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Proposition de Dworkin : soutien épistémologique à l’art

Rappelons tout d’abord quelques éléments clés de sa théorie : tout comme Rawls, Dworkin expose sa théorie par une expérience de pensée pour justifier une intervention possible de l’État (Franken, 2016 : 46). Si l’on imagine une situation hypothétique où tout ce que nous sommes, c’est-à-dire, tout ce qui constitue nos caractéristiques personnelles (identité religieuse, culturelle, sexuelle, de classe, goûts, préférences, et même nos conceptions du bien) sont évacuées, et si chaque personne possède une même quantité de pouvoir d’achat, il serait rationnel pour chaque individu de contracter une assurance contre les potentiels désavantages que l’on pourrait rencontrer dans la vie (handicap physique, chômage, maladie, vieillesse…). Ainsi, l’État obtient un argument rationnel et neutre pour pouvoir collecter l’impôt, imposer un système d’éducation obligatoire pour tous, entre autres choses (Franken, 2016 : 46).

Il faut ici souligner que Dworkin plaide pour un État libéral qui peut garantir des chances de vie égales pour tous, mais qui ne compense pas les choix de vie dispendieux des individus (« 

expensive tastes »). Ce n’est donc pas une égalité de bien-être qui est visée, mais une égalité de ressources qui est assurée par l’État. Il semble dès lors contradictoire pour lui de défendre un financement public de l’art, qui à première vue, est plus proche d’un choix de vie personnel que d’une obligation de justice, pour garantir des opportunités égales à tous (Franken, 2016 : 46-47).

Posons alors le décor de son raisonnement. Il existe selon lui deux approches pour un financement de la culture, qu’il soit public ou non. D’une part, il existe ce qu’il appelle les tenants d’une « approche économique », correspondant à ce que nous avons appelé plus haut la position libertarienne ou du libre marché. Ceux-ci considèrent qu’une société possède le niveau et les formes de culture qu’elle est prête à payer pour l’obtenir (Dworkin, 1996 : 275), et que le marché libre est le meilleur instrument pour savoir ce que souhaitent les individus. D’autre part, il existe les tenants d’une approche élitiste du financement de l’art et de la culture, dans laquelle l’État choisit ce qui est bon pour les individus indépendamment de leurs volontés. Dans cette vision, la culture doit atteindre un certain niveau de sophistication, car c’est une chose bonne

intrinsèquement pour tous les citoyens, quand bien même seule une élite ne pourrait en profiter. Il s’agit donc d’une position paternaliste et perfectionniste de l’art.

Dworkin rejette ces deux positions (Dworkin, 1996 : 275-276). Pour lui, l’approche économique est mauvaise, car, rationnellement, elle ne permet pas de déterminer quel est le prix réel que les individus seraient prêts à payer pour la culture, notamment en raison du caractère spécifique du bien. Nous l’avons vu, comme la culture est une forme de bien public, cela implique que les citoyens en récoltent des bénéfices mêmes lorsqu’ils ne cotisent pas (notamment en raison du principe du resquilleur) (Dworkin, 1996  : 277-280). De manière plus générale, l’approche purement économique ne permet pas d’avoir des arguments en faveur ou en défaveur d’un financement public de la culture selon Dworkin. On ne peut donc rien déduire de cette approche pour un potentiel financement de l’art, ce qui conduit Dworkin à rejeter cette approche (Dworkin, 1996 : 275-280).

Pour ce qui est de la vision élitiste de la culture, selon laquelle la culture serait un bien spécifique, intrinsèquement bénéfique pour tous les individus indépendamment de leurs conceptions du bien, Dworkin la rejette par principe. Une vision purement élitiste et paternaliste ne correspond pas à l’obligation libérale de considération égale de chaque individu, et transgresse le principe de neutralité de l’État. Ainsi, on ne peut pas justifier une utilisation des fonds publics pour les musées plutôt que pour des retransmissions de matches de football, si les contribuables préfèrent regarder des matches de football que de passer du temps dans des musées, et ce même s’il s’avère que passer du temps dans des musées est intrinsèquement meilleur que de regarder un match de football (Franken, 2016 : 47).

