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De façon générale, les conceptions libérales de la démocratie mettent en avant le fait que l’une des caractéristiques principales de l’État doit être sa neutralité, c’est-à-dire que l’État ne doit pas

favoriser une conception du bien, une manière d’envisager la « vie bonne » plutôt qu’une autre. Il se doit de respecter la pluralité des visions qui existent dans la société, et d’offrir un cadre neutre et juste à leur expression (Larmore, 1987 : 42). En effet, dans une démocratie libérale, il existe entre les individus qui la composent une diversité d’opinions, un « pluralisme raisonnable » sur les différentes doctrines et valeurs, durable et sociologique, que l’on ne pourrait supprimer qu’au moyen de politiques coercitives allant à l’encontre de la liberté individuelle et des droits fondamentaux (Rawls, 2005 : 36). L’État se doit donc de garantir le respect de ce pluralisme en n’adoptant pas une vision particulière du bien, dans laquelle les citoyens ne pourraient se retrouver, mais en proposant un cadre neutre dans lequel ces divergences peuvent se confronter de manière pacifique . La légitimité des décisions prises dans le cadre démocratique, en lien avec 33 un pluralisme raisonnable, dépend donc de cette neutralité étatique, qui permet une égalité de traitement et de respect entre les individus. Toute conception à l’égard du bien de l’État irait donc à l’encontre de ce devoir de neutralité, et nuirait à l’exigence de respect de l’égalité entre les individus.

Cette neutralité de l’État par rapport aux « conceptions de la vie bonne » peut être interprétée de différentes manières. Les libertariens comme Nozick ou Rothbard par exemple interprètent cette dernière de façon radicale : l’État garantit la liberté des individus en intervenant le moins possible dans leur vie, ses prérogatives se limitant à garantir la liberté d’association et de conscience, ainsi que la coexistence pacifique des individus et des groupes au sein d’une société (Franken, 2016 : 45). Nous avons déjà développé plus haut les conséquences de cette vision sur le financement public.

Pour la plupart des autres libéraux, cependant, cette vision ne s’applique pas de cette manière.

Les libéraux, et en particulier les libéraux égalitaristes, ont une vision différente du rôle de l’État.

Celui-ci, au nom de l’égalité entre les individus et de la neutralité qu’elle défend, doit développer un certain nombre de biens communs pour atteindre la garantie d’opportunités égales pour tous (Franken, 2016 : 45-47). Ceci implique par exemple la création d’une assurance maladie ou la prise en charge de l’éducation, accessibles pour tous, ce qui signifie que l’Etat s’ingère dans la vie publique et dans la (re)distribution de certaines ressources, pour peu que cette redistribution

Ce cadre permet de garantir à la fois la liberté négative des individus (contre l’ingérence de

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puisse s’appuyer sur des arguments neutres. La plupart de ces libéraux restent cependant neutralistes, c’est-à-dire qu’ils mettent au centre l’idée que l’État ne peut ni ne doit adopter une vision du bien pour justifier ces actions, en vertu de l’égal respect qui est dû à chaque citoyen.

C’est en raison de cela que Rawls refuse le financement public de l’art, qu’il estime devoir être opéré par des associations. Quand bien même une vie avec de l’art serait intrinsèquement meilleure que sans, l’Etat ne doit s’occuper de ne soutenir que les biens premiers dans sa théorie (Kramer, 2015 : 1-10).

Or, il existe également une position libérale qui estime que l’Etat peut promouvoir, à différents degrés, des visions du bien, ce qui les oppose à ces libéraux neutralistes. En effet, pour ces libéraux dits perfectionnistes, au sein de la tradition libérale, certaines conceptions de la vie bonne peuvent être défendues à l’avantage d’autres, plus controversées, d’autant plus que l’État ne peut jamais être neutre, et favorise par-là de facto une conception du bien (Mang, 2013 : 297-303 ; Merrill, 2011 : 15-23). Il ne s’agit pas pour autant d’une trahison aux idéaux libéraux ni d’une défense d’un paternalisme coercitif. Cela dépend selon eux de la vision de la neutralité et du paternalisme que l’on peut défendre. Selon que la neutralité soit perçue comme but, conséquence ou comme justification de la politique mise en place, et selon que le paternalisme 34 soit envisagé dans son acception radicale ou modérée, il est possible de défendre des visions particulières du bien, qui non seulement seraient intrinsèquement bonnes, mais permettraient également l’existence d’un pluralisme. Il se peut ainsi que des justifications neutres puissent aboutir à des formes de perfectionnismes modérées.

La position de Dworkin dans ce débat se rattache globalement à la vision des neutralistes, dans le sens où, pour lui, ce qui est bon pour une personne dépend de ses choix uniquement, et si l’intervention de l’État se fait de manière à ce que cela réduise la possibilité des choix de l’individu, même si c’est pour son bien, alors cette intervention paternaliste sera illégitime. Tout Il existe selon Merrill trois types de neutralité : une neutralité des justifications (« la justification

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des principes politiques ou des politiques de l’État ne doit pas reposer sur la supériorité d’une conception du bien controversée »), une neutralité des buts (« l’État ne doit rien faire dans le but de favoriser une conception du bien controversée au détriment des autres »), et une neutralité des conséquences (« l’État ne doit rien faire qui ait pour conséquence – que cette conséquence soit intentionnelle ou pas – de favoriser ou de défavoriser une conception du bien controversée »).

Les libéraux adoptent généralement les deux premiers types, qui sont souvent confondus, en rejetant la neutralité des conséquences, qui semblent intenable pour justifier une quelconque position politique (Merrill, 2015 : 15-17).

en s’opposant au paternalisme coercitif et au perfectionnisme radical, Dworkin fait cependant partie des rares libéraux neutralistes qui se sont ouvertement prononcés en faveur d’un financement public de la culture, considérée comme faisant partie des biens communs à prendre en charge (Franken, 2016 : 45-46).