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Chapitre 2. « Une frontière, c’est quoi? Juste une ligne, rien de plus »

2. Confinement et subjectivation

Comment le contrôle frontalier fonctionne-t-il au quotidien? Quelles fonctions garde-t-il dans une perspective à plus long terme de parcours dans le pays d’accueil? Comment les gestions institutionnelles de la circulation produisent-elles de nouvelles façons de gouverner les non-nationaux – aussi bien « étrangers » qu’« apatrides » dans le sens que leur donnait Arendt (Arendt 1982 [1951]) : ceux dont le lien à l’État et à la Nation est de facto suspendu? Voici quelques questions qui se posent au regard des parcours esquissés. Chacun bien sûr entre dans ces apnées administratives avec son bagage : ses connaissances, ses résistances, ses références, ses ressources, ses peurs. Fereydoun Kian mesure deux mètres pour une centaine de kilos : il sera directement placé en garde à vue sans subir de tentative de renvoi sous escorte. Sylvie Kamanzi s’en tient fermement aux connaissances administratives qu’elle a développées au cours de dix ans d’exils successifs entre le Rwanda et la République Démocratique du Congo (RDC) : d’abord, ne pas laisser savoir que l’on est rwandais; ensuite, face aux extorsions et aux violences de la police, toujours refuser de se rendre à un interrogatoire et garder le silence. Ces leçons tirées de l’expérience la mèneront très vite à un malentendu indénouable avec l’administration et à son refoulement dans le premier avion du retour. Youssef Younous n’est pas venu par avion, mais il a été transféré à Roissy depuis le port de Marseille, après un long voyage de plusieurs mois par la route et la mer, où il a appris l’importance de tenir son identité cachée, et un certain art du silence devant les policiers.

Si les personnes placées dans des centres de rétention administrative (CRA) pour les sans-papiers arrêtés sur le territoire français (Fischer 2005; Fischer 2007) ont toutes fait l’expérience, quoique différente, d’une vie en France et souvent d’un parcours administratif, ceux qui débarquent des avions ne partagent aucune expérience commune. Il n’existe pas de seuil, même minimal, de connaissance partagée de la culture administrative nationale (Herzfeld 1992), de la culture matérielle globale qui prévaut dans les aéroports et les nouveaux centres aseptisés (Bauman 1998; Bayart 2004), des codes moraux et humanitaires de la démocratie occidentale (Fassin 2001b; Fassin, Bourdelais et Dozon 2005; Fassin et Rechtman 2007); pas de continent commun, de langue commune ni de

formation politique identique. Comment comprendre l’expérience intime du maintien en zone d’attente en s’attachant à des situations et des trajets si variés, dont le vécu s’inscrit dans des grammaires culturelles, un univers symbolique, des savoirs pratiques différents? Est-ce que le même mot de « maintenus » est suffisant pour conférer une situation commune à ce kaléidoscope d’expériences qui se croisent dans le temps court de la détention frontalière?

Dans une certaine mesure, la dimension subjective et culturelle restera un point aveugle de ces expériences. Mais par ailleurs, celles-ci dépassent la zone d’attente et se ramifient dans un réseau de circulation dans lequel s’inscrit plus largement le moment du maintien : en amont, un espace et des pratiques globales de mobilité (dont l’étude attentive permet de briser la dichotomie du déplacement forcé et de la stratégie migratoire sur lesquelles elles sont rabattues, tout aussi bien par les savoirs experts que par le sens commun); en aval, un dispositif frontalier qui connecte ensemble clandestinité, pénalisation, traitement et attente de l’asile à l’intérieur des territoires nationaux ou européens. Dans cette réalité plus large opèrent les techniques (de surveillance, de classification, d’administration) qui affectent les sujets, les conduisant à réévaluer leur rapport à leur histoire, à leurs projets et à eux-mêmes. Le kaléidoscope des parcours exposé plus haut montre comment ceux qui les vivent entrent durablement dans le champ d’un gouvernement qui s’élabore à travers des savoirs administratifs, des technologies de traçabilité adaptées, des jugements moraux, un travail statistique. Or, les techniques et des cadres moraux à travers lesquels se construit – de façon ambivalente, lacunaire, parfois illogique – le gouvernement des « non-admis » engage en retour, chez ceux auxquels il s’applique et qui doivent y répondre, des processus spécifiques de « subjectivation » (Foucault 1975, 1976, 2001c). Ces façons de se ressaisir comme sujet fondent la condition commune à partir de laquelle s’amorce l’approche d’une expérience de la détention frontalière. Le vulnérable et l’indésirable sont les deux faces d’une même figure : dans cette conjonction se nouent les conditions du maintien, et l’expérience subjective d’un pouvoir, dont la nature juridique et gestionnaire transparaît au fil des parcours.

