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L'idée du livre

DOLVECK, Franz

DOLVECK, Franz. L'idée du livre. In: Uhlig, M. ; Rohde, M. Belles Lettres: Les figures de l'écrit au Moyen Âge = Figurationen des Schreibens im Mittelalter. Colloque fribourgeois 2017. Wiesbaden : Reichert, 2019. p. 49-63

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:144259

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Extrait de Belles lettres : les figures de l’écrit au Moyen Age / Figurationen des Schreibens im Mittelalter, éd. Marion Uhlig et Martin Rohde, Wiesbaden, 2019

(Scrinium Friburgense, 44), p. 49-63.

[Par rapport à la version imprimée, la note liminaire a été ajoutée et la n. 9 a été mise à jour.]

L’IDÉE DU LIVRE *

L’importance que l’Occident médiéval attache au livre est telle qu’il est difficile de l’exagérer, et difficile d’en dire des choses originales ; il n’est guère moins banal de dire que le livre médiéval répond dans l’immense majorité des cas à une exigence de nature esthétique. Il y a certes un monde entre un ouvrage de luxe, doré et enluminé à toutes les pages, produit pour quelque prince laïc ou ecclésiastique, et le carnet d’un étudiant, à peine rehaussé de lettrines rubriquées qui, d’ailleurs, n’ont pas toujours été réalisées ; mais le principe reste le même. Les manuscrits vierges de toute décoration et de toute mise en forme sont des exceptions rarissimes, et n’ont jamais vocation à durer ou à être divulgués1.

Que la recherche esthétique existe et même fasse partie de l’essence du manuscrit médiéval est un fait : à cette époque, il est au sens propre inconcevable que la lettre puisse n’être pas être belle. J’ai voulu savoir quel était le statut de cette beauté de la lettre, quels rapports entretient la matérialité du livre avec le monde des idées. Ces rapports peuvent a priori prendre deux formes : soit la théorie influence la pratique, et dans ce cas la conception du livre, la mise en page, la mise en texte, sont la traduction d’un certain nombre de principes et de règles ; soit la pratique est jugée porteuse de sens et se voit reconnaître, même si c’est après coup, une capacité à expliquer le monde.

Les pages qui suivent portent sur les sources latines. Elles exposeront les déceptions causées par ce qui est, je crois, la première chose qui vient à l’esprit d’un codicologue lorsque l’on parle de « sym- bolisme » ; elles présenteront ensuite les systèmes complets d’allégorie du livre que je connaisse ; et traiteront enfin plus particulièrement d’exégèse : on verra que, paradoxalement, c’est la partie la plus concrète de l’exposé.

I

Pour autant que l’on puisse en juger, si l’on met à part l’enluminure et la miniature, la réalisation du livre, au moyen âge, est quelque chose d’absolument empirique. Il existe des usages, dont certains sont universels, mais aucune règle, et à plus forte raison aucune règle justifiée par des considérations autres que pratiques. Un vieux débat de codicologues l’illustre bien : c’est celui des proportions remar- quables dans la construction du livre médiéval. Ce n’est pas le lieu d’en faire un exposé complet ; dans le monde académique, la question est associée aux travaux de Léon Gilissen, à partir des années sep- tante, mais elle est déjà traitée, quoique sous une forme peu scientifique, environ vingt-cinq ans plus tôt par Jan Tschichold, typographe surtout connu du grand public pour être à l’origine de la maquette

* Au moment d’écrire cette communication, Gellrich, Jesse M., T he idea of the book in the Middle Ages. Language theory, mythology, and fiction, Ithaca – London 1985, m’avait échappé. Le pastiche du titre est involontaire et mon propos est radicalement différent de celui de J. Gellrich.

1. On peut s’en tenir au cas le plus fameux, celui des autographes de T homas d’Aquin : connu pour sa scriptura illegibilis, T homas n’a jamais eu d’autre ambition que d’écrire vite et à l’économie, et ce qu’il écrivait de sa main n’avait aucune raison d’être conservé une fois la « belle copie » réalisée. Son écriture était illisible même pour ses contempo- rains : Pelzer, Auguste, Note sur les autographes de saint T homas d’Aquin à la Bibliothèque Vaticane, dans : Revue philoso- phique de Louvain 53 (1955), pp. 321-327, voir 323, n. 9.

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des Penguin Books2. Convaincus, quoique pour des raisons un peu différentes, que l’esthétisme de la mise en page médiévale reposait sur des choix précis et conscients, ils cherchent l’un et l’autre des proportions remarquables dans la construction de la page (ou, plus exactement, de l’ouverture, verso et recto face à face), avec plus ou moins de fondements. Il est admis aujourd’hui, d’une part, que la mise en page médiévale (et moderne, du reste) ne repose que sur des systèmes empiriques et que ces derniers ne dérivent leur autorité que de la tradition et de leur commodité pratique3. D’autre part, il est démontré qu’il est quasiment impossible de ne pas utiliser, même involontairement, une propor- tion remarquable — ou, pour dire les choses de manière plus cynique, qu’il est presque impossible, moyennant une marge d’erreur minime, de ne pas trouver une proportion remarquable dans la mise en page d’un manuscrit quel qu’il soit.

Ainsi, les choix (notamment esthétiques) liés à la réalisation d’un manuscrit ne reposent que sur deux principes : la tradition et la commodité. Pourquoi les manuscrits carolingiens tendent-ils souvent au format carré ? La seule réponse que l’on peut y apporter est : par imitation des formats antiques.

C’est un effet de mode, au même titre que, par exemple, l’usage des quinions au lieu des quaternions dans les manuscrits humanistiques italiens, par imitation de l’usage grec. Pourquoi revient-on peu à peu, après le ixe siècle, au format rectangulaire ? Apparemment, parce qu’il permet un usage plus rationnel des peaux, et donc s’avère plus économique. Pourquoi, d’ailleurs, le quaternion s’impose-t-il, sauf l’exception mentionnée ? Parce que c’est la solution conciliant le mieux la simplicité (le moins de plis possible) et l’économie d’efforts (le maximum de feuillets que l’on peut coudre ensemble sans que l’épaisseur ne soit problématique)4.

