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Aux origines de la détention frontalière contemporaine

Chapitre 3. La naissance des zones d’attente

1. La détention administrative

1.2 Aux origines de la détention frontalière contemporaine

La première apparition publique de la détention administrative des étrangers depuis la guerre d’Algérie, dans un hangar du port d’Arenc en 1975 (Panzani 1975), expose les étapes d’un parcours qui va de la mise au jour de pratiques de détention discrétionnaires à leur légalisation après-coup par les pouvoirs publiques, et la création des « centres de rétention administrative » par la loi Bonnet de 1981. D’abord, il y a la découverte de pratiques inscrites dans la durée, depuis 1964, jugées contraire aux principes de l’État de droit. Cette découverte donne lieu à une dénonciation publique, relayée par la presse (Libération, l’Humanité dans leur édition du 30 avril 1973), qui se fonde sur les arguments de violation des principes fondamentaux de l’État de droit, et une condamnation de la pratique du secret par les pouvoirs publics. La rhétorique de dénonciation retourne la criminalisation de fait des étrangers, opérée par la pratique administrative arbitraire, contre les pouvoirs publics eux-mêmes : on parlera de « prison clandestine » à Marseille. La publication de « scandales » liés à cette pratique dramatise l’enjeu en impliquant la responsabilité des pouvoirs publics là où des vies humaines ont été engagées. Avec la révélation de « morts clandestines » et de mutineries graves à Arenc, un seuil (légal, mais aussi moral) est franchi. Dès lors, les autorités de l’État doivent répondre de leurs pratiques : l’identité morale de l’État de droit est en jeu (« Ces pratiques pourraient demain n’épargner personne » (Panzani 1975: 73). Le premier mouvement des autorités administratives est de nommer la pratique : « Il n’existe pas de prison clandestine à

1 Article 12 du décret du 27 mai 1982 modifiant l’ordonnance du 2 novembre 1945 sur l’entrée et le séjour des

Marseille, mais un centre de transit pour étrangers en situation irrégulière »1. D’autre part, les personnes placées dans le centre « ne sont pas détenues. Elles sont hébergées en attendant leur refoulement qui est conforme aux dispositions réglementaires (…) »2. Il s’agit de légitimer l’activité de l’État en la nommant. On voit par ailleurs que le verbe d’État est hautement euphémistique. Le terme technique est un pied-de-biche qui fait rentrer la réalité dans le cadre juridique prévu par la loi : il s’agit d’une « modalité

d’application des textes en vigueur » (ici le chapitre IV de l’ordonnance du 2 novembre

1945), ainsi que le déclare le préfet de région Provence-Alpes-Côte d’Azur le 30 avril 19753. Mais également, le verbe dédramatise, reconnaissant paradoxalement l’importante

dimension morale en jeu dans cette question de légitimité. Renommée transit et

hébergement, la détention de fait s’estompe sous des impératifs empiriques qui exigent des

mesures pragmatiques de la part des autorités publiques :

« Point n’est besoin d’insister sur les inconvénients de tous ordres que comporte la présence d’oisifs et de faux touristes sur notre sol (…) Il importe que les mesures d’expulsion soient mises à exécution (…) C’est, dans bien des cas, un problème de protection de la main-d'œuvre nationale et aussi de la tranquillité et de la sécurité de nos nationaux et des étrangers en situation régulière. » (Panzani 1975: 95)

On revient alors en fin de boucle à la dure réalité des choses; mais ce n’est plus la même4. Or ce mouvement aboutit dans un second temps à la légalisation des pratiques de « rétention », avec loi Bonnet du 10 janvier 19805. La naissance de la rétention montre une logique qui est celle de l’institutionnalisation après-coup d’une pratique ancienne (qui « est appliquée depuis trente ans » déclare de Préfet de région). Mais elle révèle ce processus

1 Déclaration du ministère de l’Intérieur (Panzani 1975: 27).

2 Déclaration du ministre M. Poniatowski du 22 avril 1975 (Panzani 1975: 64). 3 Déclaration de M. Somveille, préfet de région, du 30 avril 1975 (Panzani 1975: 95).