Les populations en déplacement sont engagées, à la fois par l’acte du déplacement et par les modalités de gestion auxquelles elles sont confrontées, dans des écarts et des

recompositions de leur définition de soi, dans ses dimensions sociale, culturelle, politique. Un enjeu de cette recherche est de voir comment et à quel niveau s’opèrent des processus de subjectivation par lesquels les exilés occupent à nouveau une place, qu’ils la revendiquent ou qu’ils y soient assignés, qu’ils la refusent ou s’y résignent, qu’ils cherchent à la retourner ou à l’évacuer. Cette approche des trajectoires individuelles ne se conçoit que dans la mesure où celles-ci sont comprises à travers l’émergence de « modes d’existences » (Bayart 2004) particuliers, fragmentés en un ensemble de situations qui se suivent se superposent et s’opposent, entre le transit, l’enfermement, la circulation, et même l’errance : « une sorte de communauté de l’exode qui n’est ni ethnique, ni religieuse, ni nationale. C’est une communauté ou un ensemble de communautés existentielles » (Agier 2002: 130)1. Pointant sa loupe sur les lignes de partage où s’énoncent des enjeux de pouvoir

contemporains, l’anthropologie des populations en déplacement avance ainsi une idée essentielle à la construction de la présente réflexion, dans la mesure où les étrangers assujettis aux techniques de contrôle dans les espaces intermédiaires ne sont pas des exclus à la marge, mais des sujets de la globalisation, qui en font une expérience politique, sociale mais aussi économique (Bayart 2004).

Ainsi, la détention frontalière s’inscrit-elle résolument dans le cadre spatial de la globalisation, dans une nouvelle distribution du pouvoir qui passe par l’accès à la mobilité (Bauman 1998) et s’exerce selon une ligne de domination des pays d’« accueil » occidentaux sur les pays « de départs ». Ce qui nous permet d’avancer dans l’analyse est la reconnaissance toutefois que ce pouvoir n’est pas seulement ce qui entrave, prive et impose ses interdits à ceux qui ne l’ont pas. Sur sa ligne dure, il peut l’être, pour Djibril Ba ou Kadiatou Fassi; mais tout comme les sujets qui en font l’expérience, il circule : « il les investit, passe par eux et à travers eux; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux. » (Foucault 1975: 31). L’approche empirique des situations invite ainsi à nuancer la lecture en déplaçant les enjeux en deçà des effets de domination – bien réels, mais non exhaustifs. Or, de façon un peu paradoxale, voilà que cet exercice de nuance et d’appréciation nous

entraîne sur un champ de bataille perpétuel en réinvestissant les enjeux politiques du maintien au plus intime des sujets.

Identifier des processus de subjectivation suppose en premier lieu une approche qui reconnaît des rapports de pouvoir et des techniques de domination, auxquelles elle accorde une puissance structurante, tout en refusant donc d’autre part de lire ces techniques et ces rapports en termes d’aliénation, dans la mesure où la subjectivité est donnée (et d’abord à elle-même) dans le moment même de sa subordination. La subjectivation évoque le fait que les individus se constituent en « sujets moraux et politiques » dans le mouvement même par lequel ils sont assujettis à l’exercice d’un pouvoir (Foucault 1975). Or, les trajets évoqués plus haut montrent bien comment cet assujettissement paradoxal (puisque les sujets du gouvernement lui sont « étrangers » et que l’objet du gouvernement est leur rejet – mais est-ce seulement cela?) se construit dans des relations de contrôle et de riposte, à travers les stratégies que mobilisent ou qu’inventent en situation les maintenus pour répondre à ceux du contrôle frontalier, en investissant le champ – juridique, humanitaire — dans lequel celui-ci opère.

Dans ce jeu de contrôle et de fuites, les lignes individuelles tracées par chaque maintenu, dans les failles ou à l’encontre d’un régime global de circulation conçu pour le tenir à distance, offrent un éclairage particulier sur ce régime, en révélant d’où partent et où s’inscrivent certaines pratiques de gestion, de qualification, de suivi, de sélection par lesquelles il procède. « Plutôt que d’analyser le pouvoir du point de vue de sa rationalité interne, il s’agit d’analyser les relations de pouvoir à travers l’affrontement des stratégies » (Foucault 2001c). Bien que le programme de guerre énoncé par Foucault semble poser le pouvoir comme premier, les techniques du contrôle dessinant le champ où se joue la résistance (et que celle-ci dévoile à l’observation), l’épaisseur historique et sociale dans laquelle s’inscrivent ces rapports apporte une nouvelle complexité. En effet, il reste à comprendre pourquoi et comment le contrôle frontalier s’est institué précisément à travers le régime juridique et humanitaire qu’esquissent les parcours évoqués : quelles sont les résistances civiles, quels sont les enjeux spécifiques du gouvernement démocratique qui ont construit la question du contrôle migratoire – et les effets de domination globale qui lui sont

liés – dans la forme spécifique de ce régime sécuritaire et humanitaire de contrôle à Roissy? Cette question est finalement celle de laquelle partira l’analyse de la zone d’attente.