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Le juge entre la loi et l'équité : essai sur le pouvoir d'appréciation du juge en droit suisse

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Le juge entre la loi et l'équité : essai sur le pouvoir d'appréciation du juge en droit suisse

MANAI-WEHRLI, Dominique

MANAI-WEHRLI, Dominique. Le juge entre la loi et l'équité : essai sur le pouvoir d'appréciation du juge en droit suisse. Lausanne : Payot, 1985, 317 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:28668

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COLLECTION JURIDIQUE ROMANDE Dominique MANAÏ

Docteur en Droit

LE JUGE ENTRE

LA LOI ET L'ÉQUITÉ

Essai sur

le pouvoir d'appréciation du juge en droit suisse

Préface de Jean-François PERRIN

Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Genève

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ÉTUDES ET PRATIQUE PAYOT LAUSANNE

1985

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Cet ouvrage ne peut être reproduit, même partiellement, sous quelque forme que ce soit (photocopie, décalque, microfilm, duplicateur ou tout autre procédé) sans l'autorisa- tion écrite de l'éditeur.

© Faculté de Droit de l'Université de Genève, 1985.

I.S.B.N. 2-601-02686-3

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PRÉFACE

A coup sûr l'ouvrage présenté surprendra le lecteur juriste, souvent peu familiarisé avec la mobilisation de la littérature des sciences humaines au profit de l'étude du phénomène juridique, avec, enfin, mais surtout, un vocabulaire nouveau qui paraîtra audacieux, tant il est vrai que jusqu'à l'époque contemporaine, la théorie du droit a toujours pris soin de res- pecter l'autonomie langagière du droit. Les choses changent donc radi- calement et il suffit de parcourir les quelques oeuvres majeures publiées en théorie du droit de tradition francophone, dans les dernières années, pour se rendre compte que le décloisonnement du savoir juridique va bon train et qu'il ne sera bientôt plus possible de continuer à affirmer que notre discipline ne participerait pas du mouvement général des idées en sciences humaines.

L'entreprise n'en provoquera pas moins un effet de surprise. Notre propos ne consiste pas tellement à prévenir cet effet - car nous le pensons utile à attiser la curiosité - mais plutôt à montrer, par quelques considéra- tions, qu'il mérite d'être dépassé car la tentative est profondément légi- time dans ses intentions. Le livre présenté sera lu avec le plus grand profit si l'on réalise bien qu'il y a, au départ de la recherche, quelques idées simples et implicites qu'il faut accepter comme vérités d'évidence. Il y

a d'abord l'idée que la réflexion théorique concernant le phénomène juri- dique peut et doit s'intéresser plus à la « mise en oeuvre » du droit.

L'application constitue un champ d'observation du plus haut intérêt, en théorie du droit et non pas seulement en sociologie juridique, car le droit, en tant que phénomène, est alors susceptible d'être décrit par réfé- rence à ce qu'il« fait». N'est-ce pas la meilleure approche, ... même s'il s'agit de dire ce qu'il« est»? Si tel est le cas, le phénomène juridi- que n'est-il pas révélé d'une manière paradigmatique par la description de l'action du juge ? Une théorie de la pratique judiciaire constitue donc (ou constituera) une contribution majeure à l'approche scientifique du phénomène juridique ... c'est-à-dire à une théorie qui se veut plus com- préhension du phénomène qu'elle étudie que légitimation d'une moda- lité déterminée du contrôle social contemporain.

La deuxième idée simple, directement liée à la première, consiste à accep- ter que l'étude des notions juridiques indéterminées (au sens large et non technique du terme) est un excellent« lieu» pour l'observation de

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6 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

ia nature du pouvoir de juger. Ces concepts- au sujet desquels la théo- rie du droit contemporaine manifeste de plus en plus de curiosité - opè- rent aux confins de deux pouvoirs majeurs : leurs contours sont tracés par le législateur et leur contenu rempli par le juge. Deux pouvoirs dont les interactions sont probablement révélatrices de la nature du droit dans un système légaliste. C'est certainement cette intuition que le regretté C. Perelman a souhaité vérifier en faisant procéder à l'étude de ce qu'il a voulu que nous appelions« les notions juridiques à contenu variable ».

A cet égard, l'ouvrage qui est ici présenté peut être considéré comme une contribution importante à l'étude des rapports entre l3loi et le droit.

L'idée simple suivante sera probablement moins bien accueillie, du moins de prime abord. Il est à notre avis pleinement justifié de traiter ce sujet à partir d'une thématique qui est balisée par le texte légal de l'article 4 CCS. A coup sûr certains publicistes s'en formaliseront ! Il faut qu'ils sachent que l'a priori n'est pas dû à une velléité"de faire ombrage à leur discipline, ni à un priori« passéiste ». Ce choix s'impose, si on réfléchit bien, pour nombre de raisons qui seraient, chacune, suffisantes. Il faut d'abord reconnaître comme un fait d'histoire de la dogmatique juridi- que qu'une bonne partie de la théorie du droit contemporaine se fait, en Suisse comme en France, pour des raisons voisines, dans le cadre des

« titres préliminaires ». Une théorie des sources et une théorie de l'inter- prétation doit être référée à l'article 1er

ces.

Les publicistes eux-mêmes acceptent qu'il en soit ainsi et citent expres- sément cette disposition dans leur argumentation de droit public. La référence à l'article 4 est moins fréquente chez les publicistes mais elle existe tout de même et il n'est pas douteux que cette disposition a la même vocation à la transdisciplinarité juridique. Il faut constater ensuite que ce texte légal est le seul, au sein de notre ordre juridique, qui puisse être considéré comme l'expression dogmatique générale du rapport du juge à la loi; il est donc nécessairement un point central s'il s'agit de faire une théorie du droit qui tienne compte de la nature des difficultés de la mise en oeuvre de la loi. On peut, évidemment, conférer plusieurs statuts à ce texte. Les uns diront qu'il est l'expression d'une dogmati- que somme toute peu typée et peu claire concernant le principe de la légalité et le pouvoir du juge; les autres diront qu'il n'est pas autre chose que l'expression de quelques évidences et que tout irait de la même manière sans lui. Les uns et les autres peuvent avoir raison sans qu'il soit injustifié de considérer l'article 4 comme un bon point de départ.

Ce libellé a le mérite d'exister positivement. Il est tout à fait clair qu'il est la résultante d'une prise de conscience lucide sur la mission du juge, par définition ambiguë dans un système légaliste « tempéré ». Il faut donc d'abord restituer la réflexion des auteurs de cette tentative de théorisa- tion, ne serait-ce que pour respecter l'histoire de la problématique. Il est évidemment possible que lorsque les publicistes s'expriment au sujet

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PRÉFACE 7 de ce qu'ils appellent notions juridiques indéterminées, ils le fassent sans référence consciente à la problématique de l'article 4

ces

0 Il est pour- tant évident qu'ils travaillent dans un champ conceptuel marqué de cette disposition, directement ou indirectement. L'existence de ce texte légal ne peut être ignorée, ne serait-ce que par la nécessité du raisonnement analogique.

