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Chapitre 1. Étudier et assister les étrangers aux frontières

2. Participer en observant

2.3 Zones d’opacité, zones de visibilité

La présence en zone d'attente en tant qu'intervenant n'implique pas systématiquement la possibilité de voir ce qui s'y passe. Cette participation introduit à un parcours qui doit chercher à négocier en permanence avec les zones de visibilité et d'opacité qui agencent le terrain. En effet, ce qui permet d’accéder au terrain en limite par ailleurs l’observation d’un point de vue pratique. Étant un acteur clairement situé dans le dispositif (et contre lui), je n’avais pas accès à une série de lieux, tels que les locaux de la police par exemple. Il fallait, d’autre part, considérer l’absence de distance et les contraintes spatiales et temporelles qu’imposent l’action à l’observation.

Dans ce contexte, l'enquête de terrain suppose au préalable de comprendre la dynamique administrative et juridique de construction de la zone d'attente pour

cartographier ces zones d'opacité et de visibilité, qui sont la conséquence, mais aussi les conditions des enjeux de contrôle et de résistance. Comment identifier en effet les pratiques et les lieux à observer lorsque ceux-ci sont le fruit d'une construction juridique ambiguë? Il s'agit donc de se situer, à un premier niveau, à l'intérieur de la logique juridique et administrative dans laquelle s'est construite le dispositif, dans le temps et dans l'espace. Cela implique de suivre des trajectoires juridico-administratives en zone d'attente, et faire une généalogie du maintien dans sa forme actuelle. En situant l’observation dans la nervure juridique et administrative de la zone d'attente, la cartographie du terrain identifie deux sortes d’espaces d'observation où se nouent effectivement les pratiques de maintien : d'une part des espaces ponctuels (salle d'audience du Tribunal de grande instance; bureau de l'Office français de protection pour les réfugiés et les apatrides en Zapi 3) et d'autre part, les espaces fluides qui engagent des parcours (expulsion, mise en garde à vue et comparution immédiate devant le Tribunal correctionnel, hospitalisation). Cette cartographie vise à dégager, à un second niveau, des lignes de force du dispositif et identifier les points où s'applique le contrôle : rendue possible en se situant dans la construction juridique et administrative du maintien, elle exige à ce niveau de s'extraire des raisonnements juridiques et des normes administratives pour y porter un regard critique. L'objectif de ce regard ethnographique est d'identifier les brèches, les tensions, les distorsions et les contradictions qui existent entre le dispositif juridico-administratif et son application concrète, sa pratique quotidienne. Il s’agit aussi de mettre au jour ces espaces de confusion où les pratiques s'installent dans une lacune du droit, occupant des « zones grises » (Levi 1989; Pandolfi 2006) où la norme ne se rabat pas exactement sur la réalité ou la déborde (renvoyant à ces deux pôles que seraient l'arbitraire et le bureaucratique aveugle), et de regarder comment ces pratiques investissent les marges et les travaillent, en configurant par-là même la réalité violente de la zone d'attente. Faute d'une telle perspective, qui implique la maîtrise de plusieurs niveaux d'analyse, on prend le risque de voir très peu de choses. En effet, une des spécificités de ce terrain, qui est justement la conséquence de ce long travail d'ajustement en jeu dans la construction juridico-administrative, est que, même pour les acteurs rassemblés dans le centre de Zapi 3, il est difficile d'avoir une idée de ce qui se joue dans le maintien, de concrètement saisir comment les choses se passent et où interviennent les prises de décision. Ce qui apparaît à première vue est une série de pratiques de gestion et

d'administrations juxtaposées où la marge d'action des acteurs, gestionnaires ou maintenus, apparaît extrêmement faible. En revenant au jeu complexe de l'opaque et du visible, cette gymnastique critique semble la seule à même d'adresser la réalité paradoxale de la zone d'attente, qui est bien visible pour tous (citoyens et étrangers) et cristallise les émotions, qui n'est accessible à personne et joue le contrôle au secret, mais qui une fois pénétrée, redevient opaque dans la mesure où les acteurs se retrouvent dans un dispositif difficilement lisible.

Cette perspective implique, au départ, de travailler à partir d'une logique de « cas » individuels, traités dans le cadre de la permanence au regard d’une problématique de liberté publique. Ces cas individuels cartographient des parcours institutionnels et dévoilent ainsi quelque chose au niveau de la procédure et des pratiques administratives discrétionnaires qui sont en jeux. Ils mettent en lumière l’articulation entre les différentes parties du dispositif, les logiques, les cloisonnements, et aussi les interprétations et les techniques qui se mettent en place dans les vides du droit. Suivre des parcours permet de remettre le terrain dans le réseau « hors-terrain » avec lequel il forme un ensemble. Alors que ma recherche se situe en Zapi 3, c’est dans d'autres locaux administratifs et d'autres établissements que se décident les parcours des personnes maintenues, et que se jouent les face-à-face entre étrangers et agents de l'État, dont nous ne voyons et ne savons rien d'autre que ce qu'en transcrivent les procès-verbaux et ce que nous rapportent les maintenus. Or, cette logique d’accès aux données présente un biais normatif important, puisque la trajectoire, justement, est construite par les différentes étapes de la procédure, ou en relation au respect ou non des droits des maintenus.

