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B. Les arguments « néoconservateurs »

1. La corruption et la décadence morale

Le premier argument s’insurge contre la diversité des perspectives que la diversité culturelle procurerait, en particulier au sein de l’élite sociale. Aux États-Unis, c’est notamment l’exemple des scandales liés aux financements par la NEA d’œuvres jugées rétrogrades qui fait référence et qui motivent des arguments moraux ou religieux (Fisher, 1996 24 : 42-44). De manière plus générale, on peut également retrouver des formes de cette critique dans la plupart des arguments remettant l’art contemporain et ce qui est identifié comme faisant partie de ses dérives en question.

Cette position et son argumentation reposent donc d’une part sur l’idée que l’art et la morale sont liés, qu’il y a des formes d’art légitimes, conformes à la morale, qui appartiennent au domaine de l’Universel, de l’Histoire, du Progrès vers la Civilisation, tandis que d’autres formes, illégitimes sur le plan moral, critiqueraient les valeurs établies et justes, et en somme, saperaient les bases de la société (Fisher, 1996 : 42-44). D'autre part, l’État pluraliste libéral ne pouvant pas faire légitimement la distinction entre les deux, il devient inévitable que de l’argent public finance des œuvres immorales et corruptrices, et que la société concoure involontairement ainsi à sa propre perte.

Il est vrai que les diverses avant-gardes ont effectivement contribué à mettre à mal ce que l’on considérait à différentes époques comme faisant partie des critères classiques de qualité d’une œuvre d’art, en s’opposant par exemple au XIXe siècle aux valeurs esthétiques bourgeoises conservatrices dominantes et provoquant dès lors des effets de vives critiques de la part de celles-ci (Menger, 2009 : 867-870 ; Heinich, 332-343). Cependant, on ne peut néanmoins s’empêcher de rappeler ici qu’une grande partie de ce qui est considéré comme faisant partie du canon artistique aujourd’hui a subi le même genre de critiques durant son époque de création, constituant une

L’archétype d’une oeuvre moralement condamnable dans une partie de l’opinion publique

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étant le Piss Christ de Serrano, photographie financée par des fonds publics dans laquelle on pouvait voir un crucifix baignant dans de l’urine, ce qui fit alors scandale (Benhamou, 2017 : 108 ; Fisher, 1996)

forme d’avant-garde décriée comme corruptrice . Dès lors, si l’on peut effectivement admettre 25 qu’une partie de l’art contemporain baigne dans des formes de postures nihilistes, il est extrêmement difficile de savoir ce qui sera demain reconnu comme faisant partie du canon, voire d’être promu à un néo-académisme, et il est possible de dire que tout ou partie de ce qui est condamné aujourd’hui pourrait avoir le même destin de promotion (Menger, 2009 : 867-870 : Becker & Menger, 2010 : 146-152). Il est possible que des personnes occupant hier les mêmes positions sociales (et morales) qu’aujourd’hui, aient pu formuler hier les mêmes critiques acerbes à l’encontre des formes d’art qu’elles célèbrent pourtant aujourd’hui comme étant des références à démocratiser, et ce au nom des mêmes arguments. Il est également possible que plusieurs formes d’élite cohabitent, dénonçant des phénomènes opposés. On peut ainsi observer qu’une partie de l’élite sociale célèbre aujourd’hui des formes académiques, conservatrices et consacrées de l’art comme autant de moyens de retrouver une cohésion sociale perdue, tandis que d’autres peuvent pour des raisons similaires célébrer la modernité de l’avant-garde artistique comme le ciment esthétique futur d’une révolution sociale à venir, refondatrice de nouveaux rapports sociaux idéaux . Quelle élite sociale soutenir : la conservatrice ou celle misant sur l’à venir ? Où 26 commence et où s’arrête le canon à soutenir ? De quoi faut-il tenir compte : de la stabilité présente et fantasmée depuis toujours, ou de celle qui se présente comme un potentiel à venir ? Comment faire pour gérer cette incertitude, à partir des fondements de ce qui est considéré comme ayant de la valeur aujourd’hui ?

Car cette instabilité de l’art n’est pas un phénomène récent. La raison à apporter à cela, s’il faut en donner une, est à trouver d’une part dans le pluralisme esthétique et artistique, mais surtout dans les dynamiques culturelles à l’œuvre au sein de la condition anarchique (Becker & Menger, 2010 : 126-129 ; Lordon, 2018 : 5-14). En effet, ce ne sont pas les qualités intrinsèques d’une

Entre autres exemples individuels, on pourrait citer Schiele, Goya, Dali ou Courbet qui furent

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tous accusés à une époque de leur vie d’avoir produits des oeuvres d’arts sulfureuses, corruptrices et immorales, avant d’être aujourd’hui largement célébrées comme faisant partie de l’Histoire de l’Art, des oeuvres faisant partie du Progrès par au moins une partie des positions dominantes. A l’échelle d’un courant, l’exemple des Impressionnistes un temps accusés par la classe dominante en vigueur de mettre à mal les normes esthétiques académiques ainsi que les valeurs politiques en place, ce courant provoqua une « révolution symbolique » telle qu’il fut célébré par les nouvelles classes dominantes par la suite (Bourdieu, 2013 ; Joyeux-Prunel, 2005 : 97-159)

Pour une analyse de la relation entre avant-garde artistique et politique, voir Menger (2009 :

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œuvre d’art qui font sa « vraie valeur », mais son insertion au sein d’un réseau de relations et d’interaction (Becker & Menger, 2010 : 126-129 ; Menger, 2009 : 157-274). Sans chercher à rentrer dans les détails du processus de fabrication de la valeur d’une œuvre, on peut simplifier en disant que c’est par la durée qu’une œuvre (et par extension le courant artistique qui l’a vu émerger) trouve sa légitimité et sa valeur (Menger, 2009 : 234). Ce sont certains acteurs des mondes de l’art, certains « véridicteurs », institués par le pouvoir symbolique de la multitude, qui font la force d’une œuvre, déposant sur l’œuvre leur propre légitimité, puis reconduisant ou non cette légitimité à travers le temps (Becker & Menger, 2010 : 126-129 ; Lordon, 2018 : 314-318).