Dworkin va cependant s’appuyer sur une partie de cette vision en montrant que l’on peut justifier, à partir d’une forme de la vision perfectionniste de la culture, un financement ni paternaliste ni élitiste, qui correspond donc à la neutralité libérale. Son principal argument repose sur le fait que la culture, qu’il définit comme « l’environnement intellectuel global dans lequel nous vivons tous  », est un outil utile, un instrument qui est donc extrinsèquement positif, et non intrinsèquement valorisé. Or, il ne s’agit pas d’un intérêt extrinsèque comme lors des retombées économiques potentiellement positives, ou d’une valeur de prestige. En effet, pour lui, la culture est un bien public particulier, car il s’agit de la structure qui permet aux citoyens d’avoir des opportunités de choix (Dworkin, 1996  : 283-287). Financer l’art, c’est donc financer

indirectement nos structures intellectuelles qui, elles, nous permettent de faire des choix. Il peut être intéressant de remarquer qu’il ne fait pas de différences entre la « grande » culture et la culture populaire, car pour lui ces deux structures s’influencent réciproquement. Il faut donc à la fois protéger la richesse des structures culturelles dont nous avons hérité, les garder intactes et favoriser le développement de nouvelles institutions et pratiques culturelles parce que ce sont elles qui permettront in fine à nos capacités intellectuelles de se développer et de faire de meilleurs choix (Dworkin, 1996 : 283-287). En disant cela, Dworkin ne pose pas que les musées soient intrinsèquement meilleurs que la télévision, qu’il serait plus indiqué pour les individus d’une société de pratiquer le violon plutôt que le hockey, ou qu’il y aurait une quelconque interdiction, en conséquence de sa position. Cet argument repose plutôt sur le principe qu’il est meilleur dans une société libérale, dans laquelle le choix occupe une place primordiale, d’avoir plus de choix que moins de choix, et que le fait de maintenir une structure culturelle riche permet de faire de meilleurs choix (Dworkin, 1996 : 283-290) . 35

Cela se rapproche quelque peu de la vision de Raz et de Kymlicka, qui déclarent qu’il faut garantir le plus d’autonomie possible aux individus, que la culture est une condition pour avoir le plus de choix possible par rapport à sa vie, et qu’il y donc des arguments pour l’État de subventionner la culture (Franken, 2016 : 48). On peut également faire le parallèle avec la conception de l’art de Dewey, pour qui ce dernier a un rôle démocratique à jouer dans le sens où il permet aux citoyens d’exercer leur sens critique et leur jugement, d’argumenter tout en vivant des expériences esthétiques qui sont intrinsèquement bonnes. L’art et la culture deviennent donc des ressources qui permettent aux individus de faire des choix qui ont du sens pour eux, et non une valeur en tant que telle, ce qui le rapprocherait du paternalisme, ce qu’il tente d’éviter.

Il faut noter que Dworkin pose son argument dans des conditions où le libre marché échoue à permettre aux différentes formes d’art d’exister. C’est dans ces circonstances qu’il est permis de subventionner l’art, car lorsque le marché permet de garantir une diversité suffisamment importante pour garantir aux individus une structure culturelle dynamique et riche, l’Etat n’a pas à intervenir. Dans la pensée de Dworkin, donc, « les subventions doivent encourager la diversité et l’innovation dans la totalité du champ culturel et non viser ce que les dirigeants considèrent Cette position est cependant remise en question par Gerald Dworkin, qui énonce que le fait

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d’avoir plus de choix ne serait pas un principe fondamentalement bon, qu’il peut parfois poser

comme l’excellence dans certains évènements culturels particuliers » (Dworkin, 1996 : 290 (mes italiques)).

Malgré cette position et ses précautions anti-élitistes, l’argumentaire de Dworkin reste cependant identifié par un certain nombre de commentateurs comme relativement perfectionniste et élitiste, et ne peut satisfaire complètement les critères de la neutralité libérale en tant que tels.

