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De la genèse d'une idée à l'idée d'un texte : histoire du pouvoir d'appréciation du juge selon l'art. 4 CCS

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De la genèse d'une idée à l'idée d'un texte : histoire du pouvoir d'appréciation du juge selon l'art. 4 CCS

MANAI-WEHRLI, Dominique

MANAI-WEHRLI, Dominique. De la genèse d'une idée à l'idée d'un texte : histoire du pouvoir d'appréciation du juge selon l'art. 4 CCS. Genève : CETEL, 1983

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4969

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Faculté de droit Université de Genève 5. rue Saint-Ours

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(3)

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l'histoire du code civil suisse se réduit, dans l'exégêse dogmatique"

des "juristes traditionna1istes,

a

un acte d'affiliation du code

a

son père fondateur, Eugen Huber. Cette paternité est attribuée exclusivement

a

la personne d'Eugen Huber.

En effet, historiquement, c'est lui qui fut chargé, dês 1892, de rédi- ger un avant-projet du code civil. Et ce, dit-on, pour éviter les inconvénients d'une rédaction collective qui aurait couru le risque de la lenteur, de l'éclec- tisme, de l'incompatibilité des divergences des points de vue. C'est ce que remarque Henry Chaudé quand il écrit: "le choix d'un rédacteur unique et la constitution de commissions restreintes pour l'assister dans la oréparation de l'avant-projet, contribuait

a

assurer, dês l'origine, l'unité de conception du code civil." (2).

Néanmoins, l'étude historique de la genêse du code civil suisse permettra d'affiner cette affirmation.

Commençons par rappeler que quels que soient les mobiles de politique législative qui sous-tendent le choix d'un législateur, nous constatons qu'au- tour d'Eugen Huber s'est tissé un véritable mythe. ~thifié, E. Huber est per- çu comme un personnage exceptionnel dont le génie lui permet de transcender ses contemporains.

(1) GIRARD P.F., Savigny, in la grande encyclopédie, cité par Jean RAY, Essai sur la structure logique du code civil françaiS, Paris, librairie Fé~

Alcan, 1926, p. 10.

(2) Henry CHAUDE, le nouveau code civil suisse dans l'oeuvre de la codification moderne. Paris, librairie nouvelle de droit et de jurisprudence A. Rousseau, 1909, p. 60.

(4)

En effet,

a

la lecture de la doctrine, le CCS est associé

a

l'oeuvre exclusive d'un seul homme, un écho juridicisé de la volonté générale et un porte-voix fidèle aux aspirations de la collectivité nationale dans son en- semble. Il ya unanimité d'appréciation quant

a

la figure mythifiée d'Eugen Huber.

Ainsi par exemple, les déclarations d'Hans Fritzsche : "les premiers pro- jets sont dus •• , à la plume du grand jurisconsulte, le professeur Eugen Huber, qui a conduit son oeuvre avec une initiative et une sagesse incomparables

a

travers toutes les étapes de la machine législative. M. Huber était d'un es- pri t bi en réa li ste et en même temps doué d'une prévoyance mervei 11 euse." (l).

Ou encore Walter Yung : "la Suisse a eu une chance inestimable d'avoir, pour faire son code civil, un homme de la valeur d'Eugen Huber, qui savait voir large et voir grand,

a

qui toute mesquinerie et tout fanatisme étaient étrangers, un homme enfin qui a su incarner l'esprit de son peuple au point qu'ayant voulu lui donner un droit civil dans lequel toutes les parties du pays puissent se reconnattre, il ya réussi." (2).

Nous pourrions multiplier les citations qui dessinent le profil d'un législateur messianique, une sorte de don du ciel pour le salut de son peuple.

Paul Mützner écrit : "So wissen wir denn tatsachl ich nicht, was wir an Engen Huber am meisten bewundern sollen : die grosse Gelehrsamkeit, den schar- fen Verstand, die geniale Intuition und Gestaltungskraft, die Uneigennützigkeit, mit der er diese reichen Gaben in den Dienst der Wissenschaft und seines Volkes stellte, der unerschütterlichen Glauben an die Rechtsidee, die Willensst1irke, die Menschenfreundlichkeit, die Bescheidenheit. Den Schlüssel aber zu dem Eben- mass, mit dem alle diese geistigen Krafte miteinander ausgebildet sind, zu seiner Wahrhaft harmonischen Natur, finden wir in der religiosen Einstellung Eugen

Hubers." (3).

(1) Hans FRITZSCHE, Le rôle du juge en droit suisse, Bulletin trimestriel de la Société de législation comparée, t. 70, 1947, p. 207.

(2) Walter YUNG, E. Huber et l'esprit du CCS, in Etudes et Articles, Genêve Georg, 1971, p. 29.

(3) Paul MUTZNER, Eugen Huber, ZSR, 1924, pp. 39-40.

(5)

Cette mythification du 1égis1ateur'entrafne une mystification de la réa- lité sociale, puisque le commentaire de la doctrine se réduit

a

une hagiogra- phie apologétique qui substitue les jugements de valeur aux jugements de réalité.

De sorte que dans ce contexte de la dogmatique juridique il devient loi- sible de soupçonner la prétendue grandeur conférée au personnage de contribuer

a

voiler,

a

occulter le contexte social, à arracher le législateur à son en- vironnement socio-po1itique, en l'idéalisant, en le métamorphosant en un per- sonnage quasi divin, sans intérêts personnels, sans objectifs spécifiques,

bref un homme désincarné, tel un oracle qui exprimerait "l'esprit de son peuple".

Cette mythification ne nous semble pas apparue ex nihilo.

En effet, placée dans une perspective historique, cette perception du lé- gislateur trouve rétrospectivement son origine idéologique.

Ecoutons Jean-Jacques Rousseau annonçant la mythification de notre fu- tur législateur: "Pour découvrir les meilleures règles de société qui con- viennent aux Nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes et qui n'en éprouvât aucune •••• Il faudrait des Dieux pour donner des loix aux hommes ••.• le législateur est à tous égards un

homme extra-ordinaire dans l'Etat. S'il doit l'être par son génie, il ne l'est pas moins par son emploi •••• C'est une fonction particulière et supérieure qui n'a rien de commun avec l'empire humain; car si celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux loix, celui qui commande aux loix ne doit pas non plus commander aux hommes; autrement ••• jamais il ne pourrait éviter que ses vues n'altérassent la sainteté de son ouvrage •••• Mais il n'appar- tient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d'en être cru quand il s'annonce pour être leur interprète. la grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission." (1).

Certes, notre propos n'est pas polémique. Il ne s'agit pas pour nous de contourner ou de nier l'originalité ni de chercher

a

gommer la personnalité (1) Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social, Paris, Gallimard, 1964, livre

II, chap. VII, pp. 381-384.

(6)

marquante d'Eugen Huber. Mais nous entendons, néanmoins, nous distancer de la rhétorique de l'exégêse dogmatique pour insérer Engen Huber dans l'envi- ronnement culturel dont il était contemporain.

Cette perception du législateur-sujet atomisé, isolé, fait oublier qu'Eugen Huber était incontestablement un homme témoin de son temps et attentif aux mouvements d'idées qui traversaient l'Europe; il ne pouvait donc pas ne pas être marqué par les courants intellectuels de son époque.