Ce problème est celui que soulève le travail de Fabien Jobard sur les bavures policières et les usages de la force publique (Jobard 2002). Approchant son matériau empirique dans un horizon scientifique de la preuve en sciences sociales, l’auteur se fonde tout d'abord sur l'analyse de récits de violences policières par des sortants de prison. Il s'interroge sur leurs conditions d'attestabilité (qui est un ressort même de la violence policière : elle se produit précisément dans des arènes fermées où les faits ne seront enregistrés par aucun acteur extrapolicier), et « durcit » ensuite ces récits en les confrontant entre autres avec des cas dans lesquels la personnalité de la victime et la présence imprévue

d'acteurs extérieurs – journalistes ou badauds n'appartenant pas au « milieu » – déjoue l'opacité habituelle de l'action policière. En se situant dans cette perspective, Jobard développe finalement une approche normative des usages de la force, qui constitue une limite de son travail : sa réflexion sur la violence policière reste circonscrite à ce que la justice pénale définit comme une violence policière. En zone d’attente, les cas renvoient au parcours d’un individu tel qu’il est saisi par l’appareil administratif et juridique et non tel qu’il se déploie dans l’expérience du dispositif. Ces deux approches présentent bien sûr des points de convergence puisqu’une personne maintenue apprend à reconnaître, et peut s’approprier dans une certaine mesure, des catégories administratives ou des logiques de jugement. Mais elles divergent également dans la mesure où le parcours en zone d’attente s’inscrit intimement dans un trajet migratoire plus large et plus complexe, que la logique de cas est non seulement impuissante à saisir, mais face auquel elle peut introduire un aveuglement normatif.

Le fait de se concentrer sur des cas isole les sujets dans un parcours individuel, là où la socialisation, l’être en commun et la circulation de l’information jouent un rôle essentiel en réponse au dispositif de contrôle1. Se fonder uniquement sur l’analyse des cas ne permet pas de dépasser le travail de « dévoilement » sociologique (Dreyfus et Rabinow 1984) du dispositif, pour entrer dans un vécu quotidien et une matérialité du maintien. Il s’agit, en marge de mon travail, d’observer ce qu’est l’expérience du maintien, qui acquiert sa profondeur à travers des moments et des lieux à la fois extrêmes (l’expulsion) et anecdotiques (l’attente désœuvrée), la juxtaposition de vides et de trop-plein, des façons d’habiter l’espace clos ou d’être travaillé par lui.

Or, pénétrer la vie réelle du confinement peut s'avérer problématique dans la situation d'observation. D'une part, la présence sur le terrain m’ancre dans une temporalité d'urgence et de crise (celle vécue par des étrangers) et d'action collective (celle de l'association), qui ne me laisse pas libre de porter mon attention ou d'allouer mon temps selon mon désir, au gré des événements ou des échanges. D'autre part, le fait d'être impliqué dans un travail qui se déroule dans un bureau et se concentre au niveau de la

procédure administrative et juridique prive d'une liberté de mouvements et d'une déambulation nécessaires pour saisir le sens de l'attente et l'expérience quotidienne de l'enfermement, la construction commune de significations partagées par les personnes maintenues inconnues les unes des autres et regroupées dans une même condition. La sociabilité, l'échange des récits personnels entre maintenus et la circulation de l'information sont notamment des nervures importantes pour qui veut interroger les possibilités et les conditions de la subjectivation (Foucault 1976) à travers les brèches du dispositif de contrôle. Mais tout cela relève de la vie de couloir, que les permanenciers ne partagent pas. Ce n'est pas uniquement une question de temps et de façons de faire : le centre d'hébergement reste avant tout un lieu disciplinaire où les déplacements sont libres, mais circonscris à certaines parties et contrôlés. Lors d'une permanence, alors que je cherchais deux adolescents ivoiriens arrivés seuls après une escale en Chine (et qui devaient y être renvoyés quelques jours plus tard), je les trouve dans leur chambre, faisant la sieste. Je rentre dans la chambre pour entamer la discussion, leur pose quelques questions, leur explique où ils se trouvent. Un agent de l'entreprise de sécurité privée ouvre la porte quelques instants plus tard, et me demande d'éviter à l'avenir de rentrer dans les chambres en se justifiant : « C'est pour vous : les caméras enregistrent tout et si l'on vous voit entrer dans une chambre et qu'il y a ensuite une évasion, vous pourriez avoir des ennuis ».