Est-illégitime de franchir l'étape suivante, celle qui consiste à mettre en regard- d'une part cette réflexion portant sur l'article 4 et- d'autre part, la littérature contemporaine qui tente d'expliquer b nature du pou- voir de juger ? Nous sommes à nouveau d'avis que l'approche présentée est conforme à un courant qui se répand : celui qui consiste à mettre au départ d'une recherche de théorie juridique une donnée expéri- mentale fidèlement restituée, en l'occurrence la lettre, la genèse, la doctrine et la jurisprudence portant sur l'article 4. C'est à partir d'une telle restitution qu'une réflexion critique peut être opérée. On aura parfois l'impression qu'il existe une disproportion entre le corpus étudié, somme toute mince, et la dimension des outils conceptuels théo- riques utilisés. On comprend ce sentiment mais il faut garder à l'esprit que c'est précisément cette confrontation qui est novatrice. La doctrine sur l'article 4 est abondante; la littérature sur le pouvoir de juger est sur-abondante; par contre, la mise en regard de ces deux types de sour- ces est à faire complètement.

Il faut bien commencer et ce sont les modalités de l'articulation propo- sée qui font toute la difficulté, mais aussi tout l'intérêt du travail. C'est cet aspect de la recherche qui est le plus original même si la solution proposée n'emportera pas l'adhésion de tous, ce qui ~st normal car les divergences les plus graves subsistent au sein de ce qu'il faut mainte- nant considérer comme la « nouvelle » théorie du droit, au sujet de la

« bonne manière » de conjuguer les divers savoirs utiles à l'étude du droit.

La question de l'articulation de ces diverses connaissances est actuelle- ment très débattue en Europe et il est particulièrement opportun qu'un écrit suisse de qualité participe activement au débat. Nous sommes par- venus à la conviction - et le livre présenté ne nous a pas fait changer d'avis - que la réflexion scientifique concernant le droit devrait res- pecter plus rigoureusement les différents plans épistémologiques impli- qués. La démarche « métadogmatique » qui nous est proposée ne distingue pas suffisamment, à notre goût, ce qui est la vérité « de droit » (pers- pective dogmatique) d'une autre vérité qui est celle que l'on peut expri- mer« sur le droit» (approche proprement scientifique). Nous ne croyons pas qu'il soit possible de faire abstraction de ce clivage fondamental et nous en voudrions pour preuve le fait que le travail présenté ne s'exprime pas sur la question de la récupération des résultats dans une perspective proprement juridique. Que devient, comment se traduit, comment se récupère le « sceptre symbolique » que constitue, selon l'auteur, l' arti-

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8 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

cie 4 CCS? C'est à ce niveau, mais à ce niveau seulement, que la sur- prise du lecteur juriste est difficile à dissiper. Nous sommes convaincus qu'une approche critique et interdisciplinaire du fonctionnement de la justice est actuellement susceptible de produire des résultats cognitifs du plus grand intérêt; il faudra cependant veiller à ce que les critères qui valident les assertions de ces nouvelles approches soient bien identi- fiées ou au moins bien identifiables. Le recours aux « classiques >> des sciences humaines ne dispense pas de cette obligation. Ces nouvelles approches ne produiront pas nécessairement une théorie du droit plus valide parce qu'elles sont plus sophistiquées. A cet égard la « traduc- tion >>des résultats dans un langage plus simple (et traditionnel) consti- tuerait pour le lecteur un bon moyen de contrôle. Cette réflexion critique n'estompe pourtant pas le plaisir que nous avons à présenter l'ouvrage de Dominique Manaï. La multiplication d'études théoriques de ce type constitue une contribution importante à l'idéal de transparence de la justice contemporaine dont la réalisation, même partielle, même lente, est une condition du bon fonctionnement de l'Etat démocratique et l'exploration « métadogmatique >> à laquelle le présent ouvrage nous invite, parce qu'elle constitue une contribution à l'étude du fonction- nement réel de la justice, participe de ce même idéal.

Jean-François PERRIN

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INTRODUCTION

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« Le ;uge applique les règles du droit et de l'équité, lorsque la loi réserve son pouvoir d'appréciation ou qu'elle le charge de prononcer en tenant compte soit des circonstances soit de justes motifs. » (Art. 4 Code civil suisse)

C'est en ces termes que le législateur suisse consacre le pouvoir d'appré- ciation du juge.

Tradionnellement, les dispositions légales ne sont appréciées que par rap- port aux solutions qu'elles apportent. Il nous semble, cependant plus intéressant d'inverser la perspective de recherche et d'examiner d'abord les problèmes que pose la disposition légale, pour être en mesure ensuite d'éclairer par l'analyse non seulement les genres de solutions que cette disposition offre, mais aussi les différentes significations qu'elle revêt.

En l'occurrence, l'art. 4 n'est pas perçu comme une disposition maîtresse au sein du système juridique suisse, d'où le peu d'intérêt qu'il a suscité pour la réflexion juridique.

Toutefois, parce que précisément subsidiaire et marginale, cette dispo- sition peut éclairer davantage les rouages et le fonctionnement du système juridique qu'une disposition centrale qui intéresse plus la dogmatique juridique que la théorie juridique ou la réflexion sur le droit.

De cet angle de Vl}e, l'art. 4 en tant qu'article-charnière entre le système juridique 1 et l'environnement méta-juridique, soulève une foule de ques- tions qui plongent le chercheur au cœur de l'institution judiciaire et qui le met face au discours juridique dans sa globalité.

En effet, périphérique, cette disposition peut renseigner sur le centre du système juridique; marginale, elle peut renseigner sur les normes fon- damentales de l'institution judiciaire; subsidiaire dans un système léga- liste, elle peut renseigner sur la nature du légalisme.

Dans cette optique d'analyse que nous nous proposons d'adopter cette disposition apparaîtra sous cet éclairage importante non par ce qu'elle est intrinsèquement mais par ce qu'elle autorise tant au plan du discours juridique que de la pratique judiciaire.

En effet, comme la référence aux règles du droit et de l'équité consti- tue un concept juridique flou, il est intéressant d'examiner d'une part les types d'argumentation et de rationalité qu'utilise la doctrine pour lui conférer un contenu sémantique précis, et d'autre part, les différen-

1 Nous entendons par système juridique un ensemble de normes, d'institutions et de pratiques judiciaires, interdépendantes les unes des autres, instituées et organisées de façon-à former un ensemble cohérent, relativement autonome des déterminations éco- nomiques, que nous appellerons instance juridique.

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12 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

tes modalités concrètes qu'emprunte la jurisprudence pour attribuer un sens déterminé à un concept indéterminé.

Cela pose un problème capital qui sera au coeur de notre recherche : comment fonctionne un système légaliste ? Comment peut-il s'ouvrir au social, à ses fluctuations et à ses innovations tout en restant fidèle aux prémisses légalistes et conforme à sa logique formaliste ? A quel type de rationalité se réfère-t-il poùr se déployer de manière cohérente ? Et, de fait, quel espace d'autonomie assigne-t-il au juge pour exercer son pouvoir d'appréciation ? Comment fonctionne la décision du juge à l' inté- rieur de l'institution judiciaire ? De quelles contraintes souffre-t-elle et de quelle liberté jouit-elle?

Par ailleurs, comme la référence aux «règles du droit et de l'équité»

postule l'intégration de l'équite dans la légalité, l'absorption d'un con- cept chargé de connotations morales dans un système légaliste positi- viste, il devient dès lors intéressant d'examiner comment ce système assimile des éléments qui lui sont exogènes voire de prim' abord antino- miques.