Et sa perception juridique était tributaire des outils intellectuels dispo- nibles dans les horizons mentaux de son époque. De sorte que le CCS est in- déniablement empreint de ces traces-la. Et Ziembinski ne nous contredit pas quand il distingue le législateur "fictif" du législateur "réel, histo- rique". Il écrit: "Le législateur est un sujet assez mystérieux. Les juris- tes, même ceux qui ont participé a une procédure législative, discutent de la volonté du législateur n'ayant pas en vue la volonté d'aucun membre par- ticulier d'une commission du parlement ayant élaboré le projet d'une loi accepté par quelques centaines de députés d'une façon plus ou moins méca- nique ••.• Le législateur est une personne fictive a laquelle on attribue l'établissement d'une loi en question •••• en général, on construit la fic- tion du législateur d'une maniêre synthétique, en lui attribuant les traits d'un individu agissant selon des rêgles particuliêres déterminées par un systême de préférences et de connaissances."

Par contre, poursuit-il, "en étudiant l'activité des législateurs réels, historiques, on peut établir d'une façon plus ou moins précise quelS étaient leur systême de valeurs et leur savoir au moment 00 la décision législative a été prise." (1).

(1) Zygmunt ZIEMBINSKI, La notion de rationalité du législateur, APD 1978

t. 23, pp. 177-178. . -

(7)

1. Le cadre intellectuel d'êmergence de l'article 4 CCS

Pour l'étude du code civil, il semble particulièrement significatif de rappeler que la Suisse, de par sa position géographique, est un chantier intellectuel, un laboratoire d'idêes 00 convergent en particulier les influen- ces juridiques aussi bien allemande que française.

Et c'est dans cette Europe continentale 4 l'heure des codifications (le code Napoléon date de 1804, le BGB de 1896), que la problêmatique du statut du juge revêt une acuité particulière.

Dêj4 au dêbut du XIXême siècle, l'école historique allemande avait réagi contre le dogme de la souveraineté de la loi. Pour cette école, la loi, loin de créer le droit. ne fait que le consacrer. Le droit ne serait donc pas un prodUit de l'Etat; il prendrait naissance, de manière graduelle et spontanée.

par voie de coutume, dans les "couches profondes du peuple". dans le "Volksgeist", qui se réduit en réalité 4 l'esprit de la nation (1).

Mais c'est d'une manière beaucoup plus systêmatique.

a

la fin du XIXême siècle, qu'un vaste mouvement europêen se constitue (notamment le mouvement de l'"Interessenjurisprudenz" en Allemagne; celui de l'Ecole scientifique. en France, qui tous deux ne manqueront pas d'être influencés par la théorie anglo- saxonne des standards et plus particulièrement l'oeuvre de Roscoe Pound) pour réagir contre la tendance qui se bornait

a

faire une analyse exégétique des textes légaux. les coupant de la réalité sociale de laquelle ils êmergeaient pourtant. Réduisant ainsi le juge. dans cette perspective légaliste-exégétique.

a

interpréter les textes de lois par voie de raisonnement déductif : tout le droit est dans la loi, seul le législateur est habilité

a

créer du droit.

Au

contraire. pour ce vaste mouvement de réaction contre l'exégèse, le rOle du juge est d'être

a

l'écoute des intérêts sociaux et de les confronter aux rêgles juridiques afin de réaliser un équilibre entre eux.

(1) Cf.

a

ce propos les travaux d'Alfred DUFOUR, et plus particulièrement - Droit et langage dans l'Ecole historique du droit. APD 1974, t.XIX.

pp. 151-180, ----

- Rationnel et irrationnel dans l'Ecole du droit historique. APD 1978.

t.XXIII. pp. 147-174. ----

(8)

Baignant dans ce climat intellectuel. le CCS prévoit â l'art. 4 que

"Le juge applique les règles du droit et de l'équité, lorsque la loi réserve son pouvoir d'appréciation ou qu'elle le charge de prononcer en tenant compte soit des circonstances soit de justes motifs.".

On ne peut pas comprendre (com-prendre) cet article. sans situer l'écrit de Huber dans son contexte conceptuel et socio-culturel, contexte qui forme pour ne pas dire détermine les horizons mentaux d'un juriste de cette époque.

Car c'est dans un cadre de bouillonnement et de débats intellectuels quant au statut du juge, qu'Eugen Huber rédigeait le CCS.

De sorte qu'il s'avère nécessaire de mettre le rêdacteur du CCS en rela- tion avec les figures intellectuelles qui prêsentaient une autoritê quant â

cette problêmatique et qui ne manquaient pas d'influencer le débat quant au pouvoir d'apprêciation du juge, concrétisé en droit suisse par l'art. 4 CCS.

A. Huber, l'élève de Ihering

C'est â Vienne. en 1872, qu'Eugen Huber fut l'élève d'un personnage consi- dérê comme le prêcurseur d'un courant qui s'étendra plus tard dans tout le mon- de germanophone : le courant de 1 "'Interessenjurisprudenz" (la "science juridi- que des intérêts", traduit aussi par "jurisprudence des intérêts") : il s'agit de Rudolf von Ihering (1).

Dênonçant l'artifice des constructions conceptuelles du formalisme jU- ridique, Ihering a pensé le droit, non en termes de normes mais en termes d'intérêts (d'oO le nom science juridique des intérêts). L'originalité de

Ihering est de démontrer que le droit n'est pas un en soi, un ensemble de nor- mes abstraites, une logique des concepts, mais que le droit, émergeant du

(1) Cf. Paul MUTZNER. Eugen Huber, o~. cit., p. 4; Oscar GAUVE, François Gêoy est-il le père de l'art. 1,2 du

CS 1,

ZSR, 1973, 92, t. l, p. 279 note 6.

(9)

social, assume lui-même des fins sociales et consacre juridiquement certains intérêts. Il synthétise sa conception du droit par la célèbre formule "les droits sont des intérêts juridiquement protégés" Cl).

Car, pour Ihering, le droit tire son origine d'un but: celui que la so- ciété sécréte en fonction de ses nécessités. Le droit n'est ainsi qu'un moyen permettant d'assurer les conditions de vie de la société (2). Dans cette con- ception du droit, le juge joue un rOle considérable: c'est lui, en effet, qui concrétise les intérêts que le droit protège, en donnant aux individus les moyens juridiques de revendiquer leur respect. Pour Ihering, le texte juridi- que ne doit pas être fétichisé; le droit n'est rien en lui-même s'il ne s'ac- compagne pas de garanties juridiques qui permettent aux sujets sociaux de faire valoir leurs droits devant la justice. Or. cette action en justice, c'est le juge qui la donne.

L'apport de Ihering est d'avoir ainsi concentré son attention sur l'origi- ne utilitariste du droit, sur les intérêts qui président à l'êmergence du droit.

Revalorisant ainsi le rOle du juge qui devient la clé-de-voOte de la concréti- sation de ces intérêts.

B. Huber, l'ami de RUmelin

Un autre facteur important nous dêmontre l'étroite relation intellectuelle qu'Eugen Huber entretenait avec ce courant de l'UInteressenjurisprudenz" dont nous avons vu la genèse chez Ihering. Il s'agit de son amitié avec Max von Rümelin, professeur aux facultés de droit de Halle (dès 1889) et de Tubingen (dès 1895), l'un des principaux représentants, avec Philippe Heck, de l'Ecole (1) Il est intêressant de relever comment la doctrine contemporaine qu'on peut

associer à une dogmatique se réfère à Ihering en parcellarisant et partant en travestissant sa pensée. En effet. lorsqu'elle cite Ihering qui définit le droit comme "intérêt juridiquement protégé", elle ne se réfère à lui que pour définir le droit subjectif. Or, Ihering, lui, dans cette formule considère le droit comme un phénomène social, comme un phénomène global, et ne se réfère pas seulement à cette catégorie juridique qu'est le droit subjectif.

(2) Cf. not. Der Zweck im Recht (Le but dans le droit), 1877-1883.

