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Dworkin précise à la fin de son article que son argumentation n’implique pas que l’État se doive de financer l’art et la culture, mais qu’il est autorisé à le faire. Pour éviter toute accusation de perfectionnisme qui contreviendrait avec une position de neutralité de la part de l’État quant aux différentes visions du bien dans la société, il déclare que si ce financement doit avoir lieu, il prendrait la forme d’un financement indirect, par l’intermède des acteurs du privé. Ainsi, l’État préserve sa neutralité en ne finançant pas directement des formes d’art qu’il considère comme importantes, mais en incitant des individus privés à le faire, sans obligation de leur part. Or, si Dworkin préconise ces déductions d’impôts sur le mécénat privé et autres formes d'incitations fiscales en lieu et place d’un financement public direct par l’impôt (s’inscrivant en cela pleinement dans la tradition libérale anglo-saxonne du financement public de la culture), ce type de financement n’a rien de neutre non plus. Ainsi, alors que Dworkin soutient la possibilité de mise en place de ce genre de procédures dans les cas où le marché est inefficace à soutenir la production d’œuvres (c’est-à-dire dans les cas où les œuvres coûteraient trop cher à produire ou à entretenir pour le marché, ou lorsqu’elles sont encore trop innovantes pour rencontrer leur public), il n’est pas certain que le financement par des dons privés défiscalisés permette réellement les conditions de réalisation de cet objectif, ni que ce type de financement puisse être soutenable démocratiquement (Dworkin, 1996 : 290).

En effet, par principe, toute défiscalisation de don a un coût pour la collectivité. En particulier lorsque les sommes sont importantes, et donc provenant de personnes avec des ressources importantes, c’est autant d’argent que l’État ne peut ni collecter ni choisir d’affecter où il le souhaite. Certes, la destination des dons défiscalisés est décidée par l’État, tout don ne peut pas être considéré comme du mécénat et il existe un certain nombre de disposions restreignant les abus. Il n’en demeure pas moins (1) que les acteurs privés sont libres d’investir ou de ne pas le faire en fonction de l’intérêt que l’investissement leur procure et que dès lors (2) l’État se retrouve à la merci de la potentielle volonté d’acteurs privés quant à la récolte de fonds pour toutes les politiques souhaitées. On se retrouverait ainsi dans une situation dans laquelle la critique populiste de l’art se retrouverait fondée, en faisant potentiellement passer le soutien à

l’art et à la culture avant la satisfaction d’autres besoins premiers plus vitaux (Benhamou, 2017 : 100-102).

Si l’on s’intéresse à l’intérêt d’investir dans du mécénat privé, nous devons relever plusieurs aspects. Alors que le soutien privé à l’art peut exister sans défiscalisation, et donc sans intérêt matériel intrinsèque, il existe tout de même une rétribution, sous la forme d’un retour symbolique quant à cet acte. En comblant ce qui peut être considéré comme une « défaillance » de l’Etat (notamment par manque de moyens ou d’audace politique), les investisseurs privés qui octroient un don en faveur d’un bien culturel bénéficient du transfert de la haute valeur symbolique attachée aux biens culturels, qui dès lors contribue à leur allouer une « bonne image » médiatique (Benhamou, 2017 : 100). On pourrait par exemple voir l’extrême générosité des dons lors de 36 l’incendie de Notre-Dame-de-Paris en avril 2019, outre l’attachement potentiel à une forme de patrimoine, comme un moyen d’obtenir une image publique de « sauveur » auprès de la population française ou catholique (l’émoi suscité par l’incendie de ce bâtiment dépassant en effet à la fois le cadre strictement français et strictement catholique). Or, sur le montant total des dons annoncés, les mécènes privés auraient pu n’en payer en fin de compte qu’une partie, une large somme pouvant être déduite de leurs impôts, c’est-à-dire compensée en large partie par la collectivité, se privant du choix de l’affectation de ces ressources pour d’autres besoins. Face au scandale annoncé, un certain nombre de donateurs ont annoncé qu’ils renonçaient à leur défiscalisation, ou qu’ils ne pouvaient y prétendre, mais continuent néanmoins à bénéficier des avantages symboliques de leur geste. On peut également voir là, au travers du don d’un peu de leur fortune, la possibilité octroyée à des familles fortunées de s’attacher une part de l’héritage culturel national ou mondial (Benhamou, 2017 : 101).

