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Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

2. L’aéroport : un espace politique contemporain

2.1 Immobilisation, individualisation et spectacle

Dans une ambiance fort différente des salles insalubres des terminaux, l’espace de la Zapi, qui est incrusté dans l’univers aéroportuaire, rappelle l’addition de « voies aériennes, ferroviaires, autoroutières et habitacles dits ‘moyens de transport’ (avions, trains, cars), aéroports, gares, stations aérospatiales, grandes chaînes hôtelières, parcs de loisir, grandes surfaces de distribution, écheveau complexe des réseaux câblés ou sans fil » auxquels Marc Augé reconnaît la puissance d’être des « non-lieux ».

« Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. […] la surmodernité est productrice de non-lieux, c'est-à-dire d'espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne, n'intègrent pas les lieux anciens. » (Augé 1992)

Alors que pour Augé, le lieu moderne, comme ce Paris qu’évoquent certains poèmes de Baudelaire, est marqué par une « présence du passé » qui « déborde [le présent] et le

revendique » (Augé 1992), la notion de non-lieux sert à réfléchir sur la façon dont ce manque historique et anthropologique reconfigure le rapport entre les individus et les nouveaux espaces par lesquels ils passent. Le non-lieu n’existe pas sous une forme pure : des lieux s’y recomposent, des relations s’y reconstruisent. Ainsi, il n’est pas tant un nouveau type de lieu, qu’un mouvement et une condition, marqués par le caractère global : une évolution de l’espace publique, du rapport au temps et à l’espace, qui institue une modalité inédite d’inclusion dans l’organisation politique institutionnalisée et étatique, « une expérience sans véritable précédent historique d’individualité solitaire et de médiation non humaine (…) entre l’individu et la puissance publique » (Augé, 1992 : 147). Commençant par un récit situé dans un terminal d’aéroport, alors que le voyageur a passé les postes de douane et attend, avec une certaine joie passive, son vol, la réflexion d’Augé sur les non-lieux a peut-être effectivement été inspirée au départ par l’expérience, ordinaire pour une partie de la population mondiale, de l’aéroport, qu’il présente comme une des figures les plus abouties du non-lieu. Tout comme la réflexion de Jean-François Bayart sur la temporalité globale, polarisée par l’urgence et l’attente, est née des affres d’un retard dans un aéroport, où l’auteur est resté en transit plusieurs heures (Bayart 2004). Si ces travaux pointent les nouveaux espaces et temps comme lieux d’une réflexion théorique sur la contemporanéité, ils n’entrent pas toutefois dans le détail empirique du programme qu’ils tracent. C’est dans les dix dernières années que ce programme a été assumé, à travers un travail d’inspiration ethnographique qui s’appuie notamment sur l’observation des aéroports, dans des enquêtes de terrain portant sur leur gestion, leur organisation et les modes de perception de soi et de l’espace qu’ils instituent (Iyer 2000; Crary 2001; Lloyd 2003; Wood 2003; Pearman 2004; Sparke 2004; Adey 2007; Salter 2007, 2008; Kitchin et Dodge 2009).

Ces recherches portent une attention particulière aux technologies de contrôle et aux modalités de gestion des mouvements et de l’attente dans l’espace aéroportuaire, en illustrant de façon complexe l’expérience d’« individualisation » et la mobilisation de la notion de spectacle, à travers lesquels Augé évoque les non-lieux. En même temps, les enquêtes s’intéressent aux aéroports en étudiant l’histoire architecturale (Pearman 2004), le tissu urbain et les charges symboliques et émotives particulières liées à ces lieux – la fascination des hommes pour le volant (Adey 2007) étant une autre forme du

« spectaculaire » qui se déploie dans les duty-free et la saturation publicitaire des terminaux (Iyer 2000). À travers ces observations, les aéroports s’imposent comme des lieux paradigmatiques de l’organisation politique contemporaine (Salter 2008), dans la mesure où ils produisent des expériences nouvelles de gouvernement tenant ensemble une amélioration du contrôle sur le comportement des passagers et sur leur identité, et des impératifs de mobilité, de fluidité et de vitesse liés au lieu. Les enquêtes qui s’intéressent aux technologies de gestion publiques et privées dans les aéroports (Sparke 2004; Salter 2008) illustrent comment ces différents impératifs se conjuguent à partir d’une approche de la sécurité comprise comme pratique de triage, de normalisation et de gestion différentielle des flux, ainsi que le définissait Foucault en observant la naissance des techniques d’administration de population modernes à partir du 18e siècle (Foucault 2004a). Les

ethnographies de l’espace aéroportuaire partent de la complexité particulière de ces lieux, qui sont pensés non seulement comme des lieux de passage et de transport, mais aussi comme des lieux destinés à retenir et gérer les personnes dans des espaces spécifiques, pour un temps donné et organisé. Plusieurs observations nous aident à mieux comprendre l’espace particulier où arrivent les voyageurs et demandeurs d’asile contrôlés, les formes qu’a prises ce contrôle en réponse, et les contrastes qui ont influencé son développement.