(10)

de Tubingen, appelée la "jurisprudence des intérêts"; Max von RUmelin avec qui E. Huber a eu de nombreux échanges de lettres et plusieurs entrevues alors qu'il rédigeait le projet du CCS (1).

C'est pour s'opposer

a

ce qu'ils ont appelé la science juridique des con- cepts ("Begriffsjurisprudenz") (2) - cette conception légaliste qui rêduit l'opé- ration juridique

a

une opération de logique pure - qu'ils ont affirmê une

·science juridique des intérêts" (Ulnteressenjurisprudenz U).

Pour eux, c'est le concept d'intérêt qui est la clé qui permet d'apprêhender le droit. Pour ce courant, et plus particulièrement M. von ~ümelin, le droit est inséparable des "intérêts" de la société. Dans cette optique, comne pour Ihering, l'activité du juge est capitale: le juge qui est appelé

a

interprêter la loi doit rechercher l'intérêt qui a prévalu au moment de l'élaboration de la loi, car le sens de la loi est inséparable de l'intérêt qu'elle a consacrê ju- ridiquement. De surcroft, en cas de lacune, c'est au juge de tenir compte des différents intérêts en cause et de les apprécier suivant sa propre estimation (3).

Dans ce cas, le juge jouit d'une liberté d'appréciation considérable: c'est

a

lui de déterminer quel est l'intérêt le plus digne d'être protégé. Et c'est dans cette perspective-la que le juge n'est plus, selon l'expression de Heck, "un simple appareil distributeur juridique fonctionnant selon les lois de la méca- nique 10gique"(4).

(1) Cf. Oscar GAUYE, François Gêny est-il le père •••• op. cit., pp. 273 et 278;

pour une biographie intellectuelle d'Eugen Huber, nous renvoyons le lecteur a la riche et abondante correspondance qu'E. Huber a entretenue avec Max von RUmelin (environ 200 lettres). Cette correspondance est disponible aux Archi- ves fédérales

a

Berne; elle a été déposée par la fille de Max von RUmelin, Hedwig RUmelin.

(2) L'appellation est due

a

Philippe Heck (1858-1943).

(3) Philippe Heck parle explicitement d'''Eigenwertung" (estimation personnelle) du juge, cf. P. HECK, Gesetzauslegung und Interessenjurisprudenz, in Archiv fUr die civilistische Praxis, 1914, vol. 112, pp. 159-160.

(4) Philippe HECK, Begriffsbildung und Interessenjurisprudenz, Berlin-ZUrich, R. Dubischar, 1968, p.

4.

(11)

Pour J. Kohler (1), Eugen Huber est le porte-parole suisse de la "voix du droit libre" (2) qu'il croit entendre dans l'Exposé des motifs, notamment 00 Eugen Huber êcrit : "Et la jurisprudence en use constamnent dans la rêalité,

cette réserve près, toutefois, que, cédant â une illusion qui persiste encore, l'on croyait que le juge appliquait toujours le droit êcrit, sinon dans sa

lettre, du moins dans son esprit; or, .•• cette supposition est fausse" (3).

Et plus loin, â propos des lacunes: le juge " ••• prononce en se fondant non sur une loi qui serait absolument complète, mais sur le droit qui doit l'être, et il crée 1 ui -même 1 a norme ..• " (4).

Toutefois, si la prob1êmatique du pouvoir d'appréciation du juge puise ses racines dans la "jurisprudence des intérêts", ou plus largement dans les idées véhiculées par le "mouvement du droit libre". Huber est conscient des dangers d'une telle latitude laissée au juge. C'est pourquoi, il délimite des

(1) Joseph KOHlER, Eugen Huber und das schweizerische Zivi1gesetzbuch, Rhei- nische Zeitschrift fUr Zivil- und Prozessrecht. 1913, t.S, p. 4. --- (2) Nous rappelons. â cet égard, que la "jurisprudence des intêrêts" est elle-

même la manifestation d'un phénomène plus vaste et plus large qui s'est dé- roulé entre le XIXème et le XXème siècle, auquel on a donné le nom global de "mouvement du droit libre" ("Freirecht Bewegung"). Mouvement qui d'une manière gênérale se caractérise par la révolte contre le formalisme léga- liste. la facture la plus militante de ce mouvement a êtê sans conteste le manifeste d'un h;storien du droit: Hermann Kantorowicz (de Posnanie, par- tie de la Pologne alors allemande) "Der Kampf um die Rechtswissenschaft"

(la lutte pour la science du droit). Ce manifeste paratt en 1906 sous un pseudonyme: Gnaeus Flavius. Sa thèse centrale est le refus de ce qu'il qualifie de "dogme légaliste". Pour lui, non seulement le droit comporte des lacunes, mais bien plus, les lacunes ne peuvent pas ne pas exister, et c'est au juge de les combler.

(3) Eugen HUBER, Exposé des motifs de l'avant-projet du

ces,

Berne, Büchler, 1901, p. 31.

(4) Ibid., p. 32.

(12)

frontières, fixe un cadre li l'intêrieur duquel le juge peut exercer son activité (1).

NéanlOins, Rümelin se rêjouit en lisant le code civil suisse de voir ainsi consacrêe l'idée du juge que lui-même prônait.

Lors d'un discours sur "le nouveau code civil suisse et sa signification pour nous", il déclare li propos du statut du juge : "Klare und bestiDlllte Oirektiven in den Grundfragen, Stellungnahme zu praktisch bedeutsamen Kontro- versen, im Ubrigen aber freie Bahn fUr den Fortentwick1ung des Rechts und Vertrauen in die rechtschëpfende T~tigkeit des Richtertums. Oas Fe1d, auf dem sich die schweizerische Praxis bew~hren kann, ist geschaffen." (2).

C. Huber, le lecteur de Gêny

Eugen Huber n'est pas seulement l'écho suisse de 1 '''lnteressenjurisprudenz'' , son regard était aussi tourné vers la France, et plus particulièrement vers

François Gény.

En effet, c'est dans les sillages des auteurs allemands que F. Gêny dé- nonce vigoureusement l'illusion d'une méthode exégétique qui pense trouver dans la loi écrite une source complète et parfaite des solutions juridiques. Cette (1) Paul MUtzner, par exemple, souligne la filiation du mouvement du droit

libre li E. Huber quant

a

la perception du statut du juge en mettant en exergue le rôle de limitation du pouvoir du juge que joue l'art. 1,3 CCS en indiquant au juge cODll1ent il doit combler une lacune, limitation que l'on ne trouve pas dans la conception du mouvement du droit libre: "lm Gegensatz zur sog. Freirechtstheorie hat na ch dem ZGB der Richter die vom Gesetzgeber erlassen Befehle als.das fUr ihn verbind1ich erk1arte Gerechte auch dann zu befolgen, wenn die seinem eigenen Rechtsbewusstsein nicht ent- sprechen. Nur wc er dem Gesetzes- und dem Gewohnheitsrecht eine Anweisung nicht entnehmen kann, so11 er auf Grund seines eigenen Rechtsbewusstseins das objektiv Richtige suchen, wobei er dann erst nach an die in Art. 1 Abs.

3 enthaltene Schranke gebunden ist" (P. MUTZNER, Eugen Huber, op. cit.,p.

33 note 28).

(2) Max von RUMELIN. Oas neue schweizerische Zivi1gesetzbuch und seine Bedeutung fUr uns, Rede gehalten bei der akademischen Preisverteilung am 6. November 1908, Tubingen, Mohr. 1908, p. 40,(éd. en gothique).