Cependant, il n’est pas certain que tous les financements privés se fassent en plein jour dans le but d’acquérir une forme de reconnaissance publique. Ainsi, si l’on prend l'exemple de la fondation Hans Wilsdorf, cette dernière est à la base d’une subvention pour une fondation partiellement pilotée par les institutions publiques, tout en refusant que son nom apparaisse sur le site de la fondation en question, en ayant même demandé que ne soit pas révélé le montant des dons qui sont effectués par elle. Il n’y aurait donc pas de recherche de prestige, ou d’une bonne

Un milliard d’euros de dons ont ainsi été promis dans le jour suivant l’évènement, dont une

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grande partie par les familles les plus fortunées ainsi que des multinationales du CAC40, pour

image de la part de cette fondation, le don n’étant pas révélé au public. Par ailleurs, il n’est pas certain que la reconnaissance strictement symbolique attribuée en contrepartie d’action de mécénat privé peut être critiquable en soi, personne n’obligeant le public à le leur accorder, et cela n’ayant pas de conséquences a priori négative.

Pour ce qui est de l’intérêt matériel, selon des études menées en France et aux États-Unis, plus le niveau de revenu du donateur est élevé, plus le coût relatif de la philanthropie de celui-ci diminue. Cela constitue donc pour les personnes et les entreprises un moyen, au moins partiel, d’échapper au haut taux d’imposition qui touche les revenus les plus élevés, tout en soutenant ce qu’ils estiment légitime en termes culturels. Cette philanthropie ne se déploie donc en conséquence pas dans toutes les circonstances. Il a pu ainsi être observé que, sous Reagan, la baisse du mécénat privé est corrélée avec la baisse du taux d’imposition des familles les plus aisées. On peut ainsi douter des intentions louables, détachées de considération économique des acteurs privés lorsqu’ils font acte de philanthropie. Mais on pourrait estimer que les intentions louables n’ont ici que peu de valeurs, si les résultats le sont eux, et que cela est probablement le but de ces incitations fiscales : être là pour inciter les plus aisés et les plus fortunés à soutenir le bien commun et donc à faire, selon la formule de Mandeville, « de vices privés, des vertus publiques » (Audard, 2009 : 128 ; Benhamou, 2017 : 101).

Or, s’il ne s’agit pas de dons entièrement désintéressés matériellement (au sens où il y a des compensations financières pour les mécènes), il ne s’agit pas non plus de dons désintéressés culturellement. Alors qu’il a pu jouer un grand rôle dans la création de musées et dans la préservation de certaines œuvres dédaignées par les acteurs publics, il n’est pas — ou plus — tout à fait sûr que le mécénat privé tire sa légitimité dans la sauvegarde ou la promotion de toutes les formes d’art dans leur diversité et leurs dimensions innovantes. En effet, Paul DiMaggio montre que « la nécessité de justifier une dépense de mécénat conduit l’entreprise à privilégier le soutien à des opérations à forte visibilité et des programmes peu risqués plutôt qu’à des expériences innovantes » (Benhamou, 2017 : 102-103). Cela indique donc une baisse ou une absence de dons du mécénat privé en l’absence de couverture médiatique jugée suffisante. Or, cela pousse le système de mécénat privé à soutenir des artistes qui sont déjà reconnus, ou une partie de la culture qui ne nécessiterait pas forcément un soutien particulier du fait de la reconnaissance déjà acquise. Cela renforce un des aspects de l’économie des mondes de l’art et de la culture, une