La constante la plus absolue de la mise en page occidentale consiste à décaler le miroir d’écriture vers le haut et vers l’intérieur du manuscrit. Quelle raison peut-il y avoir à cela, et surtout quelle raison assez forte pour que l’on ne cherche jamais à procéder autrement ? On s’accorde à dire que c’est un moyen de protéger l’intégrité du texte, en le copiant le plus loin possible des parties manipulées du volume et des bords des peaux de parchemin, qui se retrouvent systématiquement en gouttière et en queue : les pliures, qui correspondent aux parties intérieures des peaux, se retrouvent inévitablement au dos, mais aussi (et ce n’était pas inévitable) en tête : jamais, avant une époque très récente, une pliure ne figure en queue. Seul cet argument de pragmatisme puis de tradition est susceptible d’être reçu. Giorgio Montecchi a évoqué l’idée que ce soit un moyen de donner une troisième dimension au texte par une illusion de perspective5 : que des artisans ou des théoriciens humanistes aient pu s’apercevoir du phénomène paraît probable mais, avant « l’invention » de la perspective, c’est invrai-

2. Principalement : Gilissen, Léon, Prolégomènes à la codicologie (Les publications de Scriptorium 7), Gand 1977, 2e partie (La mise en page), pp. 123-237, et Tschichold, Jan, T he form of the book. Essays on the morality of good design [trad.

de Ausgewählte Aufsätze über Fragen der Gestalt des Buches und der Typographie, Basel 1975], London 1991, qui regroupe des articles dont le plus ancien date de 1940. Voir peut-être surtout Consistent correlation between book page and type area, pp. 36-64 (publ. orig. 1962). La synthèse la plus récente et la plus complète sur toute la question (je lui dois beaucoup, et partage ses conclusions) est Maniaci, Marilena, Ricette e canoni di impaginazione del libro medievale. Nuove osservazioni e verifiche, dans : Scrineum 10 (2013), pp. 1-48, qui renvoie à toute la bibliographie utile.

3. La remarque vaut aussi pour les mises en page (modernes) réellement faites à partir de proportions remar- quables : au fond, le seul apport de ces proportions est que les recettes qui en découlent sont faciles à mettre en place et à mémoriser parce qu’elles reposent sur l’usage des instruments de géométrie.

4. Le fait que les peaux se vendent normalement par multiples de quatre est une autre cause possible, mais on peut se demander en fait quelle est la cause et quelle la conséquence : on fabriquait des quaternions bien avant que le parchemin ne soit mis en marché. Une synthèse sur la question dans Agati, Maria Luisa, Il libro manoscritto da oriente a occidente. Per una codicologia comparata (Studia archaeologica 166), Roma 2009, pp. 172-174.

5. Montecchi, Giorgio, La disposizione del testo nel libro antico, dans : I dintorni del testo. Approcci alle periferie del libro, atti del convegno internazionale, Roma 15-17 nov. 2004, Bologne 18-19 nov., éd. par Santoro, Marco, et Tavoni, Maria Gioia (Biblioteca di Paratesto 1), Roma 2005, pp. 191-205, voir 202 (cité par Maniaci [note 2], p. 13, n. 32). Dans le titre de G. Montecchi, il faut comprendre antico comme simplement « ancien ».

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semblable (ou inconscient, ce qui revient au même). C’est pourtant l’usage exclusif ; par conséquent, si les humanistes le perpétuent, c’est par tradition avant d’être (éventuellement) par choix théorique6.

Mais, malgré tout cela, l’intention esthétique, qui assure la permanence d’un canon indéniable quoique imprécis, reçoit au moins une fois une justification formelle, dans l’une des rares recettes de mise en page connues. C’est celle que donne Conrad de Mure, dans les années 1270, dans le De arte prosandi ; il faut toutefois préciser | qu’elle concerne non pas le livre mais le document épistolaire ou diplomatique, et le moins que l’on puisse dire est qu’elle est vague7 :

Sic quadranguletur ut latitudo longitudini respondeat convenienter, et ne latitudo nec longitudo modum debitum excedant et mensuram, sicut archa Noe in longitudine, latitudine, altitudine iussu Dei artificia- liter et proportionaliter composita fuit et compacta,

Que (la lettre) soit formatée de sorte que largeur et longueur aillent bien ensemble, et que ni largeur ni longueur n’excèdent la proportion et la dimension correctes, tout comme l’arche de Noé fut formée et assemblée avec art et proportion en longueur, largeur et hauteur, selon l’ordre de Dieu.

Cela n’implique nullement que les proportions à respecter doivent être celles de l’arche, qui sont inap- plicables : simplement que la mesure et la convenance des rapports font partie du plan de Dieu, et doivent être à ce titre recherchées8. Au fond, c’est une justification théologique à l’empirisme obser- vable partout.

II

Le livre a beau être une production empirique, il peut néanmoins être chargé d’une signification a posteriori, et devenir ainsi l’objet de métaphores ou d’allégories. Les systèmes un tant soit peu com- plets, c’est-à-dire où le livre est envisagé sous plus d’une de ses caractéristiques matérielles, sont rares ; mais puisqu’ils sont vraisemblablement indépendants les uns des autres et puisqu’ils s’accordent sur certains points qui n’étaient pas nécessairement évidents, on peut en déduire des considérations générales : premièrement, que le livre comme métaphore ou allégorie a un champ d’application très restreint ; et, deuxièmement que ces métaphores-allégories, même si elles ne vont que dans un sens, ne vont pas de soi : la gêne des auteurs se manifeste par des incohérences et des contradictions, mais aussi, dans l’un de ces cas, par des emprunts à une tradition hétérogène.

L’exemple le plus ancien qui me soit connu est peut-être plus tardo-antique que médiéval. Il figure dans une « homélie » qui semble constituer un pastiche de l’homélie De paenitentia de Laurent de Noves, qui est antérieure au viiie siècle, et, peut-être, a été produite dans les milieux hellénophones de Rome9. L’homélie porte sur la pécheresse repentie qui oint les pieds du Christ en Luc 7, assimilée

6. Il vaut la peine de noter que l’un des humanistes les plus diserts en fait de mise en page, Sigismondo Fanti, ne fait rien d’autre que donner une recette, qu’il ne motive absolument pas : Montecchi, Giorgio, Le dimensioni del libro secondo la T heorica et Pratica di Sigismondo Fanti, dans Id., Il libro nel Rinascimento. Saggi di bibliologia, 2 t. (I libri di Viella 11 et 48), Roma 1994-2005, t. I, pp. 93-107.

7. Ce même passage est également cité par Maniaci (note 2), p. 6 ; Kronbichler, Walter, Die Summa de arte prosandi des Konrad von Mure, Zürich 1968, « De forma carte et scriptura », pp. 62-63. Noter également chez Conrad, p. 166 (et suivantes), des réflexions sur le rapport entre écriture et sceau : Sicut enim hominem duo perficiunt, corpus et anima, sic et litteram duo perficiunt, virtus verborum, que se habet ad modum anime, et sigillum, quod se habet ad modum corporis. Conrad insiste à partir de cela sur la nécessité d’utiliser son propre sceau (et non celui de son maître).