(13)

méthode conceptuelle-formaliste envisage le droit comme une construction abs- traite et purement logique. le coupant ainsi de son assise sociale réelle (1).

A en croi re Oscar Gauye. Eugen Huber s'est i nspi ré du li vre de Gêny "Métho- de d'interprétation". terminé le 28 décembre 1899. pour rédiger le Titre pré- liminaire du CCS (2).

Eugen Huber a même avoué

a

son ami Max Rüme1in que.

a

propos de l'ouvrage de Gény. "peut-être il en tirerait quelque chose pour le Titre préliminaire du code civil." (3).

De plus. leurs relations â cette époque furent essentiellement épistolaires.

Certes. ils se sont rencontrés plusieurs fois. Gény aurait rendu visite

a

Huber

a

Berne; sans donner des précisions quant

a

cette rencontre. W. Yung écrit:

"Gény a rendu visite une fois à Huber.

a

Berne, en 1896 ou 1897, en compagnie de Raymond Saleilles. A cette occasion. Huber a fait part

a

Gény de ses idées générales sur le droit. Au cburs des années suivantes. Gény a adressé

a

plu- sieurs reprises des lettres à Huber" (4). Toutefois. Oscar Gauye relativise

ces relations et déclare qu'ils se sont rencontrés pour la première fois

a

Paris, chez Saleilles. le 29 juillet 1900.

a

l'occasion d'un congrés international de droit comparé (5).

Quoi qu'il en soit, indéniablement. par delà leurs rencontres personnelles effectives. ce qui importe pour notre propos. c'est que leurs relations intellec- tuelles ne manquèrent pas d'exercer une influence réciproque sur leurs travaux respectifs.

(1) Cf. François GENY. Méthode d'interprétation et sources en droit privé posi- tif, Paris. LGDJ.

1954.

(2) Oscar GAUYE. François Gény •••• op. cit •• p. 275.

(3) Ibid •• p. 278.

(4) Walter YUNG. F. Gény et la jurisprudence en Suisse. in Etudes et Articles.

Genève. Georg, 1971. p. 51.

(5) Oscar GAUYE. François Gény .•.• op.cit •• p. 274.

(14)

Et même si l'on admet comne l'êcrit W. Yung que "Gêny et Huber ont sans doute mGri leurs conceptions séparêment et en toute indêpendance" (1), il n'en demeure pas moins que, comme en têmoigne Hans Fritzsche "Huber êtait bien in- formé de ce qui se passait dans le monde juridique de nos grands voisins. Avant un premier Séjour

a

Paris, M. Huber me recommanda par exemple, dêclare H.

Fritzsche, l'étude du livre de M. François Gêny : "Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif". C'est bien la preuve que M. Huber êtait au courant des discussions concernant les sources du droit et des méthodes d'in- terprétation et je pense qu'il serait le dernier à nier l'influence qu'il a su- bie de telles études." (2).

De surcroTt, différents éléments attestent que si Gény n'est pas, comme on le dit, le "père" du Titre préliminaire et plus spécifiquement de la recon- naissance pour le juge d'un pouvoir d'apprêciation, les considérations de Gény ont - pour ainsi dire - incité Huber

a

consacrer légalement cette reconnaissance d'un pouvoir d'appréciation du juge.

A cet êgard, une lettre qu'Eugen Huber adressa

a

François Gêny après la lecture de "Méthode d'interprétation" nous semble Significative. En effet, E.

Huber êcrit : "Der schweizerische Richterstand befindet sich sowohl zu dem deu- tschen aIs dem franzosischen in den meisten Kantonen in einem grossen Gegensatz im Falge der weit grOsseren Freiheit, die er dem Gesetze gegenüber behauptet.

Es ist denn auch eine Eigentümlichkeit der neueren Bundesgesetze, dass in ihnen oft und in wichtigen Fragen auf das Ermessen des -Richters verwiesen wird. lm Anfang haben narnentlich die Juristen der romanischen Kantone darüber geklagt.

Allein im Ganzen befindet sich jedermann wohl dabei und bleibt die Rechtspflege - und das ist die Hauptsache - viel volkstümlicher und lebensvoller. Darum habe (l) Walter- YUNG. F. Gény ... , op. cit., p. 51.

(2) Hans FRITZSCHE, Le rOle du juge ... , op. dt .• p. 207.

(15)

ich denn auch in den neueren EntwUrfen ganz durchgangig die gleichen Auffassun- gen beibehalten und sie thunlichst weiter entwickelt. Ihre Entwicklungen aber sind nun sehr geeignet, diese bei uns sehr beliebte Richtung zu unterstUtzen."{l).

Ainsi, la problématique du pouvoir d'appréciation du juge dans la législa- tion fédérale ne rencontrait pas l'approbation de tous les cantons. Mais ceux-ci se sont finalement ralliés aux propositions d'E. Huber qui a maintenu dans le projet du CCS un pouvoir d'appréciation au juge. De surcrott, les développements de F. Gény sur cette question viennent conforter E. Huber dans ses convictions sur le rôle du ,juge et l'incitent à poursuivre le chemin entamé.

Ce à quoi Gény répondit: " •.• les indications que vous me donnez en même temps sur la tendance de la législation suisse contemporaine à élargir les pouvoirs du juge, interprète de la loi, me sont très précieuses; et je les note très soigneusement comme un sérieux appui à l'idée principale que j'ai essayé de développer dans mon livre ... " (2).

Et François Gêny, commentant l'art. 4 dès la parution du CCS ne peut que souscrire à la tendance de reconnattre légalement l'amplification des pouvoirs du juge en lui déléguant un pouvoir d'appréciation. Il écrit: "Pour la pre- mière fois peut-être, on voit un législateur moderne reconnaTtre officiellement, et en une formule générale, comme son auxiliaire indispensable, le juge, chargé de dire le droit aux particuliers menacés dans leurs intérèts et lui conférer par une sorte de délégation générale, les pouvoirs nécessaires pour préciser et compléter son action propre." (3).

Par l'art. 4 CCS, poursuit-il, se trouve ainsi consacrée l'idée que la loi n'est qu'une "direction donnée à la vie sociale", un "procédé destiné à réaliser une fin consacrée par des principes supérieurs." (4).

(1) Archives fédérales, Berne, J l, 132, E. Huber à F. Gény, Berne, 27.12.1899.

cité in Oscar &AUYE, F. Gény •••• op. cit., p. 275.

(2) Archives fédérales, Berne, Huber Archiv, Allg. Korr., F. Gény à E. Hubert Dijon, 11.1.1900, cité in Oscar GAUYE, F. Gény ••• , op. cit., p. 277.

(3) François GENY, Méthode d'interprétation •.. , op. cit .• t. II. § 204, p. 328.

(4) Ibid •• p. 329.

(16)

Toutefois. François Gény considère qu'un tel article ne serait pas transposable en France.

De manière jacobine et franco-centriste. François Gény écrit avec condes- cendance : "le système simple et presque 'bon enfant' du CCS de 1907 qui rap- pelle la justice patriarcale des époques primitives, s'il se peut justifier dans un pays restreint â forme fédérative 00 la concentration de la vie socia- le pallie les dangers d'une justice trop lache, ne saurait convenir â des Etats de large envergure. constamment menacés d'être disloqués par des forces opposées. et dont la cohérence ne peut être maintenue qu'au moyen d'une ferme centralisation. dont le principe essentiel réside en une loi rigide et fixe." (1).

Dans le cadre de ces échanges d'idées. nous disposons des traces qui at- testent que, pour ce qui relève spécifiquement de la problématique du pouvoir d'appréciation du juge. Gény a exercé une influence intellectuelle reconnue par Eugen Huber lui-même.

