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Chapitre 3. La naissance des zones d’attente

1. La détention administrative

1.1 Une zone « extraterritoriale »

À partir du milieu des années 1970, des étrangers qui demandent l’asile à leur arrivée en France, ou qui ne sont pas autorisés à entrer sur le territoire français – pour des raisons aussi bien administratives (comme la validité du visa ou l’absence de passeport) que discrétionnaires (comme le soupçon d’immigration illégal) – sont détenus pour une durée variable par la police de l’air et des frontières1. Jusqu’en 1992, cette détention avait lieu dans n’importe quel lieu disponible dans l’aéroport, pourvu qu’il se trouvât en « zone internationale » : postes de police, guichets de contrôle de douane, salles d’attente des compagnies aériennes, hangars, etc. La zone internationale ou « zone sous douane » désigne l’espace compris entre la « zone de transit » (de la descente d’avion aux carrousels de bagage) et les postes de contrôle de la police. Juridiquement, cet espace était considéré par l’administration comme extraterritorial : il ne faisait pas l’objet de réglementation internationale2, la loi française ne s’y appliquait pas. La détention de fait des étrangers n’avait donc pas de cadre juridique (pour en réglementer la durée, les conditions, les recours) puisqu’elle se passait dans une « zone » considérée hors de France, un sol sans terre. Or l’administration française réinvestit cette extraterritorialité pour en faire le cadre de la gestion des étrangers refusés sur le territoire. La continuité territoriale est suspendue en droit par le recours d’une « fiction juridique » – technique du droit qui consiste à supposer vraie une chose que l’on sait fausse, en l’occurrence, que la zone internationale de l’aéroport n’est pas encore la France.

1 Cette partie reprend et développe des arguments exposés dans des publications antérieures (Makaremi

2007a, 2008c).

2 Par défaut, elle était alors soumise aux obligations internationales de l’État relatifs à la Convention

Européenne des Droits de l’Homme du 4 novembre 1950, et au Pacte International relatif aux droits civils et politiques du 19 novembre 1966.

Figure 3 : Localisation de zones internationales dans l‘aéroport de Roissy

En localisant le contrôle à l’intérieur de cette zone pour bénéficier de son (absence de) statut juridique, l’administration française organise, met en place et ajuste progressivement une technique d’enfermement des étrangers dans la frontière, comme gestion durable du paradoxe frontalier en aéroport. Un quotidien de contrôle s’installe dans ce qui était au départ un passe-passe juridique exceptionnel. Ainsi l’exercice du pouvoir investit-il un lieu d'écart entre norme et réel (une fiction juridique) et le creuse un peu plus en y développant des règles de fonctionnement, des habitudes, des hiérarchies. Dans l’aéroport de Roissy-CDG, à vingt-trois kilomètres de Paris, c’est-à-dire au cœur du territoire français, la frontière aérienne que franchissent plus de cinquante-six millions de personnes par an est ainsi fictivement restituée dans sa dimension marginale de frontière à travers un espace neutralisé. La police de l’air et des frontières en charge du contrôle à Roissy développe au cours du temps certaines pratiques d’administration des étrangers refusés dans la zone internationale, en inscrivant ces pratiques administratives dans la suspension légale qui définit cette zone.

Trois types de voyageurs sont susceptibles d’être arrêtés à la frontière : ceux qui n’ont pas les documents requis pour entrer sur le territoire, ceux qui transitent par Roissy mais dont le transit est « interrompu » (soit qu’ils ne possèdent les documents requis pour ce transit, soit que leur compagnie aérienne ou ferroviaire refuse de les embarquer, soit que le pays de destination refuse de les laisser voyager), et ceux qui demandent l’asile à la France1. Cependant, si les voyageurs demandent l’asile en France, leur demande doit d’abord être examinée par le ministère de l’Intérieur, seul habilité à décider, après avis de l’Office français de protection pour les réfugiés et apatrides (Ofpra), du bien-fondé de la demande2. Selon la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (1951), un réfugié

n’a besoin d’aucun document d’entrée pour franchir la frontière d’un pays auquel il demande asile. Or l’administration française modifie ce principe en instituant un contrôle du ministère de l’Intérieur, qui autorise ou non les demandeurs d’asile à entrer en France. Dans les deux dernières décennies s’institue ainsi un dispositif de restriction à l'entrée, qui prend deux formes : l'augmentation du nombre de documents exigés pour accéder au territoire, et le pouvoir donné à la police des frontières d'apprécier les motivations de l'étranger qui désire entrer en France. Sans repères normatifs, la réalité des conditions de détention en zone internationale et de renvoi des étrangers « non-admis » est du ressort des pratiques de la police de l’air aux frontières, et de la procédure d’examen prioritaire de la demande d’asile instituée au début des années 1980. En effet, en 1982, un décret précise le traitement des demandeurs d’asile à la frontière. Selon la Convention de Genève relative au

statut des réfugiés (1951), un réfugié n’a besoin d’aucun document d’entrée pour franchir la

frontière d’un pays auquel il demande asile. Or le décret de 1982 ressaisit cette règle en instituant un contrôle administratif du ministère de l’Intérieur, qui autorise (ou non) les

1 L’article 5 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France soumet

l’accès au territoire à un certain nombre de conditions. S’ils ne sont pas déjà résidents, les étrangers désirant entrer sur le territoire français doivent en effet être en possession d’un passeport et d’un visa consulaire, qui matérialise l’autorisation préalable qui leur a été accordée. Ils doivent également être en mesure de produire certains documents relatifs à l’objet et aux conditions de leur séjour (une attestation d’accueil pour une visite privée ou familiale, ou une réservation d’hôtel pour une visite touristique, par exemple), à leurs moyens d’existence sur place (il est généralement exigé un viatique équivalent au SMIC journalier multiplié par le nombre de jours de validité de leur visa, la moitié de cette somme étant requise pour les porteurs d’une attestation d’accueil), et à leurs garanties de rapatriement (le plus souvent un billet aller-retour confirmé non cessible). L’entrée en France peut être refusée aux étrangers auxquels il manque l’un de ces documents, ou qui utilisent un document « falsifié, contrefait ou usurpé ».

demandeurs d’asile à entrer en France1. En 1992, la loi du 6 juillet vient finalement encadrer juridiquement la « zone internationale » renommée « zone d’attente », en inscrivant ces pratiques antérieures dans le droit. Pour comprendre le dispositif de détention à la frontière, il convient d’abord de faire une analyse critique de cette évolution, à travers un détour par les origines.