Avec quelle sorte d'argumentation fonctionne-t-il? et, partant, quel type de discours juridique produit-il ?

Notre hypothèse est que l'institution d'une ouverture du système juri- dique à son environnement socio-politique peut fonctionner comme un mode de verrouillage assurant au système juridique une dialectique d'ouverture

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fermeture, d'innovation

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reproduction.

L'ouverture permettrait l'adaptation et l'innovation du système juridi- que, la fermeture assurerait la stabilité et la pérennisation du système juridique; et ce, par un mode de verrouillage spécifique que nous nous proposons dès lors de cerner par l'analyse.

Si tel était le cas et si notre hypothèse était fondée, le binôme « règles du droit et de l'équité», loin d'être- comme il est présenté tradition- nellement en droit - une disposition légale subsidiaire, deviendrait alors un principe régulateur qui permettrait l'adaptabilité du système juridique.

Si cette perspective de recherche nous semble méthodologiquement per- tinente et opératoire, c'est parce que la même disposition prise isolé- ment, de manière juridiste, paraît mineure, alors que insérée dans le système juridique, elle s'avère révélatrice du fonctionnement de la glo- balité du système, éclairant ainsi sa logique interne, ses modalités d' adap- tation, ses mécanismes de résistance et de fermeture, bref, son mode d'auto-reproduction.

Concrètement, cela nous amène à examiner le cadre doctrinal ainsi que la charpente institutionnelle dans lesquelles se déploie le pouvoir d' appré- ciation du juge.

Pour ce faire, nous entendons nous démarquer de l'exégèse juridique,

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INTRODUCTION 13 de la casuistique du juridisme positiviste, pour tenter de dégager par l'analyse le fonctionnement du système juridique helvétique à partir de la doctrine et de la jurisprudence qui relèvent de l'art. 4 CC.

C'est pourquoi nous commencerons par focaliser notre regard autour des différents discours tenus sur l'exercice du pouvoir d'appréciation du juge.

- Discours du législateur, tout d'abord. Il s'agira, en un premier temps d'examiner la genèse de l'article 4

ces,

en rétablissant pour ainsi dire sa généalogie. Ce qui nous amènera à cerner les horizons intellectuels qui ont marqué la genèse ou l'enfantement de cet article. L'éclairage de l'art. 4 par son histoire nous conduira, ensuite, à restituer le proces- sus de sa verbalisation juridique en rendant compte des différentes déter- minations qui ont présidé à sa rédaction.

- Discours de la doctrine, ensuite. Il s'agira d'interroger la doctrine sur sa perception des normes fixées par le législateur quant à l'exercice du pouvoir d'appréciation du juge.

Partant de cet examen, nous relèverons les contraintes qui régissent l' acti- vité du juge dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation. Il s'agit des contraintes explicites, ces contraintes que la doctrine elle-même recon- naît comme endiguant, canalisant l'activité du juge. De fait, nous dépouil- lerons ces contraintes en étudiant ce qu'elles couvrent en réalité, ainsi que les modalités de leur fonctionnement, afin de dégager par l'analyse dans quelle mesure ces contraintes affichées ne coiffent-elles pas d'autres déterminations voilées qu'il importe de révéler.

- Discours du juge, enfin. Nous confronterons le discours de la doc- trine quant au pouvoir d'appréciation du juge, à la pratique judiciaire en examinant de manière systématique et critique la jurisprudence qui se réfère à l'art. 4 CCS. Cette confrontation du discours de la doctrine avec celui de la jurisprudence est d'une grande importance car elle per- mettra:

en premier lieu, de révéler si le juge a besoin ou non de se référer con- crètement à l'art. 4 CC pour exercer son pouvoir d'appréciation. En second lieu, comment le juge procède pour exercer son pouvoir d'appré- ciation ? En un troisième lieu, examiner s'il y a concordance ou déca- lage entre le discours de la doctrine et celui de la jurisprudence.

Ce qui nous conduira dans la seconde partie de notre ouvrage à cher- cher à identifier et à caractériser les différentes rationalités qui compo- sent le discours judiciaire quant à l'appréciation du juge, pour cerner leur fondement théorique.

C'est dans cette perspective que nous nous interrogerons d'abord sur les rapports du juge à la loi dans le cadre de l'exercice de son pouvoir d'appréciation.

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14 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

Ensuite, nous mettrons l'accent sur les conséquences de la nécessaire insertion du juge dans l'institution judiciaire sur ses décisions. Dans quelle mesure la décision du juge est-elle l'effet d'un pouvoir d'appréciation autonome ou au contraire une simple parole instituée ? Ce qui nous amè- nera en dernier lieu à préciser le statut de l'équité dans la décision judi- ciaire, et à examiner chemin faisant les fonctions et les enjeux des valeurs dans le discours judiciaire.

Cette optique nous démarque ainsi de l'examen positiviste traditionnel en droit, puisque nous entendons ne pas nous borner à isoler le pouvoir d'appréciation du juge pour l'examiner. Bien au contraire, nous essaye- rons de le mettre en relation avec son environnement sociologique et institutionnel, avec son en-deçà historique et son au-delà éthique et culturel.

C'est ainsi que partant de l'équité, ce concept de prim' abord désuet et anachronique, nous nous proposons d'éclairer la spécificité du système juridique suisse en étudiant sa manière d'intégrer ce concept à connota- tion morale dans le formalisme du droit positif.

C'est pourquoi nous avons qualifié notre ouvrage d'essai sur le pouvoir d'appréciation du juge.

Essai à plusieurs titres :

1) Au plan de l'objet d'abord. Cette recherche est un essai dans la mesure où elle entend rompre avec l'exégèse positiviste qui atomise fallacieuse- ment son objet pour le cerner par l'analyse, le réifiant ainsi, tel un donné chosifié et inerte, croyant que la vérité de l'objet se trouve exclusive- ment dans l'objet lui-même. Bref, nous entendons rompre avec le juri- disme naïf qui explique le droit par le droit.

Toutefois, rompre avec le positivisme ne signifie pas en faire table rase mais le dépasser en bénéficiant de ses acquis. C'est pourquoi à l'instar d'une démarche positiviste, notre objet est bien délimité :il s'agit d'une disposition légale spécifique, à savoir l'art. 4 CCS. Néanmoins, nous nous refusons à clôturer cet objet pour nous faciliter la tâche. Bien au contraire, notre souci sera de mettre en relation la disposition légale avec le système juridique global et par delà celui-ci avec l'environnement socio- culturel dans lequel elle baigne.

De sorte que, réifiée de manière positiviste, cette disposition légale paraît mineure, marginale voire subsidiaire au système du droit positif global.

Alors que mise en relation avec sa matrice historique, son cadre institu- tionnel et son environnement culturel, cette même disposition révélera de multiples enjeux que nous nous proposons de cerner par l'analyse.

2) Au plan de la méthode, cette recherche se veut aussi un essai. Nous rendrons compte des différents discours tenus sur l'art. 4 CC en resti- tuant de manière analytique et comparative les discours législatif, doc- trinal et judiciaire.

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INTRODUCTION 15

Cela nous amènera à focaliser notre regard autour du discours judiciaire que cette disposition autorise. Pour ce faire, nous n'hésiterons pas à faire des emprunts aux sciences humaines (histoire, sociologie, philosophie,

... ) pour mieux éclairer notre propos.