L'innovation propre â E. Huber résiderait, d'une part. dans la consécration - par une formule générale - du pouvoir d'appréciation du juge, et d'autre part.

dans sa volonté de fournir des directives quant à l'exercice de ce pouvoir d'appréciation.

D. Huber et la technique législative

Jusqu'ici nous avons présenté E. Huber au carrefour des courants d'idées et des débats quant au statut du juge. Ce qui nous amène â l'interroger, main- tenant, quant â la modalité de la formulation juridique de ces idées: pour quel type de technique législative opter quant au statut du juge â l'intérieur du CCS ?

(1) François GENY, Méthode d'interprétation ••.• op. cit., t.II, p. 321.

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(17)

C'est de manière explicite qu'Eugen Huber s'est posé cette question dans sa lettre du 9 mars 1896 qu'il a envoyée au conseiller fédéral Müller (1).

C'est là, en effet, 00 nous le voyons se poser cette question, à savoir:

formuler des règles juridiques réglementant dans la mesure du possible la moindre particularité ou au contraire se borner à formuler des simples direc- tives générales, laissant ainsi au juge un large pouvoir d'appréciation ?

A travers cette question de technique législative, c'est tout le problème du statut du juge qui est posé. L'option ne fut pas sans hésitation ni sans équivoque.

En effet, une formulation juridique qui se veut précise et exhaustive ne laisse qu'une place mineure au juge. Son activité se réduit à une simple sub- somption du cas particulier dans une loi formulée de manière complète. Elle présente, aux yeux de E. Huber, certains avantages (2) :

- tout d'abord, la marge d'appréciation subjective du juge est ainsi limitée;

- ensuite. elle permet de distinguer clairement l'activité de création du droit, de celle d'application du droit.

- Et surtout, elle assure l'homogénéité du système juridique en faisant de la création du droit le monopole du législateur.

Pourtant, en dépit de ces avantages dont il souligne les mérites, E. Huber opte pour un autre type de formulation : une formulation légale plus souple qui fournit des directives plutôt que des prescriptions complètes et laisse ainsi une plus grande latitude d'appréciation au juge. De sorte que la loi n'est alors qu'un ensemble de directives que le juge doit adapter à chaque

particularité des cas, le juge se basant, pour fonder sa décision, sur "l'esprit (1) Cf. Oscar GAUVE, Lettres in~dites d'Eugen Huber, ZSR, 1962, t.81, 1, p. 98.

(2) C~Oscar GAUVE, Lettres inédites ••• , op. cit., pp. 100-101.

(18)

de l'ordre juridique" (1).

Ainsi, considère E. Huber, l'activité du juge n'est pas une simple subsomp- tioni bien plus, elle consiste "in dem Aufsuchen und der Feststellung der

Rechtsgedanken" (2).

Le législateur nous met en garde: il ne s'agit pas là d'un pouvoir arbi- traire. Il précise: "Zwar ist die logische Urteilsfindung auch bei der letztern Richtung nicht ausgeschlossen. aber sie bietet den der Rechtssprechung im inners- ten Wesen fremden Elementen der Berurteilung nach persënlichen Rücksichten weniger consequenten ~Jiderstand." (3).

C'est ainsi qu'à la lumière de l'analyse, démythifiée, le rédacteur du CCS ne semble pas inspiré d'un souffle messianique qui le placerait en état de com- munion avec "l'esprit de son peuple".

Bien au contraire, sa solution fut une solution de compromis - et à ce titre-là il serait loisible de parler d'une solution helvétique -, dont la spécificité consiste

a

concilier la reconnaissance explicite d'un pouvoir

d'appréciation du juge avec une limitation - non moins explicite - de ce pouvoir.

Cela explique l'articulation binaire de l'art. 4 CCS : d'une part, admettre un pouvoir d'appréciation pour le juge: " .•. lorsque la loi réserve son pouvoir d'appréciation ••• "i et d'autre part. limiter ce pouvoir en fixant les modalités de son exercice: "le juge applique les règles du droit et de l'équité .•• ".

L'examen de l'environnement culturel démontre qu'E. Huber fut au confluent des courants d'idées germanophones et francophones quant à la question du

statut du juge.

L'originalité d'Eugen Huber est d'avoir, en quelque sorte, "helvétisé" ces deux courants en produisant une solution spécifique : consacrer légalement le pouvoir d'appréciation tout en le limitant.

(1) Ibid., p. 100.

(2) Lettre publiée par O. GAUYE, Lettres inédites ••• , op. cit., p. 102.

(3) Ibid., p. 100.

(19)

2. L'itinéraire de la formulation de l'art. 4 CCS

Après avoir dessiné le cadre intellectuel d'émergence de l'article 4 CCS, nous allons suivre, de manière ponctuelle, le processus de la verbalisation ju- ridique de cet article qui réglemente l'exercice du pouvoir d'appréciation du

juge. Et c'est dans les travaux préparatoires que nous suivrons cet itinéraire, dans la mesure 00, comme l'écrit A.-J. Arnaud, le "discours légal sur une ins- titution juridique précise est constitué par l'ensemble des travaux préparatoi- res dont la loi n'est que l'aboutissement." (1).

Il s'agit de souligner aussi bien les éléments que cet article 4 CCS re- prend de la législation antérieure, que l'innovation â laquelle il contribue.

A. Le pouvoir d'appréciation du juge avant l'unification du droit civil La référence â l'équité en tant que modalité d'exercice du pouvoir d'appré- ciation - telle que nous la trouvons actuellement formulée dans l'art. 4 CCS :

"le juge applique les régles du droit et de l'équité ••• " - n'est pas une innova- tion inhérente â cet article-la.

En effet, c'est en 1884 que la Société suisse des juristes, sous l'impul- sion du conseiller fédéral Louis Ruchonnet, avait décidé d'entreprendre une étude comparée des droits civils cantonaux; et c'est a Eugen Huber que l'on confia cette tache (qUi publia déja en 1886 le premier des 4 tomes de cette étude). Il s'agit du fameux ouvrage "System und Geschichte des schweizerischen Pr;vatrechts" (2). Lors de cette étude, E. Huber note que plusieurs législa- tions cantonales mentionnent expressément l'équité comme l'une des sources sur laquelle le juge peut fonder sa décision en cas de lacune de la loi (3).

(1) André-Jean ARNAUD, Du bon usage du discours juridique, Langages, no 53, mars 1979, p. 119.

(2) Eugen HUBER, System und Geschichte des schweizerischen Privatrechts, Bâle, Det10ff's Buchhand1ung, 1886-1893.

(3) Cf. â titre d'exemple: - un décrêt de promulgation de la L.O. de Bâle Cam- pagne: "Sol1ten aber Falle eintreten, die in gegenwârtigen Gesetz nicht be- stimmt abgehande1t sind, 50 werden die Richter die hergebrachten Gewohnheiten, die Rechtsâhn1ichkeit und die BilliWkeit zu Rate ziehen, und dann nach ihrem besten Wissen und Gewissen urteilen • D'une manière plus gênérale, l'art. 8 du code civil fribourgeois prévoit: "les cas qui ne trouvent pas leur solu- tion dans le texte, ni dans l'esprit, ni dans le système général des lois de ce canton, sont décidés d'aprés les règles de l'équité" (souligné dans le tex-

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(20)

Toutefois, précise Eugen Huber, si différentes lois cantonales prévoient explicitement le recours il l'équité, celle-ci n'en est pas moins subsidiaire par rapport aux autres sources da droit.

