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Chapitre 3. La naissance des zones d’attente

1. La détention administrative

1.3 Légalisation des pratiques administratives

En décembre 1991, sous la pression des associations, des syndicats et de plusieurs procédures judiciaires, le ministre de l’intérieur socialiste Philipe Marchand introduit, sous forme d'amendement dans un projet de loi en cours de discussion, un article créant des « zones de transit », visant à donner une base légale à la détention à la frontière des étrangers non-admis ou dont l'entrée en France au titre de l'asile est en cours d'examen.

1 L'État est condamné à payer 33 000 francs de dommages et intérêts aux intéressés et 1 franc symbolique au

Gisti (Arrêt Duverne contre ministère de l’Intérieur. Cour d’appel de Paris. 25 mars 1992. J.L. 59429).

2 Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie. 1991. Arrivée de demandeurs d'asile dans

les aéroports européens. Rapporteur : Lord Mackie of Benshie. Doc. 6490. Strasbourg. Conseil de l'Europe, Assemblée parlementaire.

Cette tentative suscite suffisamment d'oppositions pour que les sénateurs socialistes obtiennent du Premier ministre, en échange de leur vote, la promesse de déférer lui-même la loi au Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel censure la loi au motif que, par la combinaison de sa durée et du degré de contrainte qu'il revêt, ce maintien porte à la liberté individuelle une atteinte qui impose l'intervention du juge judiciaire dans les meilleurs délais pour la contrôler1. La loi Quilès du 6 juillet 1992, présentée par le ministre suivant, intègre formellement les exigences du Conseil constitutionnel (mais elle ne lui sera pas déférée)2. Elle soumet la prolongation du « maintien » en « zone d'attente », et non plus « de transit », à l'autorisation d’un juge du Tribunal de grande instance. La loi donne ainsi un cadre juridique à une pratique administrative instituée, qu’elle nomme et qu’elle enserre dans le verbe d’État. Le texte, modifié à plusieurs reprises par la suite, institue les « zones d’attente » dans les termes suivants :

« L'étranger qui arrive en France par la voie maritime ou aérienne et qui soit n'est pas autorisé à entrer sur le territoire français, soit demande son admission au titre de l'asile, peut être maintenu dans la zone d'attente du port ou de l'aéroport pendant le temps strictement nécessaire à son départ et, s'il est demandeur d'asile, à un examen tendant à déterminer si sa demande n'est pas manifestement infondée.

[…] La zone d'attente est délimitée par le représentant de l'État dans le département […] Elle peut inclure, sur l'emprise du port ou de l'aéroport, un ou plusieurs lieux d'hébergement assurant aux étrangers concernés des prestations de type hôtelier.

[…] Le maintien en zone d'attente au-delà de quatre jours à compter de la décision initiale peut être autorisé, par le président du Tribunal de grande instance ou un magistrat du siège délégué par lui […] L'ordonnance est susceptible d'appel […] Le droit d'appel appartient à l'intéressé, au ministère public et au représentant de l'État dans le département. L'appel n'est pas suspensif. »

Ainsi, cette « zone » est-elle d’abord un cadre juridique : le cadre légal du maintien des étrangers à la frontière. Avec l’introduction du contrôle du juge et la solidification de la

1 Conseil constitutionnel. 1992. Décision n° 92-307 DC du 25 février 1992. Loi portant modification de

l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France. Journal Officiel n°3003, 12 mars 1992. Cette demande du Conseil Constitutionnel est rappelée en 1996 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, voir l’arrêt Amuur c. France (No. 96-25). Cour européenne des droits de l’homme. 25 juin 1996.

procédure de détention, ce qui était dénoncé jusque-là comme espace de « non-droit » (Israel 2003) est réintroduit dans le champ d’action, et de bataille, du droit. Mais en même temps, ce droit est un droit à part : par exemple, les délais de détention administrative (de 96 heures) avant la présentation devant un juge sont exceptionnellement longs au regard de ceux pratiqués sur le territoire, et ressemblent aux délais mis en place dans le cadre de procédures « antiterroristes »1 (de 96 à 114 heures). Par ailleurs, l’investissement technicolégal de la détention aux frontières répond à la demande de mise en conformité démocratique, en même temps qu’elle solidifie et verrouille le dispositif administratif en place. L’État s’applique d’abord à nommer ses pratiques. Au Tribunal de grande instance qui condamne la « détention » des étrangers, le ministère de l’Intérieur réplique en parlant de « maintien » : l’étranger étant, en théorie, « libre de quitter à tout moment la zone d'attente pour toute destination située hors de France », il n’est pas privé de liberté ou « détenu », mais « maintenu ». D’autre part, la « zone d’attente » annule le principe d’extraterritorialité de la « zone internationale » puisqu’une législation française, certes exceptionnelle, en réglemente la procédure. Répondant à une pression constitutionnelle, le texte de loi légalise les pratiques bureaucratiques en place depuis une décennie en les inscrivant dans une procédure contrôlée par le judiciaire : la détention administrative est contrôlée par un juge après quatre jours, puis tous les huit jours; la durée totale de maintien ne peut excéder vingt jours. Dans ce temps se met en place une procédure complexe faite d’une succession de délais courts pendant lesquels s’enchaînent, se chevauchent et se croisent différents processus de décision et de jugement exercés par une multiplicité d’acteurs administratifs et légaux : la police, le ministère de l’Intérieur, la préfecture, les consulats, l’office de protection des réfugiés, le juge des libertéset de la détention, le juge administratif, éventuellement le médecin… La solidification et la complexification de la procédure renverse cependant le sort des sujets du contrôle. Avec la zone d’attente, les étrangers passent d’une suspension à une saturation orchestrée par un enchevêtrement de catégories juridiques et administratives sur laquelle nous reviendrons, impliquant chacune des délais, des droits, un parcours spécifique, mais qui se confondent, s’entremêlent, se superposent : « mineurs isolés », « non-admis », « en instance de renvoi », demandeurs

d’asile, « transit interrompu », « de provenance ignorée », etc. La naissance de la zone d'attente montre que la réponse à une dénonciation de violence d'État et à une demande de droits est la mise en place d'un espace juridiquement saturé, d’une requalification légale de la détention. Voilà les « sans-droits » pris dans une saturation de droit. Mais paradoxalement, cette surqualification juridique créée les conditions d’application d’un pouvoir démesuré, qui investit les sujets du contrôle hors des cadres usuels du rapport politique. L’histoire de la zone d’attente nous invite à comprendre, à travers l’observation des pratiques administratives, de la mobilisation du droit et du dispositif juridique qui y répond, comment s’est institué cet « état de dépossession sous haute juridiction » (Butler et Spivak 2007: 43).