116 ; Menger, 2009 : 453).

Pour que puissent s’exprimer les préférences dans un système de libre concurrence, nombre d’économistes recommandent alors la remise en place du système de chèque culture, le système de « voucher », en lieu et place d’un soutien public à l’offre artistique (Benhamou, 2017 : 116).

Au lieu de financer directement les artistes, ce serait le consommateur qui bénéficierait d’un soutien de l’État pour pouvoir exprimer librement leurs préférences. Nous pouvons voir deux limites à cela, si tant est que la mise en place de cette politique soit possible : (1) la première est

que la demande pourrait se fixer sur un nombre très limité de produits, par effet de mimétisme des préférences individuelles, et ainsi devenir excessive, ce qui ferait monter arbitrairement les prix, rendant à la fois caduque le financement artistique et remettant en question la diversité artistique (Benhamou, 2017 : 117).

La seconde limite (2) est que mettre uniquement l’accent sur les préférences individuelles implique que nous faisons confiance au marché pour refléter nos préférences individuelles. Or, rien ne garantit que ce soit uniquement les préférences individuelles qui priment pour un bien public. On l’a en effet évoqué plus haut, le droit d’option et d’existence pour les biens publics implique que ce que l’on souhaite pour le collectif peut différer de ce que l’on exprime comme désirs individuels, par la consommation (Anderson, 2006 : 8-10 ; Dworkin, 1996 : 284). On peut par exemple souscrire à l’idée que même si je ne vais pas au théâtre pour l’instant, il soit possible que j’en aie envie plus tard, ou que je souhaite que d’autres en profitent même si moi je n’en profite pas pour l’immédiat (Benhamou, 2017 : 116).

La plupart des arguments que nous avons évoqués font référence à la théorie libérale classique qui pointe la possibilité d’un soutien public lorsque le marché est défaillant. Cette théorie libérale est donc à la fois l’une des manières de justifier un soutien public de l’art, mais elle comporte également des contradictions que nous allons analyser maintenant.