8. Les données « techniques » sur l’arche sont en Gen. 6, 14-16, mais la Bible ne parle pas explicitement de l’har- monie de leurs proportions ; je pense que Conrad le déduit du parallèle établi par Augustin entre les proportions de l’arche et celles du corps humain (Civ. 15.26), tellement célèbre qu’il doit être une évidence au moyen âge. Sur l’arche et ses représentations médiévales, voir Lezzi, Maria Teresa, L’arche de Noé en forme de bateau. Naissance d’une tradition iconographique, dans : Cahiers de civilisation médiévale 148 (1994), pp. 301-324, étude qui dépasse largement le cadre de l’iconographie annoncé par son titre.

9. J’ai découvert cette « homélie » en effectuant les recherches préparatoires à la présente contribution. La situer correctement aurait représenté ici une digression démesurée ; j’ai donc publié à part le texte réédité ainsi que ce que j’ai pu reconstituer de son histoire et de sa fortune, et me permets d’y renvoyer : Dolveck, Franz, Laurent de Noves pastiché ?

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en Occident à la Madeleine. Le texte vient de parler des plaignants qui font usage d’un avocat ou d’un intermédiaire judiciaire, et poursuit ainsi10 :

Sed hoc non facit anima christiana. Anima autem christiana quacumque tribulatione vel temptatione fuerit involuta, habens intra se fidem, intrat continuo in palatium cordis sui, et in spelunca pectoris sui collocat sibi dignum consistorium, ubi faciat sibi chartam conscientiam suam, stilum gemitum et lacri- mas atramentum. […] Facta est ipsa sibi iudex et advocatrix, posuit se ante faciem suam. Aspexit chartas suas, atramento iniquitatis conscriptas : aperuit foeditatem suam, agnovit male lubricatam vitam suam, Mais ce n’est pas ce que fait l’âme chrétienne. L’âme chrétienne, au contraire, quelles que soient les épreuves ou les tentations où elle se trouve plongée, ayant en soi la foi, entre immédiatement dans le palais de son cœur, et elle s’établit un juste consistoire dans la caverne de son sein, pour y faire de sa conscience son papier, de ses gémissements sa plume, et son encre de ses larmes. […] Elle s’est éta- blie son juge et son avocate, elle s’est exposée à ses propres yeux. Elle a examiné ses papiers, copiés à l’encre de l’iniquité : ella a révélé sa turpitude, reconnu la mauvaise pente de sa vie.

Dans ce contexte judiciaire, le livre est la marque paradoxale de l’objectivité : ce qui s’y trouve écrit, fait de larmes et de gémissements, est le résultat d’un examen de conscience. Le livre, c’est la vérité de l’âme. Cette signification générale est claire, mais il faut noter aussi ce qui va devenir une constante, si j’ose dire : c’est l’inconsistance de la métaphore. A la première occurrence, l’encre était les larmes, à la deuxième elle est devenue le péché ; à la première elle était la conséquence, à la seconde elle est la cause.

Cette homélie sur la pécheresse ne dépasse pas le stade d’une allégorie très simple, réduite à trois termes (support, instrument, encre) qui semblent aller de soi11. Cette | interprétation peu développée cède le pas devant deux tentatives nettement plus monumentales. Toutes deux sont du xiie siècle ; l’une est due à Pierre de Celle, et l’autre à Etienne de Tournai.

Pierre de Celle, successivement abbé de Montier-la-Celle, abbé de Saint-Remi de Reims puis évêque de Chartres, où il meurt après deux ans d’exercice, en 1183, est l’un des grands prédicateurs de son temps, et son rôle est suffisamment important dans l’histoire de la spiritualité pour que Jean Leclercq lui ait consacré un livre entier12. Il serait probablement mieux connu si ses sermons bénéfi- ciaient d’une édition critique : même en sachant qu’ils sont dès l’origine peu formatés, puisque Pierre le dit lui-même13, je ne suis pas certain que le texte que nous lisons soit toujours bien authentique. Le sermon 26, qui est le cinquième pour l’Annonciation, repose sur un lemme tiré d’Isaïe, 8.1, Summe tibi librum grandem, et scribe in eo stilo hominis : Velociter spolia detrahe, cito praedare, « Prends un grand livre, et écris-y du stylet d’un homme : Hâte-toi de prendre les dépouilles, prends vite le butin »14. Le livre, c’est la Vierge : sa confection est longuement détaillée, avec une attention particulière portée

dans : Revue bénédictine 129 (2019), pp. 85-98. Le passage que je cite est dans les deux premiers paragraphes de l’homélie.

10. Je traduis charta par « papier » et stilus par « plume » malgré l’anachronisme ou l’impropriété pour conserver un langage ordinaire.

11. On les retrouve sans lien de parenté chez Antoine de Padoue, lorsqu’il commente l’apparition du Christ à saint T homas ; le passage figure deux fois chez Antoine, quasiment dans les même termes, dans le sermon pour le dimanche in albis (dans l’octave de Pâques, 5.11) et dans celui pour l’Ascension (4.9), que je cite : Dicit Dominus in Isaia [49.16] : In manibus meis descripsi te. Nota quod ad scribendum tria sunt necessaria : charta, atramentum et penna. Manus Christi fuerunt quasi charta ; sanguis, quasi atramentum ; clavi, quasi penna. Descripsit ergo Christus nos in manibus suis propter tria.

Primo, ut Patri scilicet vulnerum cicatrices quae pro nobis sustinuit ostenderet, et sic eum ad misericordiam invitaret. Secundo, ut nostri numquam oblivisceretur, unde ipse dicit in Isaia [49.15-16] : Numquid oblivisci potest mulier infantem suum, ut non misereatur filio uteri sui ? Et si illa oblita fuerit, ego tamen non obliviscar tui. Ecce in manibus meis descripsi te.

Tertio, quales scilicet esse et quid credere debeamus scripsit in manibus suis. Noli ergo esse incredulus, o T homa, o christiane, sed fidelis [Ioh. 20.27].

12. Leclercq, Jean, La spiritualité de Pierre de Celle (1115-1183) (Etudes de théologie et d’histoire de la spiritualité 7), Paris 1946. Il mentionne d’ailleurs le sermon dont je vais parler, pp. 28-29.

13. Epist. 167, citée ibid., p. 24 ; Jean Leclercq parle souvent du style, étrange surtout dans les sermons, de Pierre de Celle : voir surtout pp. 26-30 et 52-58.