Ces conditions forcent à repenser la pratique ethnographique de la déambulation observante, de l'imprégnation subjective qui sont à la base de la méthode qualitative. « Il est d'usage de dire quelque chose à propos de ce qui est un peu prétentieusement appelé ‘méthodologie’. La méthode de mon terrain peut se résumer à rencontrer les gens » (Willis 1981). Il est hasardeux, en zone d'attente, de résumer son travail empirique à « rencontrer les gens ». Il faut encore cartographier le terrain en négociant les zones d'accès et de restriction. La difficulté est que la position d'assistante juridique, donc les modalités mêmes d'accès au terrain, rendent difficile l'accès à certaines informations et certains acteurs, du fait des jeux de tensions interne au dispositif. Une ligne est tracée en zone d'attente qui est celle de la « neutralité » des acteurs vis-à-vis du travail de la police, renvoyant concrètement au pacte tacite qui suppose justement de ne rien chercher à voir, et de ne rien dire sur ce qu'on voit. Ainsi, l'équipe médicale de l’organisation humanitaire Médecins du

monde (MDM) présente à l’extérieur de la Zapi en 2001 a été interdite d'accès par la direction de la police et remplacée par une équipe médicale institutionnelle, parce que l'association avait rendu public le bilan des violences policières observées à partir de six mois de consultation médicale, et donc franchit la ligne de neutralité. Cet évènement a fait jurisprudence chez les intervenants en zone d'attente, et isole donc l'Anafé dans le dispositif, en opposant des difficultés d'accès aux bénévoles. En effet, ceux qui voient ne doivent rien dire, et ceux qui disent ne doivent rien voir. L'Anafé entretient des rapports souvent tendus avec la police de l'air aux frontières (PAF), qui assure la direction du centre. La diffusion de communiqués de presse dénonçant certains actes de violence policière lors de renvois forcés, la publication d'un bilan annuel et de bilans thématiques faisant l'état des lieux des pratiques administratives au regard du respect des droits individuels, les pressions associatives en direction d'un accès permanent à la zone d'attente, le travail des bénévoles sur le terrain, dont l'objectif est de suivre les procédures de maintien et entamer des recours juridiques pour demander la libération des maintenus pour vice de procédure : tous ces éléments sont à l'origine de relations de méfiances réciproques. Pour la police, cette situation se traduit par la volonté de s'en tenir au mieux à un statu quo et de limiter la transmission d'informations au strict minimum négocié par la Convention entre l'association et le ministère de l'Intérieur. Ce problème de restriction de l'accès se pose généralement pour les déplacements dans le centre hors de l'étage d'hébergement, les aérogares et les postes de police qui s'y trouvent, et l'information à propos de personnes hospitalisées d'urgence ou placés en garde à vue. Toutefois, le travail sur place amène à des interactions fréquente avec les policiers, qui ont des façons diverses de concevoir leur travail, des plus violents et plus hostiles à ceux qui développent un côté « assistant social », ceux qui cherchent à fuir leur travail en allongeant les pauses café avec la Croix-Rouge, etc. La pratique du terrain, et la familiarité progressive qui peut s'installer, ouvrent donc des espaces de négociation en infléchissant la rigidité du dispositif. Mais ces espaces sont extrêmement minces.

Dans ce contexte, deux approches m'ont permis progressivement d'élargir un peu mon champ d'observation. La règle était de ne pas faire plus d'une, voire au maximum deux permanences par semaine. D'abord, j'ai rallongé mon jour de permanence juridique d'un

second jour de présence, où je profitais de ce que le bureau était déjà complet pour faire un tour dans les couloirs. Il s'agissait d'essayer, tout de même, d'élargir le cadre de l'observation active et « située » en ménageant les possibilités d'une observation « flottante » (Beaud 2003). Cette démarche peut ouvrir à l'expérience de plusieurs situations, et parfois, à une circulation entre différentes places. Si en zone d'attente, la fonction d'assistante juridique me cantonne à la routine juridico administrative, les hasards du terrain ont pu me faire toucher à ce qui relève d'une expérience subjective du maintien, à travers les « menues contingences » (Goffman 1968) qui la règlent. En tentant de cartographier les pôles de sociabilité dans le centre d'hébergement, j'ai remarqué ainsi l'espace devant une fenêtre plus grande que les autres dans le mur qui donne sur l’entrée de Zapi et la route. Un fauteuil est généralement disposé sous cette fenêtre, qui s’impose comme un petit lieu de rassemblement où se forment des groupes ad hoc de maintenus d’origines différentes : on y tient des discussions ponctuées de quelques blagues amères, les mères tiennent leurs enfants sur leurs genoux, des familles attendent. Ce lieu est aussi ce qu’un médiateur de la Croix-Rouge appelle le « 4e bureau » de la Zapi1. Or, lors de la nuit de réveillon passée dans le centre d’hébergement, j'ai fait l’expérience que ce recoin est un endroit vers lequel on est spontanément attiré : regarder dehors à travers la fenêtre condamnée – le parking, le portail grillagé, puis, bordée par un talus, le virage de la route où passent quelques voitures – est ce qui soulage le mieux du sentiment d’enfermement lié à cet endroit.