Cependant, il ne s'agit pas d'une approche pluridisciplinaire qui cumule les acquis des différentes sciences humaines à propos d'un objet d'étude déterminé, mais plutôt d'une approche que nous qualifions de transdis- ciplinaire dans la mesure où nous traverserons pour ainsi dire les diffé- rentes approches scientifiques complémentaires pour ne retenir que ce qui est directement pertinent et opératoire dans notre analyse.

Il s'agit somme toute d'une démarche plurale qui consiste concrètement à opérer des va-et-vient entre l'approche juridique classique et celle des différentes sciences humaines relevant de notre propos. Ces éclairages théoriques seront dès lors assimilés à l'analyse juridique elle-même et utilisés dans la perspective d'une meilleure compréhension de la nature et du fonctionnement du pouvoir d'appréciation dans le discours judi- ciaire.

3) Plurale, cette démarche s'inscrit dans une perspective que nous vou- lons méta-dogmatique.

En effet, nous entendons tourner le dos à la dichotomie schématique qui enferme le débat juridique contemporain, à savoir dans quelle opti- que appréhender le droit : de manière interne ou externe 2.

Les termes du débat nous semblent mal posés. Ici, il sera question d'une démarche ambivalente qui conjugue dans la même opération les deux perspectives, interne et externe.

Le dilemne de ce débat interne - externe nous semble aboutir à une impasse conceptuelle. En effet, s'enfermer dans la perspective interne, c'est tomber nécessairement dans le dogmatisme juridiste; adopter une perspective externe, c'est quitter la démarche juridique avec sa rigou- reuse technicité interne pour produire un discours sur le droit et non un discours de droit. C'est tenir un discours sur le discours juridique, bref, c'est élaborer une philosophie du droit, c'est-à-dire un système con- ceptuel appliqué de l'extérieur au droit. Ce qui n'est pas notre perspective.

Alors que la perspective interne réduit l'opération juridique à une sim- ple technique juridique et alors que la perspective externe situe l'opéra- tion réflexive en dehors du champ du droit et réduit l'opération juridique

2 Pour apprécier l'enjeu et les différentes implications de ces 2 approches méthodolo- giques du phénomène juridique, cf. l'importante publication de Jean-François Perrin, Quelles« vérités» pour une théorie de la pratique judiciaire ? RIE], 1982, 8, pp. 33-64.

A cet égard, je tiens à exprimer ici ma dette intellectuelle au Professeur Jean-François Perrin que je remercie vivement aussi bien pour les conseils d'ordre épistémologique que pour le soutien amical et constant qu'il m'a manifesté lors de la rédaction de cet ouvrage.

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16 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

à une spéculation sur le droit, une perspective méta-dogmatique et plurale constituerait ce que l'on pourrait appeler avec Amselek une « technolo- gie» juridique, c'est-à-dire une théorie de la technique juridique. Cette théorie de la technique juridique se situe en même temps à l'intérieur et à l'extérieur du droit, permettant à l'opération juridique d'être d'une part conforme au plan méthodologique à la rigueur de la technique juri- dique et aux questions que celle-ci se pose, et d'autre part d'être simul- tanément dotée des outils conceptuels empruntés aux différentes réflexions sur le droit, fussent-elles non juridiques 3.

Il s'agit d'enrichir l'opération juridique en cassant les frontières tradi- tionnelles qui placent le droit en dehors des sciences humaines.

Concrètement, cette perspective nous amènera à effectuer le va-et-vient suivant : partir des questions que pose la dogmatique juridique tradi- tionnelle pour chercher leurs réponses en dehors de la dogmatique. Puis, interroger cette même dogmatique à l'aide des questions qui provien- nent d'un ailleurs épistémologique, des sciences humaines annexes.

Ce qui aboutit à une complexification de l'opération juridique en con- juguant les questions classiques au droit avec les réponses extra-juridiques, et les questions extra-juridiques avec les réponses juridiques.

Et c'est par ce jeu de miroirs que nous chercherons à éclairer les diver- ses facettes du pouvoir d'appréciation du juge.

3 Précisons que cette démarche nous fait courir le risque d'allourdir notre propos en multipliant les renvois bibliographiques et en recourant à la citation en guise de preuve à l'appui.

Ce risque nous semble néanmoins inévitable :en effet, comment rendre compte de l'état de la question sans restituer les termes du débat dans leurs nuances, dans leurs diversi- tés, et sans donner la parole à ceux qui. se sont penchés sur l'un ou l'autre des aspects

qui relèvent. de notre propos ? ,

Inévitable, ce risque s'accompagne, en outre, d'un corollaire qui nous semble positif au plan épistémologique : dessiner à chaque fois le profil de l'état de la question nous permet non seulement de ne pas occulter les termes du débat; mais bien plus de démon- trer au lecteur sur quoi s'articule notre discours analytique, sur quoi il se fonde, par quoi il se valide.

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CHAPITRE I

PROLEGOMENES :

LE POUVOIR D'APPRÉCIATION DU JUGE DANS UN ETAT DE DROIT:

LE TRIPLE ENJEU DE LA PROBLÉMATIQUE

« C'est au Législateur, c'est au rédacteur des Loix à n'en pas laisser les termes équivoques. Quand ils le sont; c'est à t'équité du Magistrat d'en fixer le sens dans la pratique. Quand la Loi a plusieurs sens, il use de son droit en préférant celui qu'il lui plaît: mais ce droit ne va point jusqu'à chan- ger le sens littéral des loix et à leur en donner un qu'elles n'ont pas; autrement il n'y auroitplus de Loi. La question ainsi posée est si nette qu'il est facile au bon sens de prononcer ... » 1.

La rédaction d'un code est toujours le produit de la conjugaison des idées d'une époque avec les attentes d'une société. Le droit fait partie de la configuration d'un imaginaire social, il explicite les principes d'organi- sation d'une société. Il est en quelque sorte l'emblème d'une culture avec ses stéréotypes, ses mythes, ses idéologies, ses institutions et ses croyances.

C'est la manifestation cristallisée de la combinaison d'un voulu social avec une conjoncture historique. C'est l'« Ersatz» institué d'une col- lectivité spécifique, dans la mesure où il représente de manière norma- tive ses horizons d'attente.

Loin d'être une émanation naturelle qui s'auto-valide, un allant-de-soi, il est une fabrication culturelle.

C'est dans ce cadre-là que nous allons nous interroger sur la présence d'un pouvoir d'appréciation du juge dans le droit.

Phénomène qui semble de prim'abord marginal lorsque l'on sait que la forme la plus accomplie du droit est d'être une réglementation pré-établie, générale et abstraite régissant des rapports entre sujets de droit égaux contenant formellement tout le devoir-être juridique. C'est ainsi que des dispositions réservant un pouvoir d'appréciation semblent aller à l' encon- tre de cette conception puisqu'elles mettent en oeuvre un tout autre pro- cédé. Il s'agit en effet d'un processus d'habilitation où l'application de

1 J.J. ROUSSEAU, Lettres écrites de la montagne, 8• lettre, in Oeuvres complètes, III, p. 861, Paris, Gallimard, 1968.

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18 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

la disposition légale est loin d'être la simple mise en oeuvre d'un syllo- gisme juridique effectué à partir d'une norme générale et abstraite que le juge se doit de concrétiser.

