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Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

2. L’aéroport : un espace politique contemporain

2.2 En amont des postes frontières

Après le retrait des espaces de maintien hors du regard public, et la création des zones d’attentes dans la décennie suivante, les terminaux se sont transformés. L’espace compris entre les filtres rayon X d’embarquement et de débarquement et le poste de police, c’est-à-dire la zone internationale des origines, ne fait officiellement plus partie de la zone d’attente, puisque celle-ci est un statut juridique appliqué à l’étranger enregistré comme « non-admis », alors que le demandeur d’asile en attente d’enregistrement n’a pas de statut juridique. Cependant, le lieu joue un rôle important dans le processus de maintien dans la mesure où il est partie intégrante de la procédure du tri aux frontières. C’est sur les bancs pour voyageurs dans cet espace qu’attendent les demandeurs d’asile non enregistrés. De nombreuses personnes qui sont abandonnées dans le terminal par leurs passeurs attendent là plusieurs jours avant d’aller voir la police, qui de son côté ignore ces présences fantomatiques et refuse souvent d’enregistrer les demandes. Fréquemment, ceux qui ont voyagé par un réseau de passeurs n’ont avec eux aucun document d’identité ou de voyage pour passer les postes frontière. Cela tient principalement à deux raisons : soit les demandeurs d’asile ont détruit leurs papiers d’identité dès l’embarquement ou dans l’avion, soit leur « accompagnateur » a repris avec lui le document qui a permis de faire le voyage, pour s’en resservir. En effet, un étranger dont la police ne peut trouver l’identité, ni le vol qui l’a acheminé en France (indiquant le lieu d’embarquement et surtout le nom de la compagnie aérienne) ne peut pas être renvoyé vers son pays de provenance ni d’origine. Il sera donc, comme nous y reviendrons en détail dans le dernier chapitre, admis sur le

territoire « à titre exceptionnel » au terme du délai de maintien, si toutefois aucune des ambassades et consulats auxquels la police l’a présenté ne l’a reconnu comme l’un de ses ressortissants. La seconde raison à l’absence de documents d’identité est que celui ou celle qui a organisé le passage les a gardés. Dans ce cas, les nombreux témoignages recueillis auprès des demandeurs d’asile en Zapi évoquent deux procédés. Soit le passeur a donné rendez-vous à ses clients dans les terminaux, qu’il rejoint depuis un autre vol interne à l’espace Schengen, afin de leur remettre des documents d’identité pour le passage de la frontière. Un acompte sur le prix du passage a été versé et la somme restante doit être complétée lors de ce rendez-vous, qui pour une raison ou une autre, n’a pas lieu. Soit le passeur accompagne le(s) voyageur(s) depuis leur destination de départ : à la sortie de l’avion, il collecte les documents d’identité et leur demande de l’attendre en expliquant qu’il compte obtenir les visas ou tampons nécessaires de la part des officiers de police français avec qui il collabore. Ces pratiques, largement répandues dans de nombreux pays (et qui existent de façon certes marginales, mais bien réelles en France aussi1) rendent crédibles la demande du passeur aux yeux des demandeurs d’asile qui lui confient ainsi leurs documents, avec une somme d’argent (le reste de la somme due ou simplement l’argent nécessaire pour simplifier la collaboration policière), puis attendent le retour du passeur pour se mettre en file – en vain. Le passeur et les documents d’identité perdus, comme ce fut le cas pour Jana Fadhil et sa famille, les voyageurs restent un certain moment – de plusieurs heures à quelques jours – avant de mesurer la situation, d’épuiser leurs ressources et de se résigner à se présenter au poste de police.