14. Le texte est à lire en PL, t. 202, col. 718-720.

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successivement à la préparation du parchemin, à l’encre et à la reliure ; le « stylet d’homme », c’est le Christ. Il mérite un excursus ; Pierre en signale des caractéristiques qu’il ne développera pas :

Scribe in eo stylo hominis, alto propter divinitatem, mediocri propter animam, humili et pedestri propter carnem simul assumptam. In hoc stylo attende alteram extremitatem acutam, alteram planam, medieta- tem vero rectam et tractabilem. [PL 202.720a]

Ecris-y du stylet de l’Homme, haut pour sa divinité, médiocre pour son âme, humble et modeste pour la chair qu’il assume aussi. Remarquez que ce stylet a une extrémité pointue, une autre plate, et que sa partie centrale est droite et préhensile.

L’absence de développement traduit en partie, à mon avis, que l’auteur ne sait guère que faire de ces caractéristiques, mais, surtout, il faut noter que le stylet qu’il décrit est un « véritable » stylet, c’est-à- dire un instrument servant à écrire sur des tablettes de cire, et pas du tout sur les feuillets de parche- min qu’il a longuement décrits, et auxquels je viens maintenant.

La préparation du parchemin est ce qui a le plus intéressé Pierre de Celle : cela représente à peu près le tiers du sermon, il est vrai très bref.

Hunc librum, de membranulis primi hominis originali propagatione extractum, tamquam pellem mor- tui animalis contactu et contractu originariae culpae hispidam, quattuor illae cardinales virtutes, id est Prudentia, Iustitia, Fortitudo et Temperantia, invisibili scriptori scilicet Spiritui Sancto praeparaverunt, radendo, leniendo, regulando et scribendo. Omnes namque pilos, de peccato Adae pullulantes in carne eius mortali, perfecte Fortitudo fomitem peccati debilitando erasit, usque ad novissimum quadrantem otiosi verbi et resolutae cogitationis. [PL 202.718a-b]

Ce livre, produit à partir des peaux du premier homme du fait de la génération originelle, est comme la peau d’un animal mort, hirsute au toucher pour avoir contracté la faute originelle. Sous la direction d’un copiste invisible, le Saint-Esprit, ce sont les quatre vertus cardinales, Prudence, Justice, Force et Tempérance, qui l’ont préparée : elles l’ont épilée, poncée, réglée et copiée. En effet, tous les poils, qui recouvraient sa chair mortelle à cause du péché d’Adam, la Force les a éliminés à la perfection en anéantissant le foyer du péché, jusqu’au dernier sou d’une parole frivole et d’une pensée légère.

En un mot : c’est la Force qui élimine les poils de la peau, dont l’existence même et la multiplication est l’image du péché. Puis la Tempérance ponce la peau, tout comme c’est elle qui a libéré la Vierge de l’intempérance d’Adam — et l’on note au passage que Pierre de Celle ne croit pas en l’immaculée conception. Sans surprise, c’est la Justice qui s’occupe de régler le parchemin ; de manière plus sur- prenante, et sans explication de la part de l’auteur, c’est la Prudence qui écrit. De l’écriture il ne parle qu’en passant : il est plus intéressé par la décoration.

Superveniens quoque Spiritus Sanctus hanc scripturam illuminat, sumptis coloribus in cornu sublimi solii paternae sessionis, de quibus capita singulorum versuum, in humanis actionibus descriptorum, miraculis coruscantibus intitulat, ut semper in Iesu nostra fragilia regant divina opera. [PL 202.719a]

Alors intervient le Saint-Esprit, qui enlumine cette copie. Prenant ses couleurs à la corne (la gloire, le coin, l’encrier) du trône sublime où siège le Père, il en orne de miracles éclatants le début de chaque ligne, qui raconte des actions humaines, pour que de la sorte les ouvrages de Dieu régissent toujours en Jésus nos fragilités.

Cela implique, même si Pierre ne le dit pas explicitement, que l’écriture, qui est l’ordinaire du manus- crit, représente les fragilités qu’il évoque, donc ce qu’il y a d’humain en l’homme. Ce n’est plus exac- tement le péché que l’on trouvait chez Laurent de Noves, mais la notion est proche.

Etienne de Tournai a un parcours ecclésiastique en apparence assez similaire à celui de Pierre de Celle : lui aussi est deux fois abbé, de Sainte-Euverte d’Orléans puis de Sainte-Geneviève de Paris, puis évêque, de Tournai, de 1191 à 1203, mais cela cache une profonde divergence de tempérament : Pierre de Celle est un mystique, Etienne de Tournai est beaucoup plus terre-à-terre. Je m’intéresse à lui pour un sermon — encore une fois — datant sans doute de son second abbatiat, entre 1176 et 55

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1191, puisqu’il est consacré à sainte Geneviève15. C’est un sermon qui commence de | manière plutôt banale : le lemme est commun, Proverbes 31.10, Mulierem fortem quis inveniet ? Procul et de ultimis finibus pretium eius, « Qui trouvera une femme forte ? Elle est plus précieuse que ce qui s’apporte de l’extrémité du monde », et le prédicateur en fait un commentaire mot à mot que l’on pourrait trouver chez n’importe qui. Le discours s’épuise vers les deux tiers, puisque tout le lemme a été traité, mais ce qui aurait pu être la conclusion ouvre sur tout autre chose :

Talis est domina nostra, et ipsa est patrona nostra. Hec omnia recitantur in libro vite ejus, vite virginee, doctrine sue, discipline nostre. Hunc librum ipsa conscripsit et formavit, et operata est consilio manuum suarum [Prov. 31.13].

Telle est notre souveraine, qui est aussi notre patronne. Toutes ces choses sont exposées dans le livre de sa vie, de la vie d’une vierge, livre de sa doctrine, livre de notre règle. Ce livre, elle l’a copié et fabriqué elle-même, et elle a travaillé suivant le conseil de ses mains.

Dès lors commence quelque chose d’entièrement neuf, quasiment un deuxième sermon, où « l’ou- vrage de ses mains » est décrit en détail.

Cette soudaine allégorie livresque n’est pas nécessairement aussi gratuite qu’il n’y paraît. Sainte Geneviève a normalement pour attributs, durant tout le moyen âge, un cierge et un livre16 ; l’époque moderne y ajoutera le mouton et en fera une bergère, par assimilation « syncrétiste » à Jeanne d’Arc.