Il écrit il ce propos: "Von solchen haben wir bereits ob en etliche mitge- teilt, welche in Bezug auf das richterliche Ermessen, die Billigkeit oder die allgemeine RechtsUberzeugung die Regel aufstellen, dass nur in Ermangelung jader anderen Rechtsquelle bei BegrUndung richterlicher Entscheidung auf sol che Momente abgestellt werden dUrfe." (1)

Par ailleurs, quant au pouvoir d'appréciation, le principe même de réser- ver au juge un pouvoir d'appréciation n'est pas non plus une innovation.

Déj~certaines lois cantonales prévoyaient, en effet, un pouvoir d'appré- ciation pour le juge. Soulignons toutefois, que ce pouvoir d'appréciation re- vêtait aussi bien un sens procédural (dans le droit de la preuve) qu'un sens matériel (2), c'est-il-dire quant il "la qualification juridique des faits et la déduction de leurs conséquences" (3).

De plus, au niveau fédéral, comme le rappelle Huber lui-même dans la discus- sion du code civil au Conseil National (4), le code des obligations de 1881

(1) Ibid., p. 66.

(2) H. Des chenaux distingue bien les deux sens en précisant: "L'art. 4 CC con- cerne le complément il apporter en équité à une régle de fond, de façon à pou- voir l'appliquer à un cas particulier. La libre appréciation des preuves se référe il la constatation des faits il juger. Cette constatation est une opéra- tion préalable il l'application du droit et ressortit il la procédure, savoir en général il la procédure cantonale (art. 64,3 CF). Mais la législation fédérale de droit privé prescrit assez souvent au juge d'apprécier librement les preu- ves, en dépit des entraves qu'y pourrait mettre le droit cantonal (art. 42, 2 CO; 202,2 CO; 717,2 CC); ... )" (H. DESCHENAUX. Le titre préliminaire du code civil, traité de droit civ;l suisse, t.II, Fribourg, Ed. universitaires,

1969,

pp.

124-125).

(3) Pierre LUCIEN-BRUN, Le rôle et les pouvoirs du juge, Lyon-Genéve, Georg,

1920, p. 59. A titre d'exemple, Egger mentionne la EHG de 1875 : " .•. erklarte, dass der Richter nach freier WUrdigung des gesamten Inha1tes der Verhandlungen und ohne an die Beweisgrundsatze der einsch1agenden Prozessgesetze gebunden zu sein, über die Hôhe des Schadenersatzes und die Wahrheit der tatsachlichen Behauptungen entscheide.". Notons que pour Egger ce pouvoir d'appréciation comprend "sowohl das richterliche Ermessen als auch die freie BeweisHL1rdigung"

(A. EGGER, Kommentar zum schweiz. ZGB, Bd.I, Einleitung und Personenrecht, Zurich, Schulthess, 1930, p. 86).

(4) Cf. Bulletin sténographique, t.XVI, 1906, no 49, Conseil National, p. 1037.

(21)

consacre également dans de nombreux articles explicitement un pouvoir d'appré- ciation au juge, entendu principalement dans un sens matériel, équivalent ainsi au pouvoir d'appréciation compris dans l'art. 4 CCS.

Nous le voyons. l'art. 4 puise manifestement ses racines dans les législa- tions antérieures. tant celles de droit cantonal - qui reconnaissaient un pou- voir d'appréciation au juge et mentionnaient l'équité comme source de droit subsidiaire â laquelle le juge peut se référer en exerçant son pouvoir d'ap- préciation - que celle de droit fédéral comme le code des obligations· de 1881 qui renvoyait explicitement au pouvoir d'appréciation du juge.

Néanmoins. l'innovation de l'art. 4 CCS consiste

a

formuler d'une manière plus systématique et dans une règle générale, le principe du pouvoir d'appré- ciation du juge. Elle consiste, en particulier. â indiquer au juge les modalités de l'exercice de son pouvoir d'appréciation.

B. L'avant-projet de 1900

C'est en 1892 que commence le travail de rédaction du code civil,

a

la suite

d'une demande faite par le Département fédéral de justice et police (ci-après DFJP). Et ce. avant même l'adoption de l'art. 64 de la constitution fédérale qui étend en 1898 la compétence législative de la Confédération à l'ensemble du droit priVé.

L'avant-projet du CCS rédigé par E. Huber est publié en 1900.

Le Titre préliminaire ne contient que cinq articles. et il est intéressant de souligner qu'aucun de ces articles ne prévoit une règle générale relative à

l'appréciation du juge.

Deux de ces articles ont. en effet, la note marginale commune suivante:

"empire du droit civil". L'art. 1er correspond, avec quelques retouches qu'il subira. â l'actuel art. 1er; alors que le second concerne plus particulièrement le droit coutumier.

Les articles 3 et 4 ont pour objet de régler les rapports avec le droit cantonal; tandis que l'art. 5 mentionne le "droit étranger" (1).

(1) Pour le texte de ces articles, cf. Avant-projet du CCS et Exposé des motifs de l'avant-projet du DFJP. Berne, BÜchler. 1901.

(22)

Ainsi,

a

la lecture du projet de 1900, il s'avère qu'aucun article ne prévoit ni ne réglemente le pouvoir d'appréciation du juge.

Cependant, examinant l'Exposé des motifs (qu'Eugen Huber a rédigé

a

la de- mande du chef du DFJP, E. Brenner, et qui parut en 1901), nous remarquons que, même si l'avant-projet ne contient aucune disposition générale quant

a

l'exer- cice du pouvoir d'appréciation du juge, cette question préoccupe néanmoins Eugen Huber.

Ce pouvoir d'appréciation auquel renvoyaient plusieurs dispositions n'est pas un blanc-seing de la loi, un pouvoir illimité et arbitraire conféré au juge. Bien au contraire, écrit E. Huber : "Même lorsque la loi s'en remet

a

l'appréciation du juge, elle implique un commandement. Elle enjoint alors au juge de ne pas prononcer sur une appréciation superficielle et formaliste des choses, mais de mêditer sa sentence et de ne la rendre que d'après sa convic- tion que, dans telles circonstances données, le droit applicable est bien celui qu'il applique." (1).

Et, insistant sur l'importance de la consécration légale du pouvoir d'ap- préciation du juge, Eugen Huber écrit dans son Exposê des motifs : "Les appré- ciations peuvent varier, pendant la durée d'existence de la loi, relativement au caractère permissif d'un texte et aux exigences de la morale publique, et ce serait une erreur que de rédiger la 101 de telle sorte qu'il fut impossible aux tribunaux de suivre l'évolution des idées sans révision du texte légal. '"

Aussi avons-nous par exemple résolu d'employer une seule et même formule: 'le juge statuera librement' toutes les fois qu'il est question de l'appréciation du juge." (2).

Plus loin dans l'Exposé des motifs, E. Huber évoque encore le pouvoir d'appréciation du juge. Toutefois, une lecture attentive nous révèle qu'il est alors question de l'appréciation du juge en matière de preuve (3), ce qui ne

(1) E. HUBER, Exposê des motifs •.• ,op. cit., p. 11.

(2) Ibid., p. 14.

(3) En ce sens cf. A. EGGER, Kommentar •.• , op. cit., p. 87.

(23)

rentre donc pas dans les hypothèses envisagées par l'art. 4 CCS. Et c'est précisément dans ce passage-la qu'E. Huber manifeste clairement son refus d'a~

dopter une disposition quant au pouvoir d'appréciation du juge dans le domaine de la preuve: "Le juge ne doit pas être lié par certaines théories du droit cantonal en matière de preuves; il pourra. effectivement, considérer comme établis les faits qui le seront d'après sa conviction •••• 11 serait évidem- ment possible de formuler une règle générale sur ce point. Le législateur y a renoncé, estimant qu'il appartient a la doctrine et a la jurisprudence de donner peu a peu de l'idée fondamentale. en vue des circonstances changeantes de fait et de temps, cette expression définitive qui. souple et précise cependant, per- mettra a ceux-la même qui redoutent une justice arbitraire de considérer la li- berté d'appréciation du juge comme un incontestable bienfait." (1).