Bien plus, une telle disposition laisse incontestablement au juge une marge de liberté. Son pouvoir d'appréciation lui impartit un pouvoir spécifi- que et certain qu'il importe de cerner par l'analyse.

Pourtant, à y regarder de plus après, nous avons constaté que la pré- sence de dispositions renvoyant au pouvoir d'appréciation du juge n'est pas un phénomène aussi marginal que l'on pourrait penser; au contraire, il devient de plus en plus récurrent.

D'où une foule de questions qui se posent à l'esprit du juriste : Quel est l'enjeu de ces dispositions dans un système légaliste ? Sont-elles le symptôme d'une faillite de la légalité ?

Sont-elles au contraire le témoignage de la propension tentaculaire du droit moderne qui ambitionne de gérer par ses normes tous les domai- nes de la vie sociale en complexifiant ses manières d'appréhender les rapports humains et en diversifiant ses modalités juridiques de déploiement ?

1. Pouvoir d'appréciation et principe de la légalité

Traditionnellement, le pouvoir d'appréciation du juge a toujours été envi- sagé par opposition au système légaliste.

Pouvoir d'appréciation et légalité sont deux conceptions juridiques anta- gonistes renvoyant à deux échelles de valeurs incompatibles.

En effet, à la lumière de l'analyse historique, il s'avère qu'au plan de leur succession diachronique, cet antagonisme se résoud de la manière suivante : le système légaliste succède au pouvoir d'appréciation.

L'appréciation avec la connotation de pouvoir arbitraire que l'on ratta- che à cette notion, de pouvoir illimité constituait le principe de gouver- nement dans un système monarchique.

Le monarque absolu, dont l'expression archétypale se manifeste avec Louis XIV(« l'Etat, c'est moi») était libre de tout droit, et n'avait aucune limite. Il dominait de manière arbitraire suivant les fluctuations de sa libre appréciation.

Dans cette tradition absolutiste, la libre appréciation est synonyme de pouvoir discrétionnaire, c'est une manifestation de la puissance person- nelle qui n'a pas de limite, l'appréciation équivaut alors à l'arbitraire.

En réaction à ce règne de l'arbitraire, l'Etat de droit, avec le principe de légalité comme corollaire, remplace le « government by men » par un « government by law ».

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PROLEGOMENES 19 L'Etat de droit n'est pas né de toutes pièces avec la révolution fran- çaise; celle-ci n'a fait que marquer l'aboutissement du processus qui a constitué l'Etat de droit, processus dont la date de naissance se situe déjà au seuil des Temps Modernes.

De manière allégorique et narquoise, W. Leisner dessine l'enjeu et la portée de ce changement : « après l'enfer du Pouvoir arbitraire et le pur- gatoire du gouvernement contrôlé, l'existence pure de la Règle de droit signifie le paradis juridique. En cette troisième Rome du Droit, les déci- sions ne sont plus actes de volonté individuelle mais plutôt émanation d'une volonté générale antérieure qui se combine avec la volonté d'appli- cation d'aujourd'hui dans un résultat essentiellement dévolontarisé. Le Pouvoir n'est d'autre chose qu'exécution subordonnée, réalisation de ce qui doit être selon les normes. Et ces normes sont si peu concrètes, de par leur essence, que l'on ne saurait les qualifier d'impératives. L'ordre (« Befehl ») est mort, vive l'ordre (« Ordnung ») ! » 2.

La légalité s'est constituée comme un contre-pouvoir à l'arbitraire. Le principe de la légalité implique une subordination de l'Etat au droit : le droit est censé limiter l'exercice de sa puissance; l'activité des orga- nes étatiques est réglementée et encadrée par les normes juridiques. En d'autres termes, le principe de légalité stipule le lien de tous les organes étatiques aux règles de droit, à un double point de vue : ce principe impli- que, en effet, non seulement une légalité formelle, fixant les normes de compétences de chacun des organes étatiques, répartition résultant de

2 WALTER LEISNER, L'Etat de droit, une contradiction ? , Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, p. 66.

J Cf. à cet égard la polémique au sujet de la paternité de cette théorie accordée à Mon- tesquieu:

- Michel Troper estime que la théorie de la séparation des pouvoirs a été posée abusi- vement comme « vérité scientifique dont Montesquieu aurait été l'inventeur » (MICHEL TROPER, La séparation des pouvoirs et l'histoire constitutionnelle française, Paris, LGDJ,

· 1973, p. 109). Il s'agit là, pour Troper, d'une« conception essentialiste de la séparation

des pouvoirs » qui fige cette théorie en fixant son « acte de naissance », dont la pater- nité est rapportée à Montesquieu au lieu d'examiner sa genèse et de situer l'oeuvre de Montesquieu comme un des stades de cette évolution (ibid., p. 110).

- De manière plus radicale, Louis Althusser, suivant en ceci Charles Eisenmann - qui avait démontré déjà que la théorie de la séparation des pouvoirs «n'existait tout simplement pas chez Montesquieu» et que l'on trouve au contraire chez lui« une inter- férence des pouvoirs » (LOUIS ALTHUSSER, Montesquieu, ÙJ. politique et l'histoire, Paris, PUF, 1959, 5ème éd. 1981, pp. 100 et 102) - affirme que la théorie de Montesquieu a « engendré un véritable mythe dont les auteurs ont pris un certain nombre de formu- les isolées ... pour lui prêter un modèle théorique purement imaginaire »(ibid., p. 100).

- Se plaçant du point de vue de la pratique effective de la séparation des pouvoirs, Michel Miaille écrit : en réalité, «telle ou telle fonction n'est ... jamais monopolisée par un organe mais ... au contraire plusieurs organes participent à la même fonction ».

De sorte qu'il n'y a pas « équilibre des pouvoirs mais déséquilibre » (MICHEL MliAILLE, L'Etat du droit, Presses universitaires de Grenoble, Maspéro, 1978, p. 216).

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20 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

la théorie de la séparation des pouvoirs 3, mais de surcroît une légalité matérielle qui détermine le contenu de l'activité des différents organes étatiques. Le principe de la légalité, on le voit, évacue tout pouvoir d'appréciation. Car l'appréciation va au-delà de la simple application du droit, elle implique une marge de liberté qui dépasse la simple concréti- sation automatique du droit positif, liberté que le principe de la légalité entend justement annihiler 4.

Cet antagonisme dans le temps entre l'appréciation et la légalité se dou- ble d'un antagonisme dans l'espace.

En effet, au XXèmesiècle, nous assistons à un nouvel antagonisme entre pouvoir d'appréciation et principe de légalité. Il s'agit de la polarisation Etat de droit- Etat despote 5, polarisation réactivée lors de ces derniè- res décennies par la référence aux droits de l'homme, en tant que ligne de démarcation géographique entre la minorité des Etats qui respectent les droits de l'homme et la majorité qui les bafouent, d'une part, et en tant que paramètre d'appréciation d'autre part.

L'Etat de droit se caractériserait par le règne de la loi qui limiterait son pouvoir; alors que dans l'Etat despote, le droit n'occuperait qu'une place mineure et la libre appréciation des gouvernants remplacerait le règne de la loi.