Le cierge est parfaitement expliqué : il fait référence à un miracle de la sainte dont le cierge, éteint par une tempête alors qu’elle se rendait à un office nocturne, se rallume sous l’effet de sa prière. L’érudi- tion moderne explique le livre, de manière un peu faible, comme un symbole de foi et de prière : mais pourquoi est-il représenté systématiquement, alors qu’il n’a rien de très caractéristique ? Si l’on met en parallèle cette insistance de l’iconographie et l’importance soudaine que donne Etienne de Tournai au livre de sainte Geneviève, il | me paraît fondé de supposer l’existence d’un récit ou d’un épisode perdu ou inconnu de nous où ce livre tenait une place de premier plan.

Je passe sur le parchemin idéal qu’utilise sainte Geneviève : il n’est pas issu d’animaux morts mais de la mortification de son propre corps ; et ses feuillets sont sans défaut. Sans surprise, ils forment des quaternions, au nombre de quatre, qui épuisent le symbolisme du chiffre : évangiles, vertus car- dinales, affections humaines (joie et douleur, espoir et crainte), dimensions spirituelles (d’après Eph.

3.18, longueur, largeur, hauteur, profondeur). Sans surprise non plus, c’est la regula caritatis qui assure la réglure des feuillets par de nombreux traits, parce que multa sunt caritatis precepta in diversitate ope- ris, « nombreux sont les préceptes de la charité dans la diversité des œuvres ».

Je laisse là aussi de côté la question de l’encre pour y revenir plus tard, et m’arrête plus particuliè- rement sur deux points. Le premier touche à la copie :

15. C’est le numéro 3 dans une série de sermons pour le propre des saints (la Vierge exclue) à lire dans Sch- mauch-Bleny, Roselyne, Edition de seize sermons d’Etienne de Tournai, th. pour le dipl. d’archiviste paléographe, Paris 2006, dactyl. ; résumé dans Ecole des chartes, positions des thèses…, Paris 2006, en ligne : <www.enc-sorbonne.fr/fr/posi- tions-these/edition-seize-sermons-etienne-tournai>. Je remercie vivement R. Schmauch d’avoir mis à ma disposition l’ensemble de son travail, qui représente à peu près tout ce qui existe aujourd’hui sur Etienne de Tournai — hélas, cette thèse n’a pas été publiée. Etienne était également poète, aspect peu connu d’un personnage qui ne l’est pas beaucoup plus ; son seul poème rythmique connu, une « vision » sur la naissance d’un fils à Jupiter et Junon, vient d’être réédité : Kindermann, Udo, Ein Spiel mit dem Bildungskanon um 1150, dans : Mittellateinisches Jahrbuch 49 (2014), pp. 299-318.

16. Dubois, Jacques, et Beaumon-Maillet, Laure, Sainte Geneviève de Paris (Saints de tous les temps), Paris 1982, ch. 3,

« Sainte Geneviève dans l’art », pp. 125-161. Plus récemment, voir Lanzuela Hernández, Joaquina, Sainte Geneviève dans l’art du moyen âge au XVIIIe siècle, dans : Studium 11 (2005), pp. 117-134, mais je n’en perçois pas l’originalité par rap- port au précédent. On trouve une collection impressionnante d’enluminures de sainte Geneviève, avec les sources en général bien indiquées, sur une présentation « Sainte Geneviève éducatrice » de Noëlle Pernot, disponible à l’adresse

<slideplayer.fr/slide/1154434/>. La plus ancienne représentation connue est la statue qui figurait au portail de l’ancienne abbaye, et qui date du premier quart du xiiie siècle (aujourd’hui au Louvre) ; sainte Geneviève y tient déjà et le livre et le cierge.

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Ex parte exteriori cartarum, que frequentius ab ymbre celestium gratiarum irrigatur, et a lumine veri solis illustratur, scribuntur ad dilectionem Dei pertinentia ; ex parte interiori, que carnem animalem respicit et tangit, precepta ad dilectionem proximi spectantia. […] Unde et iudei dicuntur scribere deca- logum legis in exteriori parte cartarum, quasi in ea que sit et ymbribus mundata, et sole illuminata et siccata. In interiori autem parte involucri sive rotuli sui nichil scribunt, tanquam ea pars immunda sit, et intestinis et stercoribus propinqua et annexa, non iudicantes verbum Domini in inmunda membrana debere scribi.

Sur le côté extérieur des feuillets, celui qui est baigné par la pluie des grâces célestes et éclairé par la lumière du soleil véritable, c’est ce qui concerne l’amour de Dieu qui est copié ; sur le côté intérieur, qui est du côté de la chair de l’animal et est en contact avec elle, c’est ce qui concerne l’amour du prochain. […] C’est pour cette raison que, dit-on, les juifs copient le décalogue de la Loi sur le côté poil des feuillets, c’est-à-dire sur celui qui est purifié par les pluies et éclairé et séché par le soleil.

Sur le côté chair du volume, ou rouleau, en revanche, ils ne copient rien, parce que, selon eux, cette partie est impure à cause du voisinage et du contact des entrailles et des excréments ; et ils estiment que l’on ne doit pas écrire la parole du Seigneur sur un parchemin impur.

Le second touche à l’instrument d’écriture :

Penna qua scribitur in libro est recta intentio. Iudei calamo scribunt, qui de terra nascitur. Ipsi enim terrena superquerunt, litteram sequentes que occidit, et non Spiritum qui vivificat ; nam et de terrenis tantum, non de celestibus facte sunt eis promissiones. Nos vero, quibus celestia promittuntur et eterna, penna contemplationis ad superna volare debemus : ideo non calamo terreno, sed pluma ad superiora volanti, id est intentione recta, et subtili, et spirituali uti debemus in scriptura nostra.

La plume par laquelle on écrit dans le livre est l’intention droite. Les juifs écrivent au calame, qui naît de la terre. Eux, en effet, ce sont les choses de la terre qu’ils recherchent par-dessus tout, suivant la lettre qui tue, et non l’Esprit qui vivifie ; car du reste elles concernent la terre seulement et non le ciel, les promesses qui leur ont été faites. Mais nous, à qui le ciel et l’éternité ont été promis, nous devons nous envoler de l’aile de la contemplation : par conséquent, ce que nous devons utiliser pour écrire, ce n’est pas le calame terrestre, mais la plume qui s’envole, c’est-à-dire l’intention droite et légère et spirituelle.

