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Démocratie épistémique et démocratie procédurale 37

Au point où nous en sommes, nous avons donc une base argumentative pour un financement public de l’art dans certaines conditions : il faut qu’il prenne en compte le pluralisme esthétique ainsi que la critique populiste, c’est-à-dire qu’il considère avec autant de sérieux les arts légitimes comme les arts illégitimes. S’il ne doit pas se supplanter au marché, l’État se doit cependant de garantir la diversité et l’innovation du champ artistique afin de garantir la continuité et l’enrichissement de nos capacités à réfléchir et à pouvoir faire des choix signifiants. La légitimité des décisions en matière d’art et de culture passe également par de justes procédures démocratiques, et un soutien de la société civile en faveur d’un financement public.

Or, comment mettre en place des procédures qui soient légitimes en matière d’art ? Étant donné l’inévitable pluralisme esthétique et la diversité des préférences, comment faire en sorte que les décisions soient acceptables ? L’État ne dispose pas de ressources suffisantes pour tout soutenir, il doit donc faire des choix. Mais sur quelles bases et quels critères ?

Epistémique vient de episteme, qui signifie connaissance.

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Dans le domaine de la théorie politique, il existe un débat quant à l’origine de la légitimité de la prise de décision démocratique . Ce débat oppose les tenants d’une vision purement procédurale 38 de la démocratie à ceux qui défendent une vision plus épistémique de la démocratie.

Pour les premiers, notamment en raison de la rationalité qu’il y a à avoir une pluralité de points de vue par rapport à nos conceptions du bien (reasonable pluralism), on ne peut pas trancher de manière absolue sur les différentes conceptions de la vie bonne. Il n’existerait donc pas de critères extérieurs permettant de déterminer la justesse des décisions (Estlund, 2011 : 5-10 ; Peter, 2007 : 329-340). Une bonne décision démocratique ne serait donc pas la décision correcte (par opposition avec une décision qui serait fausse), mais une décision prise par le biais de procédures justes et équitables qui garantissent à tous les mêmes chances de participer à la décision, et ce indépendamment du résultat. Ce n’est pas la neutralité ni la qualité du résultat qui importe, mais la neutralité de la procédure qui y aboutit. La garantie que tous puissent participer au choix démocratique et avoir la même chance de gagner est donnée par la procédure démocratique (principe majoritaire, égalité des voix, suffrage universel), et c’est cela qui donne sa légitimité à la démocratie (Estlund, 2011 : 5-10 ; Peter, 2007 : 329-340).

Pour les seconds, la démocratie ne peut pas se satisfaire d’une vision purement procédurale et se doit également d’introduire des notions de connaissance au sein de la prise de décision afin de réfléchir sur la substance des choix effectués. Dans cette dynamique, on suppose qu’il existe des décisions épistémiquement supérieures à d’autres, que la démocratie doit prendre en considération sous peine d’être aveugle et illégitime, et de rendre ses procédures vides de sens. Il existerait des critères d’évaluation des décisions qui permettent de déterminer la justesse des décisions. Par exemple en matière de justice, lors d’un procès, il devrait probablement exister une décision qui sera meilleure qu’une autre, autrement on pourrait aléatoirement condamner comme acquitter quelqu’un sans pouvoir évaluer la décision. Si c’était seulement une procédure équitable, indépendante de toute substance qui comptait, alors la bonne décision pourrait être tirée à pile ou face, chaque candidat ayant la même chance d’influencer le score de la procédure (en l’occurrence aucune). La décision légitime d’un point de vue démocratique devrait donc tendre à être la décision juste, correcte lorsqu’un choix se présente à nous, et pas seulement la résultante

La légitimité désignant selon Estlund « le fait qu’il est moralement permis à l’Etat d’émettre

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des ordres et de les faire respecter, et ceci du fait même du processus par lequel ces ordres ont

d’une procédure pure équitable entre tous les participants (Estlund, 2011 39 : 183-190 ; Peter, 2007 : 329-340).

Cependant, Hannah Arendt pose très clairement le problème, à savoir la question de la vérité en politique, et les conséquences que cela pourrait avoir sur la démocratie. En effet, pour elle, il existe des vérités plurielles, et c’est justement le rôle de la politique que d’être le lieu de leur discussion (1972 : 306-307, 336). Considérer qu’il n’existe qu’une vérité, qu’elle soit unique, est contraire au débat, empêche la controverse, et entraîne un état de dictature de la vérité (1972 : 306). Il y a donc une dimension intrinsèquement despotique à considérer la vérité comme étant intouchable et hors du débat au sein de l’arène démocratique. Cette dernière doit rester à l’écart de l’idée de vérité pour pouvoir prétendre être ce qu’elle revendique être : un lieu de débat entre des vérités (1972 : 315). Il y a donc toujours le risque d’aboutir à une technocratie ou une expertocratie, quand on commence à réfléchir à la substance des décisions politiques et à la vérité au sein de cette arène, même si cette critique repose sur un sophisme entre chefs et experts où ces derniers obtiennent le pouvoir par leur savoir, ce qui n’est pas forcément le cas dans les théories épistémiques de la démocratie.

Parler de démocratie en parlant de la substance des décisions, et non plus uniquement d’une forme de procédure, pose ainsi un certain nombre de questionnements qu’on peut brièvement esquisser ici : à partir du moment où il est admis qu’une vérité existe, jusqu’à quel point peut-elle encore rationnellement faire l’objet d’un débat politique ? Est-ce que la démocratie contribue à la découverte de cette vérité ? S’il existe des experts qui savent mieux que les autres citoyens ce qu’il convient de faire sur un sujet, ne faut-il pas renoncer à la démocratie pour les écouter et les suivre ?

Cette recherche de la bonne décision n’implique pas forcément que l’on remette en question la justice de la procédure et le respect des libertés individuelles, bien au contraire. Ainsi, tout un pan de la littérature qui traite du rapport entre procédures politiques et substance de la décision, entre

Si tant est que cela soit faisable d’avoir une procédure qui soit complètement indépendante de

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toute substance. Estlund montre par exemple que le choix de la majorité comme mode de décision, de la procédure de vote comme manière de trancher ou des exceptions au suffrage universel (comme par exemple l’exclusion des enfants mineurs, ou des personnes handicapées) sont autant de substance que l’on a introduit dans la procédure. La procédure de décision pure et indépendante de tout facteur externe n’est donc pas atteignable facilement, ni même souhaitable probablement (2011 : 122- 127)

démocratie et vérité, affirme que c’est par les procédures démocratiques, et par la confrontation des différents points de vue, que l’on aboutira à une décision juste. C’est justement la diversité des points de vue, c’est leur pluralité, et leur confrontation dans un cadre démocratique qui permettra d’aboutir à une décision juste (Anderson, 2006 : 8-10).

On peut ainsi penser à Aristote, qui suggère que des individus divers, sans capacité épistémique particulière, peuvent collectivement, par la collaboration et la discussion, aboutir à des résultats plus justes et plus vrais qu’une seule personne sage . Anderson s’est proposé de comparer trois 40 modèles épistémiques de la démocratie qui, en lien avec l’idée d’Aristote, ont essayé de déterminer la manière dont la démocratie devrait essayer de résoudre des problèmes.