4 Dans le discours politique suisse, cet antagonisme entre appréciation et légalité fonc- tionne comme un présupposé, comme une donnée implicite. Est exemplaire, à cet égard, l'allocution de Kurt Furgler en 1975 où il déclare :«les composantes de tout ordre fondé sur l'idée de l'Etat de droit sont :

- la légitimité de la puissance publique. Est seul légitime le pouvoir que l'Etat exerce en s'appuyant directement ou indirectement sur la Constitution en tant que loi fonda- mentale;

- la limitation du pouvoir de l'Etat. Ce pouvoir a sa limite dans les droits fondamen- taux de la personne, tout particulièrement dans les libertés;

- l'égalité juridique. La liberté et la dignité de la personne doivent être respectés de manière égale pour chacun;

- le partage du pouvoir de l'Etat. Un pouvoir non partagé et non contrôlé conduit à l'abus. Le fait qu'il y a partage et que les diverses autorités contrôlent réciproque- ment leur action doit avoir pour effet de limiter l'exercice de la puissance publique et de contraindre au respect du droit;

- le principe de la légalité. Toute action de l'Etat doit être conforme à la loi, celle-ci est un instrument important au service de la liberté, de l'égalité et de la justice;

- la protection juridique. Il importe que le citoyen puisse, aussi en matière de droit public et administratif, faire valoir ses droits devant des tribunaux indépendants;

- la responsabilité des autorités. L'autorité qui abuse ou use sans droit de la puissance publique doit être appelé à en rendre compte;

- l'édification du droit dans des formes démocratiques. Le citoyen n'est vraiment libre que s'il peut contribuer à l'édification de l'ordre juridique auquel il est soumis (KURT FURGLER, La Suisse - un Etat de droit?, Documenta 2/1975, p. 23).

5 Cf. l'ouvrage de BLANDINE BARRET-KRIEGEL, L'Etat et les esclaves, Paris, Calmann Lévy, 1979.

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PROLEGOMENES 21

C'est avec pertinence que Blandine Barret-Kriegel souligne l'opposition entre l'Etat de droit et l'Etat despote :

«l'Etat moderne ... s'est placé sous le signe de la loi. ... Il ne peut y avoir de maintien de l'Etat de droit sans une morale de la loi librement acceptée et reconduite par la société » 6.

Dans l'Etat despote, au contraire, le système juridique disparaît : « l'idéo- logie, c'est bien connu, a horreur du vide. Aussi, lorsque le droit dispa- raît, un substitut prend sa place, ce n'est pas le politique qui a disparu et l'Etat qui a été abattu, ce sont les formes de la politique et de l'Etat qui se sont métamorphosées, c'est l'Etat despote qui s'installe» 7.

De sorte que, à la place du système juridique qui limite, réglemente, coor- donne et régit l'agir collectif, est instituée une« machine doxique »,c'est- à-dire une «machine à contrôler et à produire de l'opinion» B.

Dans sa réflexion sur le despotisme étatique, Nicos Poulantzas s'est préoc- cupé particulièrement de dégager l'opposition de l'Etat de droit à l'Etat autoritaire dont la forme la plus achevée est historiquement l'Etat fasciste :

«L'Etat d'exception, écrit-il, est caractérisée par une modification carac- téristique du système juridique, souvent thématisée comme distinction entre l'Etat de droit et l'Etat policier» 9.

Dans l'Etat de droit : « 1. Le droit règle l'exercice du pouvoir politique par les appareils d'Etat et l'accès à ces appareils, au moyen d'un système de normes générales, formelles, abstraites, strictement réglementarisées, fixées explicitement de façon à permettre la prévision ... le système juri- dique prévoit ainsi ses propres règles de transformation : c'est le rôle principal de la constitution .... 2. Le droit pose les limites de l'exercice du pouvoir d'Etat, c'est-à-dire de l'intervention des appareils d'Etat ....

Ces limites posées par le droit, sont également l'expression de la limita- tion du pouvoir de domination de classe par la lutte des masses popu- laires » 1 o.

Ainsi, dans un Etat de droit, c'est le droit qui réglemente l'exercice du pouvoir et le limite.

A l'inverse, dans un Etat autoritaire, «le droit ... ne règle plus : c'est l'arbitraire qui règne. Ce qui caractèrise l'Etat d'Exception, c'est non tellement qu'il transgresse ses règles, mais qu'il ne pose même pas ses propres« règles »de fonctionnement : au sens, entre autres, d'un système,

6 Ibid., pp. 81 et 22.

7 Ibid., p. 224.

s Ibid., p. 223.

9 NICOS POULANTZAS, Fascisme et dictature, Paris, Seuil-Maspero, coll. Points, p. 355.

10NICOS POULANTZAS, Fascisme et dictature, op. cit., pp. 356-357.

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22 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

c'est-à-dire d'un ensemble prévoyant- et permettant de prévoir- ses propres transformations. Le cas est particulièrement net en ce qui con- cerne l'Etat fasciste et la« volonté »du chef .... Cette absence de régle- mentation a aussi ses raisons : l'Etat d'exception ayant pour but, dans cette conjoncture, de rentabiliser la situation en réorganisant le rapport des forces, il se donne les moyens d'une intervention dans ce sens et d'une liberté d'action face aux forces en présence . ...

2. Le droit ne limite plus : c'est dans ce sens ... que l'on peut parler, pour l'Etat d'exception, d'un exercice« illimité» du pouvoir .... Ce qui importe ... ici, c'est que ces limites ne soient pas juridiquement fixées.

Cela prend la forme d'un droit ne posant plus de limites de principe entre le « privé » et le « public » : tout tombe virtuellement dans la sphère d'intervention étatique ....

Tout cela a des effets sur le rôle de la magistrature. Cette branche de l'appareil d'Etat est directement soumise à la branche ou à l'appareil dominant ... en raison de la transformation même du droit» 11.

C'est ainsi que l'Etat despote, cet Etat qui transcende la loi, se caracté- rise par l'absence de réglementation pré-établie de l'exercice du pou- voir, et surtout par un exercice illimité du pouvoir, l'Etat dominant selon sa libre appréciation, l'appréciation étant synonyme ici d'arbitraire.

Précisons néanmoins que l'Etat totalitaire s'accompagne d'une profu- sion de normes juridiques. Mais, celles-ci, loin de limiter le pouvoir éta- tique, légalisent l'arbitraire, entraînant ce faisant la « dégénérescence de la forme juridique » 12.

A ce propos, Danièle Loschak écrit : « Non seulement la diversité des règles en vigueur d'une institution à l'autre laisse à penser que leur con- tenu dépend autant de la volonté contingente et capricieuse de ceux qui les édictent que des nécessités concrètes de la vie de l'institution, mais chacune de ces règles est encore susceptible d'être interprétée et appli- quée de mille manières différentes qui offrent autant de prises à l'arbi- traire .... L'ordre juridique totalitaire organise l'asservissement et la soumission; il nie l'autonomie individuelle, écrasée sous le poids des con- traintes collectives; il élimine jusqu'à la notion même de droits subjec- tifs et ne connaît d'autre droit que le droit objectif. » 13

Dans ce débat autour de l'antagonisme entre la légalité d'une part et l'arbitraire de l'appréciation, d'autre part, il est fréquent dans la cons- cience occidentale d'assimiler l'Etat soviétique à un Etat sinon totali-

11 NICOS POULANTZAS, Ibid., pp. 357-359.

12 DANIÈLE LOSCHAK, Droit et non-droit dans les institutions totalitaires, in L 'institu·

tian, ouvrage collectif, Paris, PUF, 1981, p. 156.