4 La détermination du verbe sur la réalité décrite, ou plutôt la dimension proprement performative du droit qui

est pointé ici, est reconnu par Alex Panzani comme enjeu fondamental d’Arenc dans la mesure où il a choisi de (bien) nommer les choses avant d’en parler, au seuil même de son propos, en inscrivant en lettres capitales sur la couverture en sous-titre : « (…) en droit français cela s’appelle : arrestation illégale, atteinte à la liberté, séquestration arbitraire ». Plus tard, en conclusion : « une prison de la police existe bel et bien sur le port de Marseille (…) Peut importe comment on l’appelle. L’essentiel est de savoir si elle existe – en violation flagrante des principes de la Déclaration des droits de l’homme, et des lois qui en découlent » (Panzani 1975: 60).

5 La loi Questiaux du 29 octobre 1981 reviendra partiellement sur ces lois et donnera à la rétention sa forme

dans une logique de négociation, entre les acteurs publics et des membres de la société civile constitués en front de pression. Ces étapes nous aident à comprendre les enjeux et les discours qui accompagnent la mise en visibilité des pratiques de détention aéroportuaire, leur dénonciation et leur légalisation.

« Des agents de transit étaient relativement choqués par les mesures de reconduite à la frontière de familles, de réfugiés économiques ou politiques et qu'on n’acceptait pas. À l'époque, il y avait également ce problème des visas, c’est-à-dire que quand vous venez en France, c'est la compagnie qui vous amène qui doit vous ramener. Sur l'Afrique et notamment sur l'Afrique noire, il y avait beaucoup de gens qui arrivaient avec des visas qui n'étaient pas en règle. Bref, le spectacle auquel assistaient mes collègues était quelque chose d'assez désastreux de violence policière et de ces gens qui ont tout misé pour refaire leur vie ailleurs et qu'on oblige à repartir dans leur pays... avec les risques que ça comporte, parce qu’on s'est beaucoup interrogé : quand ces personnes revenaient dans leur pays, on n'avait pas de nouvelles, on ne savait pas ce qui se passait. Est-ce qu'elles n'ont pas été mises en prison?

[…] On était arrivé dans une salle qui était dans le terminal A et qui était en zone sous douane. La salle était grande de quelques mètres carrés et vous aviez là-dedans une trentaine de personnes dans une chaleur étouffante, des femmes, des enfants. Les hommes urinaient dans des bouteilles en plastiques, certaines étaient malades. Quand on est arrivé, il y en avait un qui avait l'oreille en sang, il avait été frappé par un policier, il n’entendait plus rien. C'était arrivé quelque temps avant et il n'avait pas été soigné, il y avait encore quelques traces de sang. Et là c'était... la misère du monde quoi... c'était insupportable, et les plateaux qui s'entassaient partout, les policiers ne les laissaient pas aller aux toilettes, en disant : « ils exagèrent de vouloir tout le temps aller aux toilettes ». Le problème est qu'ils voulaient tout le temps aller aux toilettes parce qu'il faisait chaud donc ils buvaient de l'eau quand ils en avaient. Beaucoup étaient malade, avaient des diarrhées, et ils ne les laissaient pas aller aux toilettes. Il n'y avait pas de couches pour les enfants... Franchement, un traitement inhumain. […] La salle était à quelques mètres de là où circulent les passagers. Ils avaient fermé sous l'escalier une zone où se trouvait cette pièce. » (Entretien avec M. D. responsable syndical à la CFDT Air France, 12 juillet 2007)

Au cours des années 1980, l'augmentation du nombre de personnes maintenues en zone internationale dans les aéroports parisiens rend visible aux salariés de l'aéroport et des compagnies aériennes les conditions d’enfermement dans cette zone. Des organisations syndicales comme la CFDT Air France se rapprochent alors des associations de défense des droits de l'homme et des droits des étrangers.