forme de star-system (Menger, 2009 : 578-579). Dans une situation où l’incertitude est très grande, ce sont les acteurs déjà reconnus, et donc qui ont acquis la confiance d’un public qui bénéficient le plus de l’attention médiatique selon la logique dans laquelle la consécration va à la consécration. Dans le domaine du théâtre par exemple, le « salaire » faisant foi de signe de succès et de réussite, les artistes les mieux payés deviennent les meilleurs artistes, facilitant le travail de recherche pour le metteur en scène. Les acteurs se retrouvent donc souvent enfermés dans une spirale du succès (et corrélativement de l’échec) (Menger, 2009  : 570-582). Or, on peut s’interroger sur le fait que ce soient les professionnels les plus intégrés et les plus reconnus au sein d’un monde de l’art qui soient également les plus innovants (Becker & Menger, 2010 : 250-258). Par ailleurs, des acteurs des mondes culturels pouvant potentiellement se retrouver sans subventions peuvent chercher à correspondre prioritairement aux attentes des potentiels mécènes, plutôt qu’à l’intérêt général tel que le percevait l’État.

De manière plus générale, les dons privés peuvent donc être considérés comme une subvention déguisée (en raison de la compensation financière et symbolique), mais sur laquelle les pouvoirs publics n’ont que peu de poids quant à son affectation, ne pouvant forcer les agents privés à contribuer dans un domaine qui ne les intéressent pas. Il se pourrait qu’il y ait suffisamment d’incitations et de philanthropes pour que tous les domaines pour lesquels l’État souhaitait voir une subvention puissent être soutenus. Dès lors, le problème serait théoriquement résolu. Mais, au-delà du caractère hautement utopique de cette proposition, il en reste un autre, plus profond.

Alors que l’État tire sa légitimité — et donc son pouvoir — de prélever puis de redistribuer l’impôt dans la défense explicite du bien commun, au travers de l’élaboration de politiques publiques issues de processus démocratiques, rien de tout cela n’est exigé pour le mécénat privé (Benhamou, 2017 : 103). L’Etat se retrouve donc le seul acteur possible à pouvoir assumer une politique officiellement (Becker & Menger, 2010 : 310).

Il est enfin probable que la critique populiste puisse s’appliquer dans ce cas-ci. Le mécénat privé défiscalisé est en effet particulièrement avantageux pour les personnes possédant un fort capital et revenu, soumis à des tranches d’impôts élevées. Or, ces dernières ne sont pas celles qui bénéficient le plus de la redistribution d’impôt en faveur de l’accès à des biens de première nécessité, par exemple des politiques d’accès à un logement ou à l’éducation. Ces classes privilégiées sont également celles qui bénéficient le plus d’un soutien à ce que l’Etat estime être

l’art de qualité, pouvant même décider ce qui, au sein de cet art, leur est donné comme étant de plus précieux et prestigieux à consommer. Dès lors, nous nous retrouvons dans la situation que la critique « populiste » dénonce : l’argent de l’État (et donc du peuple) est utilisé, de manière déguisée, pour soutenir ce qui devient effectivement un bien de luxe, au détriment de biens de première nécessité.

Nous pouvons donc partir de l’idée que si nous disons que l’État se doit de financer une partie de l’art, il convient qu’il le fasse directement, ou par la création d’institutions culturelles. La philanthropie, si elle peut rester un complément utile, ne doit cependant pas être conçue comme étant l’axe prioritaire de l’État, au risque de donner du crédit à la critique populiste du financement public de l’art, et de saper la légitimité d’un tel soutien. On pourrait alors très bien imaginer une hausse d’impôt pour les tranches les plus élevées du revenu ou du capital, afin de compenser la baisse éventuelle des subventions privées liées au mécénat, ou une grande baisse de la défiscalisation, ne laissant ainsi libre cours qu’à la bonne volonté des donateurs, dans ce cas précis (Benhamou, 2017 : 103).

V. Quelle forme de décision politique alors ?