Etienne puise à des sources juives dont, à ma connaissance, on ne trouve aucune trace dans les docu- ments latins chrétiens. La réglementation très précise qui régit la copie de la torah liturgique, la sefer torah, s’est constituée et a été transmise dans divers traités, et elle est substantiellement invariable tout au long de l’ère chrétienne : il n’y a pas de différence notable entre une sefer torah copiée au moment de la destruction du Temple et une copiée de nos jours17. La sefer torah est un rouleau, qui doit contenir la totalité du Pentateuque. Ce rouleau est copié théoriquement sur un matériau qui s’appelle klaf et qui, dans la mesure où il est tanné, n’est pas à proprement parler un parchemin. La copie s’effectue bien officiellement, comme le dit Etienne, sur le côté poil ; la raison en est simple : le côté chair d’un cuir tanné est impropre à la copie18. Je ne suis pas en mesure de dire si l’explication

« juridique » qu’en donne Etienne — le côté poil est kascher, parce que lavé et à l’air libre, le côté chair est passoul parce qu’en contact avec la chair et les entrailles — est authentique, mais elle me paraît cré-

17. Sur la sefer torah en général, voir Stern, David, T he Jewish Bible. A material history, Seattle 2017, surtout le ch. 1,

« T he Torah Scroll », pp. 11-61. Il est pourtant peu disert sur les prescriptions concernant la copie, et les différents traités ne sont, sauf erreur, traduits dans aucune langue que je connaisse. On trouve plus d’informations dans Sirat, Colette, Les rouleaux bibliques de Qumrân au moyen âge. Du livre au sefer tora, de l’oreille à l’œil, dans : Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 135 (1991), pp. 415-432, quoique la problématique soit surtout archéologique.

Voir aussi Ead., Du scribe au livre. Les manuscrits hébreux au moyen âge, Paris 1994, passim.

18. Le klaf est en principe bien un cuir tanné, ce qui le distingue radicalement du parchemin (mais en Orient on tend à tanner aussi légèrement le parchemin, brouillant ainsi la frontière, et tous les auteurs modernes ne sont pas très au fait de ces aspects techniques) ; en revanche, si, par licence (apparemment généralisée en Europe : Stern [note 17], p. 36), c’est du parchemin qui est utilisé, tout change : je ne crois pas qu’il soit possible d’enrouler un parchemin le côté poil à l’intérieur, ce qui implique que c’est forcément sur le côté chair qu’il faut écrire. L’exposé sur les supports de la sefer torah le plus précis que j’aie trouvé est Zerdoun, Monique, « La sainteté étendue aux matériaux », ch. 2 de La conception du livre chez les piétistes ashkénazes au moyen âge, éd. Sirat, Colette (Histoire et civilisation du livre 23), Genève 1996, pp. 65-80, voir pp. 68-71 ; une présentation plus simple dans Sirat, Du scribe au livre (note 17), pp. 66-69.

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dible. Ce qu’il faut noter surtout, c’est l’impropriété des éléments qu’il utilise : il ne semble pas avoir conscience que les rouleaux opisthographes (copiés des deux côtés) sont rarissimes, pour des raisons pratiques évidentes, et son idée de ne pas copier la même chose dans un codex selon que l’on copie sur un côté chair ou sur un côté poil, à ma connaissance, n’est jamais traduite dans les faits.

La manière dont Etienne explique pourquoi les juifs utilisent le calame et les chrétiens la plume est ingénieuse. L’usage du calame a en effet disparu en Occident au moyen âge, et l’on copie systéma- tiquement à la plume — y compris les manuscrits hébreux non liturgiques, d’ailleurs19. Et, en effet, les traités sur la sefer torah | mentionnent explicitement le calame comme instrument d’écriture adéquat.

Cependant, cette prescription n’est plus vraiment suivie au moyen âge : en milieu ashkénaze au moins, on copie à la plume. Dès lors, on peut se demander d’où provient cette culture si livresque d’Etienne de Tournai ; on ne connaît pas de sources latines (écrites) qu’il pourrait utiliser, mais en sens inverse il serait surprenant qu’un rabbin lui ait transmis des informations qui ne correspondaient plus aux usages.

Quoi qu’il en soit, le fait qu’Etienne emprunte des éléments de son interprétation allégorique du livre à la tradition juive, et non sans impropriété, révèle un phénomène déjà noté : l’interprétation allégorique du livre n’est pas un phénomène normal pour la pensée médiévale chrétienne ; elle est sys- tématiquement malhabile, impropre, et, dans le cas d’Etienne, est obligée de recourir à des éléments hétérogènes, qui ne font pas partie de la culture de son auditoire ni de son lectorat.

III

En revanche, il est un point pour lequel une tradition interprétative est bien établie, relativement constante, et particulièrement développée : c’est l’encre. Pour rappel, il existe sommairement deux types d’encre au moyen âge : l’atramentum, qui est le terme normal pour désigner l’encre en latin classique, est une encre au carbone, en général faite à partir de noir de fumée. C’est une encre non corrosive, mais qui a pour propriété d’être effaçable. L’autre type, c’est l’encre métallo-gallique, faite à partir de tanin. Elle est corrosive pour le papyrus ou le papier, et ne peut être ôtée qu’en grattant le support. On l’appelle encaustum (parfois incaustum), mot qui désigne normalement de la peinture à l’encaustique, c’est-à-dire à la cire. Il est attesté au sens d’encre dès la fin de l’Antiquité — plus précisé- ment, c’est une encre spéciale, de couleur pourpre, à usage impérial — mais, en réalité, il ne prend son essor qu’à partir du moyen âge central, et finit par supplanter atramentum ; c’est de lui que dérivent les termes qu’utilisent les langues modernes, encre, inchiostro, ink, etc.

L’encre, parce qu’elle est noire en théorie (moins souvent en pratique), reçoit naturellement la charge symbolique de sa couleur, et le phénomène est sans doute facilité à date ancienne par la racine même du mot atramentum, d’ater, d’autant qu’en droit l’atramentum peut désigner toute substance noire ou foncée destinée à être appliquée sur un support. L’un des premiers emplois du mot avec une signification symbolique est chez Ambroise, dans l’Apologia David, 13.63, où il commente Col. 2.14 :

Apostolus ait quia donavit nobis peccata Dominus Iesus delens chirographum decreti quod erat contrarium nobis, et ipsum, inquit, de medio tulit affigens illud cruci. Delevit sanguine suo atramen- tum Evae, delevit obligationem hereditatis obnoxiae.

L’Apôtre dit que le Seigneur Jésus nous a remis nos péchés en effaçant la cédule du décret qui avait été porté contre nous, et il l’a, dit-il, annulé en le clouant à la croix. Il a effacé avec son sang l’encre, la noir- ceur, d’Eve, il a effacé la dette d’une faute héritée.