Comme nous le rappelait le commandant Lioret lors de la visite d’un terminal rapportée en début de chapitre, le contexte aéroportuaire offre un contexte complexe au travail policier : il met à sa disposition des technologies de gestion performantes et un espace qui est pensé pour influencer les passagers à être des usagers disciplinés. En même temps, les policiers ne sont pas les seuls intervenants et doivent se coordonner avec une série d’acteurs privés (les compagnies aériennes et l’entreprise gestionnaire de l’aéroport) qui défendent des impératifs commerciaux de rapidité et de fluidité du contrôle. Dans le contexte aéroportuaire, les agents du contrôle, comme le rappelait encore le commandant Lioret, sont aussi bien des représentants de la force publique que des pourvoyeurs de service envers les passagers. C’est ainsi que lors d’une visite associative, un officier nous a demandé de rentrer dans le poste de police alors que nous discutions avec deux policiers devant les postes de contrôle : il nous a expliqué que les agents ne pouvaient pas rester là, car il y a avait la queue et que la vue d’agents qui restaient à discuter pouvait exaspérer les passagers.

Parmi les pratiques qui organisent l’aéroport comme un espace disciplinaire particulier, certaines ne sont pas propres au lieu, mais remontent plus largement à l’institution des transports modernes et de la mobilité de masse dès le début du 20e siècle (Schivelbusch 1987). Ainsi, des techniques utilisées ailleurs dans les lieux publics pour prévenir le vagabondage, comme l’absence de rebords angulaires, la fixation des sièges au sol et leur séparation par des accoudoirs élevés, rendent le sommeil plus difficile dans les espaces d’attente, comme l’illustre cette scène comique du film Le Terminal, où le héros joué par Tom Hanks, apatride enfermé dans l’aérogare d’un aéroport de New York, essaie sans succès de se coucher sur les sièges d’une salle d’attente. L’attribution de sièges numérotés dans les avions et la disposition des espaces d’attente dans l’aérogare produisent une séparation physique et une individualisation (Rosler 1994; Adey 2007; Pepe Gentile 2009), qui ont pour effet social une atomisation des voyageurs (Schivelbusch 1987) et leur isolation au sein du groupe de passagers, quand bien même s’impose une certaine promiscuité (Pepe Gentile 2009) sur les vols longs et très fréquentés. Par ailleurs, si le transit aéroportuaire est d’abord défini comme un espace de flux, l’expérience du lieu conjugue mobilité et immobilisation. Il s’agit autant de gérer et orienter le mouvement des passagers jusqu’au terminal de départ ou la porte de sortie, que d’orchestrer leur attente en s’assurant d’un ordre et d’un calme relatifs par une suspension des mouvements (Adey 2007). Dans les terminaux, on peut ainsi remarquer la disposition des lieux de détente comme les cafés ou lounges autour des larges fenêtres donnant sur les pistes et offrant la vue des avions, la dissémination de télévisions diffusant en continu dans les halls d’attente, la rareté des écrans d’information obligeant les passagers à ne pas trop s’éloigner des quelques affichages disponibles, la fréquence des annonces sonores. Ce quadrillage visuel et sonore permet d’observer comment la gestion de l’attente passe par une mobilisation et une orientation de l’attention, qui renvoie à la notion de « spectacle » (Crary 2001; Lloyd 2003; Pearman 2004; Adey 2007; Pepe Gentile 2009). Étudiant la culture moderne (du praxinoscope, ancêtre du cinéma, aux œuvres d’art à l’époque de leur reproduction et aux divertissements contemporains), Jonathan Crary réfléchit sur la fonction esthétique, politique et sociale qu’y occupe le spectacle, comme ce qui capture l’attention et opère une suspension de la perception – dans une réflexion inspirée par les travaux de Walter Benjamin plus que ceux de Guy Debord.

« Avec le spectacle, il ne s’agit pas avant tout de regarder des images, mais de construire des conditions qui individualisent, immobilisent et séparent les sujets, et ce, même dans un monde où la mobilité et la circulation sont omniprésents […] de cette façon, l’attention devient un élément clé des formes non coercitives de pouvoir »1 (Crary 2001: 74).