« On reçoit un appel de France terre d’asile qui souhaite parler du problème des personnes en zone internationale à Roissy avec les représentants syndicaux du personnel travaillant dans la zone. Je propose d'organiser une rencontre. La première rencontre s'est déroulée à Roissy : on avait contacté des collègues qui travaillent en escale en zone internationale, parlé à d'autres syndicats (deux autres syndicats d'Air France sont venus), Amnesty

International, La LDH, la Cimade, le Gisti et d'autres organisations. Il y

avait aussi un chef de quart de la police (d’un syndicat minoritaire), qui parlait avec beaucoup de désapprobation des circulaires Pasqua [du 17 septembre 1986] à l'époque, qui faisaient que les lois ne sont pas appliquées et qu'on peut faire n'importe quoi. On a constitué ce qu'on appelait informellement le « groupe de Roissy », une quarantaine de personnes qui se réunissaient régulièrement sur plusieurs mois. On a fait notre première campagne d'information auprès du personnel, on a sorti un papier en disant : « Si vous êtes témoin d'un problème, vous pouvez signaler une situation en appelant ce numéro » et on a publié le numéro de différentes associations qui travaillaient sur ce type de sujet. Une telle démarche est à la limite de l'activité syndicale, en marge, mais il y a un lien fort avec l'environnement professionnel, c'est donc facile de la justifier.

[…] Après plusieurs mois de rencontres et de campagnes d'information, nous avons décidé de créer une association loi 1901 qui regroupe les organisations fondatrices. Le but était de fédérer l'action sur ce sujet précis : une aide humanitaire et juridique aux étrangers en zone d'attente, et ça a donné un outil qui pourrait négocier avec les pouvoirs publics. » (Entretien avec M. R. représentant syndical à la CFDT Air France, 12 juillet 2005)

Un groupe de travail, créé en 1987, donne ainsi naissance en 1989 à l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) dans l’objectif de coordonner l'action des différentes organisations, et de se poser en interlocuteur du ministère de l'Intérieur. Des articles et des communiqués collectifs dénoncent la situation : d’une part, ils soulignent la dimension taboue des pratiques de la police de l’air aux frontières dans la zone internationale de l’aéroport, considérée comme extraterritoriale. D’autre part, ils remettent en question l’arbitraire de la détention qui est une atteinte aux principes fondamentaux de la communauté politique française :

« depuis la Déclaration des droits de l'homme et des citoyens de 1789 au moins, nul ne peut être détenu que dans les cas et selon les modalités prévus par la loi »(Julinet 1999)

Cette association s’organise en front de pression pour réclamer la présence du juge lors la procédure de détention à la frontière : elle revendique une « légalisation » des

pratiques administratives. L’Anafé soutient des étrangers détenus, qui, une fois admis sur le territoire, engagent des procédures devant les tribunaux. Ces actions conduisent à la condamnation de l'État, notamment par le Tribunal de grande instance de Paris. Le 25 mars 1992, cette cour qualifie la « détention » de « voie de fait » et condamne le ministère de l'Intérieur, jugeant que l'État a « gravement porté atteinte à la liberté » de six demandeurs d'asile en les retenant dans un hôtel, à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle1. Les associations obtiennent reconnaissance, par voie jurisprudentielle, de l'illégalité de la zone internationale où sont placés les étrangers. La Cour européenne des droits de l'homme est également saisie. Elle confirme, en 1996, que le maintien en zone internationale est une détention au sens de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme : n'étant ni prévue par la loi, ni limitée dans sa durée, ni contrôlée par un juge, elle viole cet article. D’autre part, la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe décide, dès 1988, de mener une enquête sur l'« arrivée des demandeurs d'asile dans les aéroports européens ». Le rapport publié par le Conseil de l’Europe en 1991 fait mention d’une « insuffisance, voire d’une absence (de) possibilités d'hébergement (et de) procédures incohérentes d'octroi de l'asile » en France : « les demandeurs d'asile dorment par terre ou sur des chaises en plastique (…) certains d'entre eux ayant vécu six semaines dans ces conditions. »2