13 Ibid., pp. 137 et 157.

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PROLEGOMENES 23

taire du moins à un Etat despotique d'un type inédit et dont la loi n'est pas conforme aux principes de la légalité. Hannah Arendt dégage son homologie avec l'Etat fasciste soulignant leur similitude totalitaire dans la mesure où l'Etat soviétique n'est pas limité par des normes juridiques et où le principe de gouvernement est, en dernière analyse, la libre appré- ciation des gouvernants.

Dans ces sillages, B.-H. Lévy en donne une facture polémique et décla- matoire dans son ouvrage important «Barbarie à visage humain» 14.

Toutefois, à la lumière de l'analyse du discours juridique soviétique, il s'avère que même si cette assimilation ne manque pas de fondements objectifs, elle procède par racourcis analytiques.

En effet, dan.s l'Etat soviétique, le principe de la légalité socialiste est affirmé formellement comme principe fondamental.

La Constitution soviétique de 1977 rappelle que« l'Etat soviétique et l'ensemble de ses organes fonctionnent sur la base de la légalité socia- liste ... » (art. 4).

L'affirmation du principe de la légalité socialiste n'est pas une acquisi- tion récente.

En effet, déjà dès 1922, le principe de légalité est établi en URSS, et même institutionnalisé puisqu'un décrêt (du 28 mai 1922) fondait un organe chargé de veiller au respect de la légalité : la Prokuratoura (art.

113-114 de la Constitution de 1936). Les agents de cet organe se pro- posent d'être de véritables gardiens de la légalité; à en croire les juristes soviétiques, il s'agit là d'une manifestation d'assurer en URSS le règne de la loi.

De surcroît, c'est pour un meilleur contrôle de la légalité qu'une Cour suprême est constituée déjà en 1924 :elle exerce un rôle parallèle à celui de la Prokouratoura dans la tâche de veiller au respect du principe de la légalité.

Nous le voyons, au plan strictement formel et juridique, en URSS règne nominalement 15 le principe de la légalité.

Ce qui l'oppose fondamentalement à l'Etat fasciste dans la mesure où, aux termes du discours juridique soviétique, c'est le droit qui réglemente et limite l'activité de l'Etat.

Toutefois, si l'Etat soviétique n'est pas assimilable à l'Etat fasciste, il n'est pas non plus un Etat de droit en dépit de sa proclamation de la

14 BERNARD-HENRY LÉVY, La barbarie à visage humain, Paris, Grasset, 1977.

1' Et ce, même si au plan de la réalité sociologique, c'est avec justesse que Zinoviev témoigne d'un vécu existentiel d'une« civilisation sans droits ». il écrit : « une socié dont le slogan est que les intérêts du peuple sont au-dessus des intérêts de l'individu est une société sans droits. Tout simplement »(A. ZINOVIEV, Les Hauteurs béantes, Lau- sanne, l'Age d'homme, 1977, pp. 441-442).

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24 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

légalité socialiste. Le droit ne limite pas le pouvoir étatique. Le principe de la légalité socialiste ne fonctionne pas dans un cadre de séparation des pouvoirs.

Au contraire, en URSS, il y a une hiérarchie des pouvoirs organisée selon le principe du centralisme démocratique (art. 3 Constitution de 1977).

Il est vrai qu'historiquement, en URSS, le centralisme l'a toujours emporté sur la démocratie; et la démocratie socialiste censée fournir un contenu réel à la démocratie formelle ne semble pas se dessiner à l'hori- zon. Si bien que l'exercice du principe de la légalité est la revendication majeure 'des dissidents soviétiques ainsi que celle des organismes des droits de l'homme.

Par ailleurs, la spécificité de la légalité socialiste est occultée par les enjeux idéologiques et se trouve dès lors mal connue en Occident. Elle est plus souvent objet de jugement de valeurs qu'objet d'analyse. Or, les juris- tes soviétiques aussi bien dans la période pré-staliniste, tels que Stuchka, Korovin, Pashukanis, que staliniste, tels que Vyshinsky, ou néo-staliniste, tels que Tunkin, affirment tous explicitement que la légalité socialiste est inédite et entend se distancer de la légalité de l'Etat de droit bourgeois 16. .

Pour eux, le principe de la légalité socialiste n'est pas statique.

Il n'est pas une catégorie réifiée, au-delà des changements sociaux.

Au contraire, il est un élément dynamique et actif dans le processus de transformation sociale.

A croire le discours juridique soviétique, le principe de légalité socia- liste emprunté à l'Etat de droit occidental change de nature du fait du contenu« prolétarien» qui lui a été conféré. Pour les Soviétiques, c'est un principe qui transcende le droit et qui lui est supérieur puisqu'il cons- titue sa matrice référentielle.

De sorte que si le principe de la légalité socialiste a été établi depuis 1922, affirmé dans la période staliniste, puis renforcé après le XXème Congrès, c'est qu'il est à la fois la référence et le moyen principiel qui permet de réaliser l'édification de la société communiste. Mais entre ce que dit le droit soviétique de lui-même et ce qu'il autorise en pratique, il y a un abîme.

2. Significations du pouvoir d'appréciation du juge

L'enjeu théorique majeur du pouvoir d'appréciation du juge nous amène à déterminer la nature d'un tel pouvoir et à examiner l'espace institu- tionnel que lui impartit le cadre légaliste.

16 Cf. notre ouvrage, DOMINIQUE MANAÏ, Discours juridique soviétique et interventions en Hongrie et en Tchécoslovaquie, Genève-Paris, Droz, 1980.

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PROLEGOMENES 25

En effet, autour de la problématique du pouvoir d'appréciation du juge se cristallise la question de la référence à ce qu'on appelle en droit des notions-cadres, ou des concepts juridiques flous, et ce, au sein même d'un système légaliste.

De sorte que l'on peut s'interroger si l'antagonisme entre libre appré- ciation et légalité (antagonisme dont nous avons retracé le cheminement dans le temps et la configt~ration théorique dans l'espace) ne s'estompe- t-il pas dans le système légaliste pour réconcilier les termes de la contra- diction en laissant place à un pouvoir d'appréciation au sein même d'un système légaliste qui en principe devrait le rejeter.

D'où l'importance, de l'étude des notions juridiques floues 17, puisque l'enjeu n'est rien de moins que l'examen de la nature du système léga- liste lui-même et de ses éléments constitutifs qui permettent, comme nous le montrerons, aussi bien son fonctionnement que sa reproduction.

Quel est donc le rôle de ces notions floues dans un système légaliste comme le nôtre ?

Sont-elles une entorse nécessaire à la légalité ? un phénomène marginal dans l'Etat de droit 18 ?

Ou au contraire - et ce sera notre hypothèse de recherche - le système légaliste pré-suppose-t-il l'emploi de ces notions en postulant l'existence de concepts-tampons qui permettraient l'articulation du juridique sur le méta-juridique dans sa diversité (morale, économique, social, politi- que, etc.).

Et si tel était le cas, dans quelle mesure ces notions floues constitueraient- elles des pièces maîtresses dans le dispositif juridique puisque ce serait par leur biais que des éléments non juridiques se trouveraient intégrés de manière harmonieuse dans le juridique lui-même.