Toutefois, ces observations, découpées en journée, occasionnelles et relativement alignées sur les horaires administratifs (contrairement à l’exemple cité), ne peuvent aspirer à la même intensité que ce qu'il est donné, par exemple, de voir à un équipier de la Croix- Rouge, travaillant alternativement de jour ou de nuit, et dont le travail est justement une présence de couloir, une gestion du quotidien de l'enfermement. D'autant plus que les principales interactions entre gardiens et gardés (appels de présence, renvois forcés, départs pour le tribunal) avaient lieu de 4 h à 7 h du matin : lorsque j'arrivais en Zapi, la structure de la journée pour les uns et les autres avait déjà pris forme. Une façon de rééquilibrer cette difficulté d'accès à la texture quotidienne du confinement dans ses temps morts, ses

fatigues, ses agitations matinales et ses arrivées nocturnes a été de prolonger dans le temps mon terrain, en deux périodes de dix-sept et huit mois. Finalement, ce qui s'impose comme une limite de l'observation invite à penser et à rendre compte des différences de texture (de qualité, d’intensité) du matériau empirique, en confrontant la définition de l'ethnographie comme « description dense » (Geertz 1973) à une réflexion sur les « minceurs » (thinness) possibles du terrain (Marcus 1998).

En ce qui concerne la vie sociale des étrangers maintenus, la question est délicate, car ni le prolongement sur la longue durée, n'y une observation hebdomadaire ne peuvent pénétrer de façon satisfaisante une réalité qui se tisse dans la densité de va-et-vient et sur le temps relativement court et continu – vingt jours au plus – de l'enfermement. En même temps, cette réalité est essentielle au projet de recherche qui, sans cela s'en tiendrait à une exploration des relations verticales entre administrations, différents intervenants et étrangers (modalités de présentation de soi et quotidien d'un gouvernement de population), et une exploration horizontale des rapports entre acteurs qui agencent le dispositif de contrôle, en escamotant ce qui se joue entre les personnes maintenus. Or, l’expérience collective de l'enfermement redéploie la capillarité du gouvernement dans une dimension supplémentaire et nécessaire à la compréhension, qui est la superposition, à l'espace du contrôle, d'un espace transitoire de la circulation. Les échanges d'informations, de techniques, de ressources, les liens qui tissent une solidarité de parcours une fois « dehors », la négociation du retour ou de l'expulsion dans un lieu inconnu : ce qui se joue entre les personnes maintenues inscrit le terrain comme un noeud dans un réseau de déplacements qui fait voir plus loin que les frontières de l'Europe, en même temps qu'il éclaire autrement ces frontières, dans la façon dont elles se prolongent dans des situations d'errance, d'illégalité, d'indétermination administrative à l'intérieur du territoire. L'accès vers ce champ d'investigation s'est en fait dessiné sur le terrain, tout en confirmant l'importance accordée à cette dimension d'abord insondable, quoique sensible : en revoyant et en suivant certaines personnes rencontrées dans la zone d'attente puis admises en France, il est apparu au fil des entretiens qu'elles avaient gardé le contact et souvent revoyaient leurs « camarades » de Zapi, ce qui m'a introduite auprès de réseaux formés pendant le

maintien, m'a permis de m'entretenir avec chacun, de suivre, comparer, évoquer les parcours des uns et des autres et les expériences vécues.

Cependant, beaucoup de ce que j’ai recueilli l’a été à travers les récits de ceux qui sont sortis de la zone d’attente. J'ai en effet écarté, dès le départ, la possibilité de faire des entretiens ethnographiques avec les maintenus durant mon travail, et plus généralement à l'intérieur de la zone d'attente. La rencontre individuelle et les entretiens se sont donc déroulés à la sortie de la zone d'attente, avec ceux qui étaient libérés en France, durant les heures qu’on tue à discuter dans la salle d’attente des préfectures, dans une intimité étrange créée par le brouhaha des autres demandeurs d’asile venus déposer leurs dossiers, mais dont on sait que très peu parlent français et peuvent nous comprendre. Finalement, une réponse (sur laquelle je reviendrais plus bas) a été en quelque sorte d’imiter les enquêtés : chercher avant tout à sortir du terrain, ou plutôt dans mon cas, le déplacer hors de la structure de