Cette définition du spectacle, et l’enjeu de gouvernementalité dont elle est chargée, aide à saisir pourquoi les enquêtes empiriques sur l’organisation aéroportuaire s’attardent sur cette notion, en particulier à travers les techniques audiovisuelles et spatiales destinées maintenir le voyageur dans la position de spectateur (spectatorship). La condition du spectateur, immobilisé, atomisé, montre assez comment l’aéroport est reconnu comme le lieu d’une exposition particulière, aux différentes technologies de suspension de l’attention aussi bien qu’aux sollicitations commerciales réelles (les vitrines de magasins) et virtuelles (la publicité) qui saturent les terminaux. Cette exposition se retourne à l’intérieur des groupes de passagers et entre les individus, qui partagent solitude et promiscuité, en faisant des aéroports un lieu privilégié de contemplation des passants, de « people watch » (Knitter 1999). Sous les yeux des spectateurs, les aérogares sont des lieux d’observation des autres, dont on regarde les adieux, les retrouvailles, les habits. La sociabilité paradoxale qui se noue à travers ce mélange d’anonymat, d’exposition, d’isolement et de foule n’est pas l’effet anecdotique d’une organisation dirigée en premier lieu vers la circulation et l’efficacité : elle est désormais mise en scène. En effet, pour compenser les effets négatifs d’un mauvais fonctionnement des services (de réception des bagages, d’affichages, etc.) dans les terminaux de l’aéroport de London-Heathrow, l’agence de relations publiques de l’aéroport a ainsi lancé en été 2009 une campagne médiatique centrée autour de la sociabilité et de la vie réelle des terminaux. Cette initiative (dont les concepteurs ont peut- être bien été inspirés, par une ironie propre au fonctionnement du capitalisme, par les travaux critiques sur les aéroports comme lieux de spectacle cités précédemment) sanctionne et exploite aux fins de promotion du lieu les conditions d’observation et

1 Ma traduction. « Spectacle is not primarily concerned with looking at images but rather with the

construction of conditions that individuate, immobilize, and separate subjects, even within a world in which mobility and circulation are ubiquitous […]In this way attention becomes key to the operation of non- coercive forms of power. »

d’exposition particulières qui y règnent, en accueillant un écrivain à succès, Alain de Botton, « en résidence » à l’aéroport :

« Comme personne ou presque ne fait attention à lui, il peut regarder à loisir des pères divorcés qui retrouvent avec angoisse leurs enfants après des mois d’absence. Il surprend un passager allemand excédé qui se déshabille entièrement à un contrôle de sécurité. Décrit un jeune couple qui se sépare en larmes […] Remarque que le salon pour les passagers de 1re classe est situé au-dessus des salles d’interrogatoire de l’immigration […] Conseille aux autres écrivains de se plonger comme lui dans ce qui fait fonctionner le monde moderne, allant jusqu’à voir dans son entreprise l’esquisse d’une ‘nouvelle forme de littérature’. »1

Ainsi, le contrôle frontalier s’exerce-t-il dans des lieux déterminés par une gestion et une sociabilité particulières, qui ressemblent – au sens propre, lorsqu’on pense à la configuration de certaines salles d’attente – aux « aquarium humains » auxquels Benjamin compare les passages de Paris (Benjamin [1939] 2000). Cette métaphore rappelle une scène que nous avons rencontrée aux origines de la zone d’attente dans des salles d’attente vitrées où des dizaines de demandeurs d’asile étaient gardés faute de place dans les postes de police. Le long de cet étrange « aquarium humain », des couvertures étaient tirées pour dérober les maintenus aux yeux des passagers, mais les premiers, interdits de toilettes, répliquaient en glissant les bouteilles pleines d’urines entre les couvertures et la vitre. Cette scène montre comment différentes trames de l’organisation aéroportuaire évoquées plus haut reconfigurent les enjeux du contrôle. En effet, le terminal est à la fois un lieu où tout le monde observe, mais où, par le jeu de l’atomisation des personnes et du regard, de l’isolation et de la foule, on ne remarque ni les gens ni les évènements. En même temps, et de façon paradoxale, il est possible pour toute scène de se transformer en un spectacle, dans un espace où la direction de l’attention joue un rôle essentiel dans la gestion des passagers et le bon fonctionnement du lieu. Une hypothèse, que je n’aurai pas l’opportunité de pousser plus loin faute d’avoir eu accès à suffisamment de données sur les habitudes et les perceptions des agents de la police, est que la pratique du contrôle se définit à l‘intérieur de l’espace que nous venons juste d’esquisser. Il s’agit, d’un côté, de faire usage des possibilités de discrétion qu’offrent l’anonymat, l’atomisation et les sollicitations auxquels

est soumise l’attention des passagers, pour mener à bien l’inspection et le tri des voyageurs suspects sans gêner leurs compagnons de vol, tout en s’attachant, d’un autre côté, à désamorcer toute cristallisation d’une situation de contrôle, qui rendrait celle-ci trop visible et pourrait l’offrir en spectacle. Quelques temps après l’épisode des bouteilles d’urine était réquisitionné un étage de l’hôtel Arcades, comme nous l’avons déjà vu au chapitre précédent, pour y assurer le transfert des personnes gardées dans les aérogares, loin du regard des autres passagers.