Ainsi, cette prise de position négative quant a la rédaction d'une dispo- sition générale concernant le pouvoir d'appréciation du juge n'est valable qu'en matière de preuve, et ne porte donc pas a conséquence pour l'actuel art.

4 CCS (2).

Cet avant-projet. publié le 15 novembre 1900, fut examiné ensuite par une commission, nommée au mois de mai 1901 par le DFJP. Cette commission fut compo- sée de trente-et-un membres (la plupart professeurs, députés ou magistrats) et de neuf experts spéciaux.

Elle discuta l'avant-projet au cours de quatre sessions qui se tinrent a Lucerne du 7 au 30 octobre 1901 (droit des personnes et droit de la famille).

a

Neuchatel du 3 au 22 mars 1902 (tutelle et successions). à Zurich du 3 au 15 novembre 1902 (droits réels première partie) et à Genève du 15 avril au 2 mai 1903 (droits réels. suite et fin) (3).

(1) E. HUBER, Exposé des motifs ••. , op. cit., p. 24.

(2) Contra: P. Lucien-Brun utilise cette citation en rapport avec l'art. 4. Il écrit: "Le législateur s'est rendu compte de l'imprécision de ce texte et de la liberté qui en résultait pour le juge: il s'en est félicité estimant que c'était la. justement, ce qui en faisait l'opportunité et la valeur prati- que." (Pierre LUCIEN-BRUN, Le rôle ••.• op. cit., p. 58).

(3) Cf. a ce propos, Henry CHAUOE. Le nouveau code civil suisse dans l'oeuvre de la codification moderne. op. cit., pp.

35-36.

(24)

C. L'institution d'une "petite commission spéciale"

Cette grande commission n'a pas délibéré du Titre préliminaire. Celui-ci n'a été discuté que les 26 et 27 janvier 1904, â Berne, par une petite corrmis- sion spéciale.

Cette commission fut composée de : Eugen Huber, Alexander Reichel (t), Virgile Rossel (2), Emil Isler (3), Ernst Brenner (4).

Malheureusement, les délibêrations de cette commission spéciale n'ont pas été pubtiées.

Toujours est-il qu'à l'issue de ces délibêrations, dans le projet de 1904, a été insérée une disposition concernant le pouvoir d'appréciation du juge.

L'art. 5 stipule en effet: "Wo das Gesetz den Richter auf sein Ermessen oder auf die Würdigung der Umstand~ oder auf wichtige Gründe verweist, hat er seine Entscheidung nach der Regel zu treffen, die den vorliegenden Verhaltnissen nach Recht und Billigkeit am meisten entspricht."

Que s'est-il passé dans cette commission spéciale? Sous l'impulsion de qui une disposition générale concernant le pouvoir d'appréciation du juge a-t- elle été introduite?

(1) A. REICHEL : 1853-1921; bernois; avocat, député au Grand Conseil, prof. de droit à l'université de Berne, juge fédéral de 1905 à 1920.

(2) V. ROSSEL: 1858-1933; Tramelan; avocat, poète, romancier, critique litté- raire, dramaturge et historien, prof. de droit à l'université de Berne, conseiller natioral, juge au TF de 1912 à 1932; grand ami d'Eugen Huber. il prit une part prêpondérante à l'élaboration et à la traduction du code civil.

(3) E. ISLER : 1851-1936; Woh1en; avocat, député au Grand Conseil argovien, con- seiller national de 1884 â 1890 et député au Conseil des Etats de 1890 à 1932.

(.~) E. BRENNER: 1856-1911; Bâle; avocat, député au Grand Conseil de Bale-Ville, conseiller d'Etat, conseiller fédéral de 1897 à 1911.

Ces renseignements sont tirés du Dictionnaire historique et bibliographique de la Suisse, 7 VOl., 1921-1933.

(25)

Malheureusement, ces questions resteront sans réponse. car cette commission spéciale n'a pas â ce propos laissé de traces dans les archives.

Selon H. Deschenaux : " .•. 1a référence à l'équité dans le Titre préliminaire procède d'une crainte conçue in extremis par le législateur en face du grand nom- bre de dispositions qui renvoyaient â l'appréciation du juge ••• " (1).

Face au silence de la commission spéciale, nous sommes contraints d'accep- ter la position de la doctrine, qui consiste à attribuer la codification au travail personnel d'Eugen Huber (2).

Cette acceptation se justifie dans la mesure où nous disposons des manuscrits rédigés par Eugen Huber lui-même. manuscrits qui retracent les différentes éta- pes de la formulation de l'art. 5 du projet de 1904 (3). Cette formulation, introduite sous un article 2c avec la note marginale suivante: "Richterliches Ermessen", est passée par cinq étapes:

(1 )

(2)

Henri DESCHENAUX, Le tra ï"tement de l'équité en droi t sui sse, in Recuei l de travaux suisses présentés au VIlle Congrès international de droit comparé, Bâle. Helbing-Lichtenhahn, 1970, p. 31.

Telle la position d'Egger lorsqu'il écrit: "Das schweizerische Zivilgesetz- buch darf sehr wahl als ein Werk des Schweizervolkes ausgesprochen werden .

••• Aber zugleich ist es ein ganz personliches Werk Eugen Hubers. Es ist dies in so hohem Masse,dass man das vielberufene Wort mit vollem Fuge auf ihn anwenden durfte : Mann und Werk sind eins. In der Tat, seine ganze Kraft, die ganze Fülle und den ganzen Reichtum seiner Personlichkeit hat er in das Werk hineingelegt.1J (A. EGGER, Eugen Huber als Gesetzgeber, Schweizerische Juris- ten Zeitung, 1.12.1940, t.37, p. 94). Ou encore M. Rümelin : "Durch alles das zusammen wurde bewirkt, dass das Gesetz nicht als ein Kompromisswerk erscheint, sondern den einheitlichen grossen Zug beibehalten hat." (M. RUMELIN, ~ugel

Huber, Rede gehalten bei der akademischen Preisverteilung am 6. Novem er 923, Tu6ingen, Mohr, 1923, p. 20, éd. publiée en gothique).

(3) Archives fédérales, Berne, J 109, cart. 408. Nous soulignons chaque fois les termes qui seront modifiés lors de l'étape suivante; le lecteur pouvant ainsi , aisément apprécier aussi bien la variation que l'invariance des différents

éléments qui relèvent de notre propos. Nous tenons à remercier Monsieur

o.

Gauye, Directeur des Archives fédérales, de nous avoir fourni llne copie des L:ai')Uscrits d' E. Huber.

(26)

1. "Wo das Gesetz den Richter auf sein Ermessen oder auf die Würdigung der

~tande oder auf wichtige Gründe und dergleichen verweist, hat er seine Ent- scheidung nach der Regel zu treffen, die im Rahmen des Gesetzes den vorliegen- den Interessen allseitig am richtigsten entspricht.".

2. "Wo das Gesetz den Richter auf sein Ermessen oder auf die Würdigung der Umstande oder wichtige Gründe und dergleichen verweist, hat er seine Entschei- dung nach der Regel zu treffen, die auf der Grundlage des Gesetzes den vorliegen- den Verhaltnissen am chesten allseitig und richtig entspricht.".