Or, lorsqu’un nouveau courant émerge, avec une nouvelle esthétique, il ne peut être facilement compris par les esthétiques en vigueur. Il les remet par définition en question et peut de ce fait être accusé de relativiser les valeurs établies, et, par suite, la morale et la politique (Menger, 2009 : 868-872).

Par ailleurs, de manière générale, les valeurs mises en avant par une culture changent immanquablement. Une culture n’est pas une donnée fixe et indivisible, elle évolue, correspondant plus à un processus de culturation comme énoncé par Bastide (avec des phases de déculturation et d’acculturation dans lesquelles des éléments disparaissent ou sont empruntés ailleurs) qu’à un phénomène fixe et stable (Cuche, 2016 : 69). Dès lors, prétendre à cette stabilité paraît particulièrement illusoire. Il n’est donc pas évident que la production d’un art d’avant-garde et sa connaissance par une élite cultivée soit forcément corruptrice en soi, ne situant donc pas cela comme une caractéristique intrinsèque de l’art contemporain, mais comme une donnée de mondes sociaux vivants.

Même en admettant que l’art contemporain transmette de mauvaises valeurs, il n’est par ailleurs pas certain qu’il ait un effet corrupteur. Si des valeurs sont profondément ancrées au sein d’un individu ou d’un groupe social, la contradiction de ses valeurs ne va pas forcément avoir comme effet d’affaiblir cette conviction. Elle pourrait ainsi la renforcer, ce qui pourrait, de manière instrumentale et paradoxale, atteindre le but souhaité par les porteurs de cette critique. Ainsi, en sciences, le paradigme postmoderne niant l’idée même de scientificité n’a pas empêché au paradigme positiviste de continuer d’exister (Menger, 2009 : 217). Néanmoins, cela force ce dernier à trouver un argumentaire pour fonder sa position, ce qui n’était peut-être pas le cas avant.

Cela pourrait également avoir pour effet de renforcer la cohésion de groupe en se positionnant de

manière quasi identitaire contre un ennemi identifié et commun (même si cela deviendrait une raison bien cynique et étrange pour financer l’art contemporain) (Cuche, 2016 : 85-87). Le débat impliqué par l’art me semble donc sain, dans la mesure où il est possible que cela puisse également renforcer les convictions de ceux qui le remettent en question.

De plus, comme l’indique Lordon, le fait que l’on sache que l’on se trouve dans une condition anarchique27, sans fondements, dans laquelle les valeurs n’ont pas de valeur en elles-mêmes, n’empêche pas que l’on se livre à une bataille d’opinion, qu’il appelle une bataille d’affects (Lordon, 2018 : 10-25). On peut savoir qu’il n’y a pas de fondements absolus à nos valeurs et tout de même tenter de (se) convaincre qu’elles sont les bonnes. C’est ce qu’il énonce en disant qu’il n’y a pas de force intrinsèque aux idées vraies, que ce n’est pas parce que l’on sait ce qu’est le bon que l’on ne fait pas le pire. Or, malgré cela, malgré l’extrême instabilité sur laquelle elle repose, la société continue d’avancer, et les élites ont continué d’exister à travers les âges, vaille que vaille (Lordon, 2018 : 10-25).

Il me faut par ailleurs signaler que de manière plus générale, donner un tel rôle moral à l’art et en particulier à l’art contemporain me paraît disproportionné. Qu’il puisse choquer, provoquer, remettre en question certaines convictions, je n’en doute pas. Qu’il actionne des ressorts émotionnels qui sortent du domaine de la raison, non plus. Mais qu’il puisse avoir à lui seul pour effet de diviser le corps social me semble néanmoins discutable. L’idée de pluralisme et le relativisme qu’il contient se retrouvent dans toute société qui ne repose pas sur une homogénéité consensuelle absolue. On pourrait même dire que toute discussion contradictoire et divergente pourrait avoir pour effet de remettre en question les convictions de cette élite sociale, et que dès lors, l’idée même qu’il puisse y avoir un débat controversé pourrait corrompre et détourner du bien commun certains individus.

Enfin, cette critique met l’accent et le poids sur la responsabilité des élites sociales, et nie complètement également ce qui pourrait avoir lieu au sein des productions populaires. Or, au-delà de la perspective éminemment illibérale et méprisante pour le peuple, il n’est pas certain que le rôle des élites sociales, si tant est qu’elles en aient un, soit d’être celui de leaders culturels, ni que

Dans cette perspective, c’est l’art contemporain qui, s’il ne provoque pas cette condition, au

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cela soit un mal que ce rôle s’achève, la société pouvant alors trouver d’autres moyens de se structurer.