C’est alors que commence un second exercice d’usure : il n’est pas si simple de se faire entendre par les officiers de police, qui ignorent tout simplement les voyageurs, comme on ignore dans la rue un importun. En deçà de la procédure de maintien aux frontières, le demandeur d’asile en puissance (pour l’instant, il n’est pas enregistré et n’existe pas encore) est ainsi laissé en errance dans la zone internationale pendant un certain temps, sur lequel la police compte pour voir les personnes les moins volontaires repartir, organisant ainsi son propre tri entre « vrais » et « faux » demandeurs d’asile. Ou

1 Voir par exemple « A Roissy, 1 000 euros pour ‘fermer les yeux’ et laisser passer les clandestins », Le

encore, plus simplement, les officiers ne souhaitent pas s’encombrer du travail d’enregistrement de la demande d’asile et reportent la corvée sur l’équipe suivante, indiquant, relève après relève, aux demandeurs de « repasser voir [leurs] collègues » dans quelques heures. Le refus d’enregistrer les demandes d’asile joue donc la quarantaine dans un lieu de transit, dont la puissance de pression est justement d’enfermer le demandeur d’asile dans ce passage, jusqu’à l’épuiser.

Alors que l’espace des terminaux est organisé en vue d’une immobilisation des voyageurs dans l’attente, les évolutions du contrôle ont produit une nouvelle sorte de vagabondage : des demandeurs d’asile qui déambulent de porte en porte à la recherche d’un passeur, passent la nuit dans le terminal en étendant manteaux et pull-overs sur le sol, se lavent dans les toilettes, se nourrissent aux distributeurs automatiques ou au stand de vente de café lorsqu’il y en a un, tournent autour des queues qui se forment aux postes de douane, se cachent des policiers puis essaient de leur parler, finissent par se faire indiquer le poste de police du terminal, devant lequel ils restent parfois plusieurs heures. Au retour d’un voyage, alors que mon avion débarquait au terminal 2B à Roissy, j’ai vu un homme que je n’aurais peut-être pas distingué si je n’avais pas pris l’habitude de faire attention et d’observer les terminaux dès qu’une occasion se présentait. Il était assis sur le bord d’une rangée de sièges, une barbe de quelques jours, la chemise sortie, les pieds nus dans ses chaussures, alors que devant lui notre file de touristes, après d’autres, se dirigeait rapidement vers les comptoirs de douane, « UE passeports only » et « All other countries ». Ainsi, l’organisation aéroportuaire créée les conditions de l’errance et de l’attente des demandeurs d’asile en aérogare, en même temps qu’il impose certains impératifs majeurs du contrôle, comme son invisibilité.

Le mécanisme du tri opère dans l’espace fixe du contrôle au guichet, mais au-delà, il s’inscrit également dans un registre à la fois de fluidité et d’invisibilité, qui nous permet de parler de l’efficace mollesse du tri. Fluidité en ce que le contrôle s’ajuste au besoin en créant des files et des sas à la sortie des avions, ou en quadrillant la zone internationale; invisibilité en ce qu’il pratique une quarantaine qui laisse les étrangers livrés à eux-mêmes dans la zone internationale, ou encore qu’il se distingue par une discrétion qui cherche à désamorcer la contrainte du contrôle. L’économie du tri passe à la fois par des techniques matérielles visant à instituer un lieu de contrôle assoupli et désamorcé, et par un

resserrement au plus près des voyageurs à leur descente d’avion. Comme on l’a vu, le contrôle douanier n’est entièrement efficace que si le lieu de provenance de l’étranger contrôlé, vers lequel on le renverra, est connu. C’est pourquoi le tri s’opère généralement à la descente des avions. Lors de ces « contrôles passerelles », les unités de la police de l’air aux frontières vérifient les passeports dans le sas d’entrée par lequel débarquent les voyageurs. La police effectue en moyenne 80 « contrôles passerelles » par jour dans l’ensemble des terminaux de Roissy. Ces contrôles se font sur des destinations choisies par la Brigade mobile d’intervention (BMI), mais il se peut également que les équipes décident de rajouter d’autres contrôles de leur propre initiative (il est en effet moins ennuyant de faire des contrôles passerelle que de tuer le temps dans les postes de police : le temps de service passe plus vite en faisant des contrôles, comme le confie un agent). Or, devant cette délocalisation et ce resserrement du contrôle, les moyens mis en œuvre visent à en atténuer l’effet de violence. Le couloir servant de sas de contrôle à la sortie des avions est un lieu rassurant, recouvert de moquette bleu profond, empreint encore de l’ambiance feutrée et froidement accueillante du monde aérien. Les policiers qui assurent ce contrôle sont formés pour le réaliser de façon la plus discrète possible, par l’usage de la politesse, de la patience, et la formation de groupes de voyageurs suspects qui sont discrètement mis à l’écart de la file puis encadrés vers la sortie et les postes de police1. Il est probable que nous ayons tous assisté à de tels contrôle sans, la plupart du temps, en soupçonner l’existence. Cette tendance s’inscrit en fait dans un ensemble de techniques et savoir-faires qui informent, à une échelle globale, la gestion d’espaces de circulation et de surveillance comme les aéroports.