19. Le calame reste mentionné dans les sources littéraires, souvent comme une alternative à la plume, mais il semble que ce soit surtout un héritage linguistique de l’Antiquité, où c’était l’instrument, et donc aussi le terme, stan- dard. Cela explique qu’il demeure dans l’expression calamum in mente tingere, et c’est cette impropriété même qui doit expliquer que Pierre le Vénérable, Epist. 182, reformule le topos : quam cum scriberes, ut de illo tibi noto dictum est, non quidem calamum, sed pennulam in mente tinxisti. Cf. le compte-rendu d’Henri Silvestre au De gloria et honore Filii hominis super Mattheum de Rupert de Deutz édité par Hr. Haacke (CCCM 29) dans : Bulletin de théologie ancienne et médiévale 13 (1981), pp. 69-70, voir pp. 70-71.

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Puisque Ambroise ne ressent pas le besoin d’expliciter la métaphore, c’est qu’elle est évidente pour tous : l’encre d’Eve par laquelle était copiée la cédule du péché originel, cette encre, par sa noirceur, est l’image du péché, qui vient souiller la surface vierge du support d’écriture ; c’est le sens que l’on trouvait aussi dans l’homélie sur la pécheresse repentie, qui examinait les écritures laissées par ses fautes sur les pages de son âme ou de sa conscience. C’est l’interprétation traditionnelle, résumée, pour prendre un exemple parmi bien d’autres, chez Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris dans le deuxième quart du xiiie siècle, et prédicateur prolifique, dans le sermon 44 du commun des saints20 : Spurcicia peccati incaustum est, et cor peccatoris pargamenum, « la souillure du péché est l’encre, et le cœur du pécheur est le parchemin », interprétation qu’il justifie ensuite par Jérémie 17.1 : Peccatum Iuda scriptum est stilo ferreo in ungue adamantino, exaratum super latitudinem cordis eorum, et in corni- bus ararum eorum, « Le péché de Judas est écrit avec une plume de fer et une pointe de diamant : il est gravé sur la table de leur cœur et sur les coins de leurs autels ».

La métaphore d’Ambroise évoque pour nous l’alternance du rouge et du noir dans les manuscrits ; étonnamment, cependant, c’est quelque chose qui n’est jamais vraiment exploité, ni par Ambroise ni par d’autres. Augustin s’en sert à des fins d’ironie, lorsqu’il dénonce les erreurs et l’argumentation sophistique de Julien d’Eclane, C. Iul. 3.13.26 (PL 44.715d) : Puto quod ipsum libri tui atramentum erubescendo convertetur in minium, « je crois que l’encre même de ton livre, à force de rougir, se chan- gera en vermillon ».

En particulier, j’espérais trouver, en préparant la communication ici retranscrite, quelque chose qui évoquerait voire justifierait un phénomène massif et bien connu dans l’histoire de la décoration du manuscrit médiéval : le passage d’une alternance entre le rouge et le vert (parfois entre le rouge, le vert et l’ocre, mais on peut supposer que l’ocre disparaît surtout parce qu’il ressort peu sur le parche- min) à une alternance entre le rouge et le bleu, qui se développe au xiie siècle et s’impose sans partage ensuite. Mais je n’ai rien trouvé ; Michel Pastoureau établit que le goût pour le bleu se développe soudainement à la même époque et s’impose dans les mêmes conditions ; mais il signale également explicitement qu’il n’en a trouvé ni la raison ni un quelconque commentaire dans les textes21.

Toutefois, Guillaume d’Auvergne a évoqué la symbolique des couleurs présentes dans les manus- crits, et le passage semble avoir échappé aux spécialistes. Dans son sermon 75 du commun des saints, Guillaume commente un passage de la seconde Epître aux Corinthiens que l’on va retrouver, 3.1-3 :

Incipimus iterum nosmetipsos commendare ? aut numquid egemus (sicut quidam) commendatitiis epis- tolis ad vos, aut ex vobis ? Epistola nostra vos estis, scripta in cordibus nostris, quae scitur, et legitur ab omnibus hominibus : manifestati quod epistola estis Christi, ministrata a nobis, et scripta non atramento, sed Spiritu Dei vivi : non in tabulis lapideis, sed in tabulis cordis carnalibus.

Commencerons-nous de nouveau à nous recommander nous-mêmes ? ou aurions-nous besoin, comme quelques-uns, de lettres de recommandation envers vous, ou de vous ? Notre lettre, c’est vous : lettre écrite dans notre cœur, reconnue et lue de tous les hommes ; vous avez démontré que vous êtes la lettre du Christ, fruit de notre ministère, lettre écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant ; écrite non sur des tables de pierre, mais sur les tables charnelles du cœur.

Voici ce qu’en dit Guillaume22 :

Lex Dei non atramento scribitur nec arundine proprie, licet signa eius describantur, sed Spiritu Dei vivi, quasi digito Dei et gratia eius velut incausto. […] Incaustum illud multos habet colores, scilicet aureum in caritate, lazurium in spe, rubicundum in pacientia et pietate.

La loi de Dieu n’est pas à proprement parler écrite à l’encre et au calame, bien que les lettres qui la forment soient véritablement inscrites, mais à l’Esprit du Dieu vivant, comme du doigt de Dieu et avec sa grâce en guise d’encre. […] Cette encre a de nombreuses couleurs, l’or dans la charité, le bleu dans l’espérance, le rouge dans la patience et la dévotion.

20. Guillelmus Alvernus, Opera homiletica, éd. par Morenzoni, Franco, 4 t. (CCCM 230), Turnhout 2010-2013, t. IV (CCCM 230c), p. 155.

21. Pastoureau, Michel, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris 2000, pp. 80-83.

22. Ed. cit. (n. 20), p. 265.

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Il ne va pas plus loin, mais les interprétations des couleurs sont trop rares pour que celle-ci puisse rester non signalée.

Ces questions exégétiques reposent sur une très bonne connaissance des caractéristiques des encres. Ainsi, l’atramentum fait l’objet d’une analyse précise dans le commentaire de T homas d’Aquin à la deuxième Epître aux Corinthiens (3.1.83), se rapportant au passage cité il y a un instant : la lettre a été écrite

non atramento, id est non admixta erroribus, sicut pseudo-apostoli ; non mutabilis et imperfecta, sicut vetus lex, quae neminem ad perfectum adduxit [Hebr. 7.19]. Nam atramentum nigrum est, per quod intellegitur error, et delebile, per quod intellegitur mutabilitas,

non à l’encre, c’est-à-dire non pas entachée d’erreurs, comme les faux apôtres ; non pas changeante et imparfaite, comme l’ancienne loi, qui n’a mené personne à la perfection. Car l’encre est noire pour signifier l’erreur, et délébile pour signifier le changement.

