• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

3. Contrôles à distance

3.3 Transit et enfermement

Une ethnographie du contrôle en aéroport nous confronte à des ruptures du sensible en juxtaposant des univers matériels très différents : d’un côté, le monde des camps (Le Cour Grandmaison, Lhuilier et Valluy 2007; Bernardot 2008), la promiscuité des aquarium humains transformés en extension de la Zapi et l’insalubrité des cellules de garde dans les postes de contrôle, en coulisse des aérogares; de l’autre, le monde de la mobilité globale, les terminaux maculés saturés de magasins tout en vitrines, et les flux d’informations numériques, visuels, biométriques. Cette réalité technologique est étudiée dans le champ des surveillance studies et dans des travaux empiriques inspirés par les sciences sociales dans les domaines de l’architecture, de la communication, des nouvelles technologies, qui mobilisent les apports théoriques de Foucault, Deleuze ou Debord pour enquêter sur les pratiques de gouvernement par la gestion des risques (risk management) en aéroport, les pratiques architecturales globales, les pratiques de consommation. La réalité des camps quant à elle est observée à travers une série d’enquêtes empiriques qui décrivent les conditions de la détention des étrangers, marquées par la dimension urgente, temporaire,

précaire des installations et leur insalubrité. Or, la zone d’attente se trouve à la jonction de ces deux mondes, et c’est en cet écart que réside une des puissances du lieu à témoigner de la complexité de la réalité contemporaine.

Figure 7 : Projet collectif Transitmigration. Extrait de : Migmap. Mapping European Politic on Migration. La carte interactive « places+practices » propose une typologie des différents lieux de passage des migrants en Europe selon cinq axes : contrôle, enregistrement, prise en charge (care), visibilité dans l’espace publique/effets symboliques (représentation) et pratiques de subversion1.

.

Sans tomber dans l’« esthétisation du monde social » que Bourdieu reprochait à la démarche anthropologique (Bourdieu 1972), il faut bien remarquer que l’errance de passagers fatigués, froissés, hagards dans les terminaux aseptisés, ou encore l’alignement de centaines de lits de camp collés les uns aux autres dans une salle d’embarquement aux larges baies vitrées donnant sur les pistes, nous confrontent à des ruptures esthétiques. D’autant plus choquant qu’il révèle une autre dimension d’un quotidien familier, le contraste qui en naît nous engage dans une approche politique de la globalisation. Jacques Rancière offre une réflexion utile pour creuser ce rapport entre politique et esthétique :

relisant la philosophie politique aristotélicienne et les revendications des partisans de la démocratie dans la citée Grecque, il identifie le principe de la vie de la cité en tant que vie en commun, vie politique, comme un « partage du sensible » (Rancière 2000). Il me semble ainsi que l’enjeu d’exclusion politique qui se joue dans le contrôle des mobilités en aéroport, le tracé des frontières qui se négocie dans la revendication ou le refus d’un sensible partagé, le contraste violent des lieux d’enfermement et des espaces de circulation, les processus par lesquels certains passagers sont renvoyés littéralement, matériellement, à une condition de vagabond : tout cela indique l’enjeu du partage esthétique ou de son absence comme étant au centre des mécanismes par lesquels la globalisation assoit sa réalité politique – celle, paradoxale d’une circulation et d’une exclusion qui fonctionnent ensemble, comme la suite de cette étude tentera de le comprendre. Au centre de ces contrastes, que nous dit la zone d’attente sur le réinvestissement inégalitaire, politique, des espaces globaux? Comment l’étude empirique de ce dispositif permet-il de réintroduire les rapports de pouvoir globaux dans l’étude des mobilités, en nous donnant à voir les façons dont la gestion des mobilités intègre, reproduit et transforme les rapports de domination entre les pays occidentaux et les autres pays du monde?

Le chapitre a montré le rôle que jouait dans ce questionnement la notion de frontière. En effet, l’observation du contrôle des flux dans lequel s’inscrit la zone d’attente révèle une véritable polysémie de la frontière, qui non seulement est déterritorialisée au profit du réseau, mais qui devient activable et désactivable selon les catégories de populations, comme l’illustrent les pratiques européennes d’espace et de visa communs. Ces pratiques nous invitent à repenser les enjeux politiques des mobilités, non pas en opposant mouvement libre des uns et immobilités des autres, mais en observant la gestion différentielle de la circulation qui se met en place, et qu’étudiera en détail le dernier chapitre. Comment la gestion migratoire dans à travers des espaces de circulation complexes que sont les réseaux et les nœuds aériens reconfigure-t-elle les formes, les usages et les fonctions de la frontière? Cette question nous invite à regarder les pratiques de détention aéroportuaire en recontextualisant le contrôle dans la forme-frontière particulière qui est la sienne, conçue comme un système de contrôle des flux destiné à assurer une maîtrise du territoire à travers un filtrage :

« De nouvelles formes de frontières d'État apparaissent aux périphéries des très grandes villes. Attirées par les grands réseaux de transport et de communication, ces frontières viennent se greffer sur leurs principaux nœuds, là où justement l'accessibilité est maximale. Elles s'y relocalisent en se conjuguant avec les terminaux de toutes sortes : aéroports, ports spatiaux, maritimes ou fluviaux, gares routières et ferroviaires, plates-formes logistiques. Nous appelons frontières réticulaires ces formes frontalières qui s'imbriquent étroitement aux réseaux techniques et les appareillent, alors que les États sont appelés à mettre en œuvre des modalités de plus en plus sophistiquées de contrôle dédiés à des circulations spécifiques : celles des personnes ou des marchandises, des services ou des informations. […] Tout se passe comme si ces frontières étatiques, en se technicisant et en se « réseautisant », perdaient décidément de leur « exclusivité » étatique. Par leur efficace, ces nouvelles formes frontalières permettent aux sociétés qui en sont appareillées de jouer sur tous les registres de la distance, qu’elles peuvent installer ou effacer à leur gré, en fonction des circonstances les plus variées. Elles révèlent enfin qu'aujourd'hui le dehors et le dedans territorial s'enchevêtrent. » (Lévy et Lussault 2003: en ligne)

En empruntant un autre chemin, nous revoilà confrontés à une réflexion proche de celle qui concluait le chapitre précédent, sur l’interpénétration et le travail incessant de négociation entre le dehors et le dedans territorial. En restant dans cet espace d’enchevêtrement, il s’agit de comprendre plus précisément comment le réticulaire s’articule à la zone frontalière, en tant que lieu de gouvernement des personnes contrôlées et détenues. Comment des formes et des cultures de contrôles s’y inventent-elles en imbriquant des enjeux multiples de nature politique, économique, sociale, juridique et technique? C’est ce que nous allons voir maintenant.

Chapitre 5. Prise en charge : un régime humanitaire de