Tout d’abord, il lui est reproché de ne pas répondre au problème de l’incertitude dans l’art (Franken, 2016 : 49-50). Ce problème est le suivant : comment savoir quelle forme d’art a plus de valeur qu’une autre forme d’art ? Alors qu’il serait possible dans les domaines scientifiques de faire des prédictions sur la base de la consultation d’experts, la désignation d’experts dans le monde de l’art serait extrêmement problématique. De plus, Dworkin semble énoncer que si l’on doit choisir entre subventionner les matches de football ou l’opéra, cela va de soi qu’il faut subventionner l’opéra, qui contribue plus à nos structures culturelles, ce qui ne peut être soutenu lorsqu’on revendique des arguments qui soient neutres en ce qui concerne les valeurs (Franken, 2016 : 49-51). Pour répondre à ce point, précisons tout d’abord que si la désignation d’experts est difficile en art, elle l’est tout autant en sciences dans un régime démocratique. D’autre part, s’il ne paraît pas évident de trancher sur le fond, c’est-à-dire en reconnaissant des qualités intrinsèques à des genres ou à des mondes de l’art particuliers, il peut néanmoins être possible d’établir des critères extrinsèques (Franken, 2016 : 49-51). Ainsi, on peut supposer que l’ancrage d’un type d’art au sein d’un groupe social, le public visé par ce dernier, ou le prix d’entretien, peuvent être des critères de jugements. Mais on peut également dire que ce qui importe est moins la qualité intrinsèque des œuvres d’un des mondes de l’art, que, par exemple, la qualité que les citoyens décident de leur accorder, sur la base de consultations d’experts des différents genres. On peut par ailleurs souligner que Dworkin plaide dans la majeure partie des cas pour le financement de structures culturelles ouvertes plutôt que de produits particuliers, ce qui pourrait permettre une plus grande neutralité (Dworkin, 1996 : 290). Il est cependant probable qu’un financement public et juste de l’art implique une plus grande reconnaissance des différents mondes de l'art, et de remettre en question les conservatismes institutionnels potentiels, ce qui entraînerait une redistribution plus horizontale, et donc plus neutre. Enfin, on peut signaler qu’il n’est peut-être pas obligatoire de choisir, car il est possible qu’au lieu de restreindre les dépenses en matière

culturelle, on puisse, par un mécanisme ou un autre, augmenter les recettes afin de garantir une base pour tous (Mang, 2013 : 310-313 ; RAAC, 2009 : 47).

Par ailleurs, s’il est important pour Dworkin que les individus fassent des choix autonomes, et qui relèvent à la fois du devoir et de la capacité de l’État de garantir un certain nombre d’options réelles pour faire ces choix, certaines critiques montrent que ces options ne doivent pas seulement être réelles, mais qu’elles doivent avoir de la valeur pour ceux qui font les choix (Franken, 2016 : 50). Il faut que l’on puisse dire qu’il y a de bons choix dans les options que l’on nous présente, dans le cas précis, dans la sphère de l’art (Nathan, 1994, cité dans Franken, 2016 : 50). Or, cela implique une intervention de l’État dans une optique perfectionniste, ce qui contredit les principes de Dworkin. Pour pallier à cela, certains auteurs considèrent que lorsque la société civile décide quels sont les choix de valeur, lorsque les options qui sont considérées comme bonnes le sont via des procédures démocratiques, alors cela conserve le principe de neutralité de l’État, qui n’intervient pas dans le processus (Franken, 2016  : 51). On peut rapprocher cela du perfectionnisme démocratique, ou d’un perfectionnisme modéré qui considère qu’il faut subventionner l’art parce qu’une vie constituée de complexité et de diversité est meilleure qu’une vie sans ces caractéristiques, et qui fait participer les citoyens de manière démocratique dans le choix de ces subventions (Franken, 2016 : 51 ; Mang, 2013). Dans la réalité du contexte genevois, on peut voir l’appui à l’initiative populaire en faveur d’une politique culturelle genevoise cohérente comme une forme de perfectionnisme démocratique. Ce sont les citoyens qui déclarent que l’État doit soutenir une diversité artistique et culturelle sur le canton par la mise en place de financements et d’infrastructures adéquates. Cela n’implique pas que tous les citoyens doivent en profiter, mais ils le peuvent, s’ils le souhaitent.

Il est certain que la position de Dworkin n’est pas la position la plus approfondie ni la plus ambitieuse en matière de soutien public à l’art, mais il s’agit néanmoins de remarquer que sa position justifie le financement public de l’art en fonction de critères extrinsèques et non en raison de qualités esthétiques propres à un genre donné, ce qui est compatible avec l’idée du pluralisme esthétique que nous avons posé au préalable. En effet, bien que Dworkin semble avoir une position contradictoire à ce sujet, la base de son argument semble in fine ne pas favoriser une forme d’art plutôt qu’une autre. Par ailleurs, si les citoyens sont inclus dans la prise de décision,

alors il est possible que la critique élitiste puisse être contournée également, en raison de l’expression et de la considération de leurs préférences au sein de la prise de décision.