T homas écrit à une époque où toutes les encres utilisées sont métallo-galliques, donc non effaçables, mais il a une conscience très nette de ce qu’est l’atramentum, et lui donne ici son sens technique d’encre au carbone, (théoriquement) effaçable : de même | que l’encre est le péché, l’erreur, Dieu a le pouvoir de l’effacer du cœur de l’homme, et de produire ainsi un changement qui est aussi une conversion.

L’avènement des encres métallo-galliques va accroître la richesse de l’interprétation. Pierre de Celle comme Etienne de Tournai — avec d’autres dont les interprétations sont moins dévelop- pées — fournissent la preuve que, comme l’avait pressenti Monique Zerdoun Bat-Yehouda, avant le xiiie siècle, la noix de galle n’entre pas, ou du moins pas de plein droit, dans la composition des encres métallo-galliques23. Les tanins sont issus d’une source plus pauvre en matière première, mais allégo- riquement plus riche, identifiable à l’aubépine. Je cite Etienne de Tournai :

Incaustum quo littere iste scribuntur est recordatio peccatorum, sive consideratio presentium tribula- tionum. Conficitur enim incaustum ex spinis que et nigre sunt et acute : sic et peccata et tribulationes et nigra sunt per nubilum confusionis, et acuta per aculeum compunctionis. Quod spine peccata dicantur dicit Psalmista : Conversus sum in erumpna mea dum confringitur spina [Ps. 31.4]. […] Spine iste decoquuntur in fornace meditationis exardescentis ut ignis, bulliuntur in aqua primitive maledictionis […]. Distemperatur etiam super fervorem contritionis, infuso vino compunctionis, id est lacrimis compu- nctivis, infunditur incaustum istud in attramentario corneo.

L’encre avec laquelle ces caractères sont écrits est le souvenir des péchés ou la considération des épreuves présentes. En effet, l’encre est réalisée à partir d’épines qui sont noires et pointues : de même, les péchés et les épreuves sont à la fois noirs à cause du brouillard de la confusion et pointus à cause de l’aiguillon de la componction. Les épines sont les péchés, c’est le Psalmiste qui le dit : Je me suis tourné vers toi dans mon affliction, pendant que l’épine était broyée. […] Ces épines sont cuites dans le fourneau d’une méditation brûlante comme le feu, elles sont bouillies dans l’eau de la malédiction originelle […]. Cette encre est ensuite délayée alors que le vin de la componction, c’est-à-dire les larmes du regret, est versé sur la ferveur de la contrition, et elle est transvasée dans une corne qui sert d’encrier.

Le procédé qu’il décrit correspond précisément au processus de fabrication des encres galliques : l’écorce est mise à bouillir dans de l’eau jusqu’à réduction complète, et le résultat est dilué dans du vin — il manque encore le liant ; c’est donc une encre incomplète. Mais Etienne sait manifestement de quoi il parle.

Pierre de Celle donne des détails supplémentaires, l’ensemble étant pour lui objet d’une interpré- tation plus mystique, appliquée à la Vierge :

Iam manum ad scribendum apponit Prudentia, atramentarium et incaustum de spinis Davidici seminis in Genealogia Matthaei evangelistae, seu Lucae conficiens. Ubi residente in fundo malorum faece, super- natat pura bonorum gutta, recto tramite usque ad Virginem descendens, ut sicut de spinis rosa, sic oriatur de peccatoribus Virgo Maria. [PL 202.718d-719a]

23. Zerdoun Bat-Yehouda, Monique, Les encres noires au moyen âge (jusqu’à 1600) (Documents, études et répertoires publiés par l’IRHT), Paris 1983, p. 224.

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Alors la Prudence s’apprête à écrire, préparant l’encre à partir des épines du germe de David, dans la généalogie de Matthieu ou de Luc. On y trouve un dépôt qui est la lie des maux, et ce qui surnage est la goutte pure des biens, qui descend en ligne droite jusqu’à la Vierge, pour que, de même que la rose naît des épines, la Vierge naisse des péchés.

Ce qu’il décrit est aussi une encre métallo-gallique incomplète, dont il illustre bien le défaut : les tanins ne restent pas en suspension ; c’est une nouvelle confirmation que les encres du xiie siècle français sont sans liant.

Que conclure de tous ces éléments ? D’abord que l’interprétation symbolique, ou allégorique, ou mystique, de la matérialité du livre n’est pas véritablement un phénomène courant au moyen âge. A part pour l’encre, qui jouit d’un succès certain, les systèmes que l’on trouve sont soit incomplets, soit inconsistants, et la tentative d’Etienne de Tournai d’en faire quelque chose de plus approfondi l’oblige à aller puiser à des sources juives, donc étrangères à sa culture. Cependant, toutes ces tentatives sont unanimes à n’interpréter le livre que dans un seul sens. Il aurait pu être, par exemple, pris comme image de l’Eglise, ou de la société, en pensant au Livre de vie, ou bien en s’appuyant sur Isidore, Etym.

6.13.1 :

Codex multorum librorum est ; liber unius voluminis. Et dictus codex per translationem a codicibus arbo- rum seu vitium, quasi caudex, quod ex se multitudinem librorum quasi ramorum contineat,

Le codex est de plusieurs livres ; le livre est d’un seul rouleau. Et l’on parle de codex par dérivation de la souche des arbres ou des vignes, caudex, parce qu’il contient une multitude de livres qui sont une multitude de branches,

mais personne ne le fait, du moins dans les sources qui me sont connues. Le livre est toujours l’image de l’âme humaine, ou de la conscience : il traduit ce qu’il y a de plus intime à l’humanité, et ce qui fait qu’elle est à l’image de Dieu. Le paradoxe est que, en général, le processus par lequel ce livre vierge au départ est copié, comme l’âme nue peu à peu se charge du poids de ses actions, tend à être négatif : les médiévaux peinent à se débarrasser de la connotation négative de l’encre, et, par conséquent, puisque l’âme chargée de péchés est une âme mauvaise, ils se retrouvent contraints d’exalter implicitement l’absence d’encre, c’est-à-dire, logiquement, l’absence de texte. Mais, au-delà de ces considérations symboliques, ces textes livrent aussi un enseignement très concret : tous les scribes que nous avons vu décrits, à part Dieu, sont des femmes : la pénitente repentie de Luc, la Vierge, sainte Geneviève. Ne serait-ce pas un document utile à l’histoire des pratiques féminines des lettres, du livre et de la copie au moyen âge24 ?

24. Je remercie Pierre Chambert-Protat de sa relecture et des remarques qu’elle lui a suscitées.

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