Si les moments d’immobilité en aéroport sont gérés à travers une certaine organisation de l’attente, ceux-ci se conjuguent avec une mobilité – un passage, une orientation et un filtrage des flux de voyageurs, qui engagent différents appareils de sécurité. Le contrôle des migrations s’incruste dans ce contexte dans des dispositifs prédominants dans l’espace aéroportuaire, qui sont ceux, largement étudiés, de la sûreté et de l’anti-terrorisme (Lyon 2003; Amoore 2006; Bigo 2006; Lyon 2006; Salter 2008). Sans avoir le loisir ici de revenir sur les technologies de la sécurité antiterroriste et les pratiques à

travers lesquelles elle expérimente des modes de gestion des populations, des mobilités, des identités, je voudrais simplement en relever une dimension. Il s’agit de la coexistence d’un contrôle visible, marqué et presque mis en scène par une inspection individuelle, une interaction entre chaque passager et les agents du contrôle, et qui occupe une fonction importante dans la gestion des flux (Lyon 2003), et d’un contrôle qui est beaucoup moins visible et plus difficile à saisir. L’appareillage antiterroriste implique une certaine performance de la surveillance, qui quadrille l’espace à travers de multiples portiques et barrages, compile des pratiques qui s’ajoutent au fil du temps et ont une signification politique et historique récente, même si la mémoire en est fragile et tend justement à s’estomper (on sait que l’on enlève les chaussures aux contrôles de sécurité depuis la tentative d’attentat d’un « shoe-bomber », mais à partir de quand et surtout à quelle occasion d’attentat – réussi ou désamorcé? – le transport de liquides est-il interdit?1). Au côté de cette forme démonstrative de surveillance, se déploie aussi une surveillance plus difficile à observer en ce qu’elle est ramifiée et adaptée au flux, prenant la forme du fichier électronique, de la compilation de données, de la surveillance vidéo à distance (Lyon 2003; Ceyhan 2007; Hermant, et al. 2007; Deflem 2008). Les pratiques de contrôle migratoire s’inscrivent à l’intérieur d’un espace sécuritaire fortement structuré par l’antiterrorisme et la sûreté, mais on pourrait avancer également qu’ils suivent le même dédoublement. De façon analogue à la surveillance antiterroriste, la surveillance des voyageurs étrangers, comme nous l’avons vu jusqu’ici, possède au moins deux dimensions. Dépassant le contrôle du passeport au poste frontière et l’interaction marquée entre agents de contrôle et voyageur, qui s’inscrit dans une culture bureaucratique spécifique (Heyman 1995; Pratt 2005), il se ramifie en effet en amont à travers un contrôle plus difficile à déceler, à travers, d’une part, les pratiques discrètes de tri que nous avons déjà relevé aux passerelles, et, d’autre part, une adaptation des technologies de la surveillance aux formes fluides des mobilités surveillées (Bonditti 2004, 2005). Il est ainsi nécessaire, pour comprendre la frontière aéroportuaire, de délocaliser le regard vers la façon dont cet espace est configuré

1 D’après une recherche Internet, cette disposition remonte à l’arrestation, en août 2006, de trois hommes

soupçonnées et convaincus par la justice d’avoir voulu provoquer des explosions d’avions en vol à l’aide de bombes liquides portées dans des bouteilles de boisson : http ://edition.cnn.com/2009/WORLD/europe/09/07 /uk.airline.bomb.trial/index.html (consulté le 30/10/2009).

par des pratiques de contrôle en amont. Ces pratiques invitent à observer, dans la dernière partie de ce chapitre, comment la frontière entre nationaux et étrangers est réactivée dans le mouvement des populations, c’est-à-dire le long des flux.