17 Que d'aucuns appellent «concepts à texture ouverte» (H.L.A. Hart, Le concept de droit, Bruxelles, 1976, p. 159); sous l'influence anglo-saxone, Rials parle de« standards»

(S. RIALS, Le ;uge administratif français et la technique du standard, Paris, LGDJ, 1980);

en France, Maury utilise le vocable de « directives » (MAURY ]., Observations sur les modes d'expression du droit : règles et directives, Recueil d'études en l'honneur d'B. Lam- bert, 1938, t. I, p. 42); récemment, un groupe d'études stéphanois entend s'interroger sur la forme juridique des «notions cadres » (Groupe stéphanois de recherches criti- ques sur le droit, Pour une réflexion sur les mutations des formes du droit, Procès,

9/1982, pp. 5-39); en Suisse, sous l'influence allemande, les auteurs parlent générale- ment de «notions juridiques indéterminées » (unbestimmter Rechsbegriff).

En Suisse romande, J.-F. Perrin propose l'appellation« notions juridiques à contenu variable» (J.-F. PERRIN, Comment le juge suisse détermine-t-illes notions juridiques à contenu variable?, travaux Cetel n° 21, Genève, 1983). Les linguistes, pour leur part, utilisent un terme générique : les« notions floues» (E. MACKAAY, Les notions floues ou l'économie de l'imprécision, Langages, mars 1979, n° 53, pp. 33-50).

18 Porte-parole de tout ce courant de pensée, Lendi considère que l'appréciation du juge est toujours une « brèche », un « accident » dans un Etat de droit, une rupture dans un système légaliste, bref, une exception dans le roc de la légalité (cf. M. LENDl, Lega- litiit und Ermessenfreiheit, St. Galien, Stehle, 1960, p. 67).

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26 LE JUGE ENTRE LA LOI ET L'ÉQUITÉ

Ainsi, ces notions floues deviendraient-elles des notions stratégiques, permettant au système juridique de demeurer fidèle à ses prémisses, de fonctionner de manière stable tout en contenant des éléments d'ouver- ture qui rendent possible non seulement sa perpétuation mais aussi son adaptation aux innovations extra-juridiques imprévisibles par le système légal lui-même.

C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre pourquoi la théorie de la légalité s'assouplit et concède un pouvoir d'appréciation au juge en le réglementant.

Perspective qui nous oppose aux acceptions traditionnelles de la mise en oeuvre du droit que commente Perelman de la manière suivante : le système légaliste s'accompagne d'une « conception formelle de la jus- tice, à laquelle son formalisme même confère une structure logique, favo- risant la déduction correcte et plus particulièrement l'usage du syllogisme : ce qui vaut pour tous les éléments d'une catégorie s'applique à tel élé- ment de cette catégorie .... La machine est sans passion; on ne peut ni l'intimider, ni la corrompe, ni d'ailleurs l'apitoyer. Dura lex sed lex>> 19, Le pouvoir d'appréciation du juge n'est pas une simple opération logi- que. Et ce n'est pas sur le terrain de la philosophie du droit qu'il importe de le situer mais bien plutôt sur celui du fonctionnement réel du système légaliste.

Or, en l'occurrence, le principe de la légalité qui institutionnalise la domi- nation de la loi, où chaque organe étatique se trouve à la fois autorisé dans son activité juridique et en même temps limité par lui, s' accompa- gne en droit suisse du pouvoir d'appréciation du juge.

Certes, cette question du pouvoir d'appréciation a été souvent caracté- risée comme le cheval de Troie de l'Etat de droit 20, le pouvoir d' appré- ciation du juge surgissant subrepticement à l'intérieur même de la charpente légale d'un système qui devrait le bannir.

Toutefois, en l'espèce, le droit suisse a choisi explicitement de gérer les modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation (art. 4 CCS).

De sorte que, dans le cadre de la légalité, l'appréciation réglementée par des normes juridiques ne sera plus l'équivalent de l'arbitraire, d'une mani- festation de volonté illimitée, mais au contraire comme un assouplisse- ment inhérent au principe de la légalité.

19 CHAÏM PERELMAN, L'idée de justice dans ses rapports avec la morale, le droit et la philosophie, Annales de philosophie politique, Paris, PUF, 1959, pp. 126 et 129.

2

°

Cf. HANS HuBER, Niedergang des Rechts und Krise des Rechtsstaates, Festgabe für Z. Giacometti, 1953, p. 66.

(26)

PROLEGOMENES 27 3. Perceptions contemporaines du statut du juge

C'est ainsi que le système légaliste suisse qui dessine la place au pouvoir d'appréciation du juge modifie le statut que confère traditionnellement le légalisme au juge.

Il l'altère en le complexifiant. D'où la nécessité d'une réflexion sur le statut du juge en tant qu'agent dynamique d'un dispositif capable d'être fidèle aux déterminations du passé tout en étant ouvert aux injonctions et aux postulations du présent.

Ailleurs, en dehors de la Suisse, le carcan légaliste traditionnel qui empri- sonne le juge dans une tour d'ivoire qu'on voudrait indépendante de ses déterminations sociales semble se lézarder.

Et le statut du juge n'intéresse plus exclusivement les juristes. Aussi assistons-nous à cet égard, à de violentes polémiques qui font couler beau- coup d'encre et situent le débat sur plusieurs terrains.

Au plan de la légalité, Nicolas Herpin constate : « la loi ne fixe plus, ou plus exactement, fixe de plus en plus malles limites de son application . .. . L'arbitraire dont dispose chaque magistrat s'en accroit d'autant.

L'appréciation de chaque affaire ... constitue un pouvoir dont le fon- dement est de moins en moins clair .... Sur quoi se fonde l'autorité de l'application de la loi, s'il est vrai que la loi ne saurait fonder sa propre interprétation ? >> 21.

A son tour, Salvatore Seneze constate que le cadre légaliste qui fixe le statut du juge ne peut assumer l'inéluctable engagement social du juge.

Certes, écrit-il, le juge se trouve face à une « règle de droit à laquelle ... (il) est soumis et qu'il doit appliquer>>.

Toutefois, il lui est« impossible de cerner cette règle, d'apprécier les faits dans un engagement culturel à l'égard des réalités de notre temps.

Et, comme toute activité culturelle, cette réflexion ne débouche pas sur des certitudes mathématiques : elle implique une tension constante, une confrontation permanente des différents point de vue>> 22.

Dans les sillages de Seneze et traitant pourtant d'un autre système léga- liste, Walter Leisner considère que le système légaliste est en faillite et qu'il laisse place à l'arbitraire:<< c'est ... dans ce Pouvoir d'application que s'installe une nouvelle crypta-forme du Pouvoir arbitraire. La règle de droit est à la merci de l'interprète .... Il n'y a pas un pas de la norme à l'application, il y a un abîme, et un abîme de principe. Celui qui l'applique fait bien plus qu'une oeuvre d'interprète. Il réunit la prévision à la réa- lité, il re-crée la norme selon ses besoins. L'Etat de Droit a institution-

21 NICOLAS HERPIN, L'application de la loi, Paris, Seuil, 1977, p. 26.

22 SALVATORE SENEZE, Indépendance et pluralisme dans l'Italie républicaine, Monde diplomatique, juin, 1981, p. 16.

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