3. "Wo das Gesetz den Richter auf sein Ermessen oder auf die Würdigung der Umstande oder auf wichtige Gründe verweist, hat er seine Entscheidung nach der Regel zu treffen, die den gesetllichen Bestimmungen nach den vorliegenden Ver- haltnissen am besten entspricht.".

4. "Wo das Gesetz den Richter auf sein Ermessen oder auf die Würdigung der Umstande oder auf wichtige Gründe verweist, hat er seine Entscheidung nach der Regel zu treffen, die den vorliegenden Verhaltnissen nach Recht und Billigkeit am besten entspricht.".

5. "Wo das Gesetz den Richter auf sein Ermessen oder auf die Würdigung der Umstande oder auf wichtige Gründe verweist, hat er seine Entscheidung na ch der Regel zu treffen, die den vorliegenden Verhaltnissen nach Recht und Billigkeit am meisten entspricht.".

Une première observation se presente

a

l'esprit lors de la lecture de ces différentes phases: le législateur n'avait pas initialement l'intention de li- miter les hypothèses dans lesquelles le juge pourrait exercer son pouvoir d'appréciation.

Cette formulation élastique ("dergleichen" au x phases 1 et 2) a été par la suite supprimée. Voici l'indice d'une crainte que le juge ne s'arroge trop largement un pouvoir d'appréciation.

(27)

De surcro1t, la présence même d'une disposition générale quant au pouvoir d'appréciation du juge est la manifestation d'une volonté d'enclaver l'activité du juge, de fixer des limites à l'exercice de ce pouvoir. Cet article concernant le pouvoir d'appréciation du juge est particulièrement intéressant. Car il révèle une interférence entre le permis et l'interdit: ce qui est permis, c'est que le juge exerce un pouvoir d'appréciation dans les hypothèses visées; ce qui est interdit, c'est qu'il exerce son pouvoir d'appréciation d'une manière arbitraire.

Cela nous amène à nous poser une question importante, à savoir: est-ce que cet article, qui joue un rOle interdictal, c'est-à-dire qui trace des fron- tières pour le juge entre le permis et l'interdit, fournit réellement au juge un ensemble d'injonctions suffisamment explicites qui le guideront effectivement dans son activité d'appréciation?

Si tel est le cas, quels sont alors les principes régulateurs qui canalisent l'exercice du pouvoir d'appréciation du juge?

Cette question est au coeur de notre propos. Son enjeu nous semble capital.

Toutefois, nous nous limitons pour le moment - à ce premier stade de notre ana- lyse - à une simple lecture descriptive des différentes étapes de la fonr~lation

de cet article.

Nous assistons, dès lors, aux fluctuations d'une verbalisation qui entend concilier les exigences du principe de légalité avec la reconnaissance d'un pouvoir d'appréciation pour le juge, conciliation qui se traduit par la volonté de fixer les modalités d'exercice de ce pouvoir d'appréciation.

Quelles sont les différentes étapes de cette verbalisation?

- Dans une première formulation, le juge qui exerce son pouvoir d'apprécia- tion doit fonder sa décision "dans le cadre de la loi"; le juge est ainsi appelé à rester dans les limites de la loi, dans les frontières dessinées par la loi.

La loi elle-même constitue les limites du pouvoir d'appréciation du juge.

- Dans une secoilderol1llulation, le juge doit fonder sa décision "sur la base de la loi". La loi n'est plus envisagée ici en tant que limite à l'exer- cice du pouvoir d'appréciation du juge; on voit ici la loi s'effacer quelque

(28)

"

peu et devenir pour le juge un moyen, un matériau qu'il est appelé à

utiliser pour exercer son pouvoir d'appréciation.

- Dans une troisième étape, le juge doit fonder sa décision "d'après les dispositions légales". Cette formulation stipule pour le juge une conformi- té de sa décision aux dispositions légales. Son pouvoir d'appréciation est ainsi singulièrement réduit, voire quasi inexistant.

- Et ce n'est que lors de la quatrième étape qu'apparaft l'expression "selon le droit et l'équité" que reprend l'actuel art. 4 CCS et dont nous analyse- rons dans les chapitres suivants la portée qu'ont attribuée aussi bien la doctrine que la jurisprudence à cette expression très floue.

Ainsi, nous avons relevé tulations divergentes: d'une

les oscillations d'une pensée animée par des pos- part, accorder au juge

et d'autre part, subordonner le juge à la loi, bilité de s'affranchir de la loi.

en ne

un pouvoir d'appréciation, lui laissant pas la possi- De sorte que nous sommes en présence d'un pouvoir d'appréciation reconnu au juge, mais d'un pouvoir d'appréciation endigué et limité par la loi. Les tâton- nements de la formulation démontrent que l'équilibre entre ces deux postulations est précaire et difficile; car tantôt c'est l'affirmation de la loi qui l'em- porte (aux phases 1 et 3), tantôt c'est au contraire le pouvoir d'appréciation du juge (aux phases 2, 4 et 5). Nous assistons à une dialectique entre ces deux pôles qui tiraillent la verbalisation juridique en l'acculant tantôt vers un pôle tantôt vers l'autre, tel le balancier d'une pendule en quête d'un équili- bre mouvant.

Par ailleurs, nous retrouvons les traces de la notion d'équité, qui inter- vient à la phase finale de la verbalisation, dans les expressions utilisées aux numéros 1 et 2 : "allseitig am richtigsten"; "am ehesten allseitig und richtig".

Et si la notion d'équité n'apparatt, à proprement parler, que dans la phase finale de l'itinéraire de la formulation, on pouvait déjà prévoir son émergence au début de cet itinéraire non rectiligne, le concept précédant, pour ainsi dire, sa verbalisation.

(29)

De plus, il ressort de l'examen de cet itinéraire que ces deux notions

"droit et équité" ont mari chacune séparément, véhiculant chacune des échelles de valeurs et des systèmes d'idées différents, et c'est la phase finale de la formulation qui les a regroupées et synthétisées dans l'art. 5 du projet.

Cette découverte est importante: elle infirme l'exégèse de la doctrine qui prétend péremptoirement que "droit et équité" sont une seule et même notion.

D. Le projet de 1904

A l'issue de l'examen de cette commission spéciale, nous trouvons dans le projet de 1904 une disposition quant au pouvoir d'appréciation du juge.

La version française de cet article 5 est la suivante:

"Le juge dont la loi réserve le pouvoir d'appréciation ou qu'elle le charge de prononcer en tenant compte soit des circonstances soit des justes motifs ap- pliquera les règles du droit et de l'équité qui répondront le mieux aux faits de la cause.".

Le projet du Conseil fédéral s'accompagne d'un message dans lequel le Conseil fédéral commente l'introduction d'une disposition qui réglemente le pouvoir d'ap- préciation du juge.

Il écrit: "Il n'était pas superflu d'exprimer l'idée (art. 5) que la faculté laissée au juge de prononcer en tenant compte soit des circonstances, soit de justes motifs ne l'autorisait pas à tomber dans l'arbitraire." (1).

Le Conseil fédéral est ainsi explicite: la présence d'une disposition gé- nérale quant au mode d'exercice du pouvoir d'appréciation du juge traduit la volonté d'endiguer, de canaliser l'activité d'appréciation. L'idée fondamentale qui sous-tend cette disposition est d'éviter l'arbitraire.

Pour ce faire, les moyens proposés sont la référence, d'une part, au droit, et d'autre part, à l'équité.

D'aprés les mobiles exprimés explicitement par le Conseil fédéral, ce renvoi aux "règles du droit et de l'équité" jouerait un double rôle concommitant :

(1) FF, 28 mai 1904, vol. IV, p. 14.

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