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Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

1. Le contrôle en aérogare

1.1 La frontière filtrante : pratiques de tri

Principal aéroport international en France, Roissy-Charles De Gaulle se situe à 23 kilomètres de Paris. L’aéroport s’étend sur six communes – dont celle de Roissy-en-France qui lui donne son nom – sur une emprise de 3 200 hectares (qui équivaut environ à la moitié de la surface de la ville de Paris) et recevait 60 millions de passagers en 2007. Il est considéré comme le premier aéroport européen en termes de trafic aérien2, et représente le dispositif de contrôle frontalier le plus important du pays, concernant plus de 95 % des étrangers contrôlés aux frontières aériennes au début des années 2000 et près de 80 % aujourd’hui3. Un rouage essentiel de ce contrôle a été mis en place avec les circulaires du 17 septembre 1986 et du 8 août 1987, confirmées par la loi du 2 août 1989, qui attribuent à la police des frontières le pouvoir d'appréciation sur les pièces et justificatifs, notamment sur les motifs de la venue et les conditions du séjour, présentés par les étrangers à la douane. En 1986, les étrangers dispensés de visa, qui doivent déjà présenter les justificatifs relatifs à l'objet et aux conditions de leur séjour et aux garanties de leur rapatriement, sont obligés de justifier de leurs moyens d'existence pendant la durée de leur séjour. En 1987, ces obligations sont étendues aux étrangers soumis à l'obligation de visa (c'est-à-dire, depuis l'automne précédent, presque tous), qui ont déjà dû fournir tous ces justificatifs au consulat pour obtenir leur visa. Le droit d'entrée conféré jusque-là par la présentation des documents requis est remplacé par un droit de regard discrétionnaire de la police des

1 Carnet de terrain, 18 mars 2007.

2 Airport Council International, « World's busiest airports » : http//www.airports.org (consulté le 10/08/2008). 3 Voir les statistiques compilées en annexe 4.

frontières, qui contrôle notamment la pertinence des motifs du voyage. Ces conditions nouvelles ne sont pas remises en cause avec l’accession de la gauche au pouvoir en janvier 1988. Au contraire, le gouvernement socialiste double les mesures de fermeture migratoire de mesures de restriction du dispositif d’asile. Ainsi, en 1991 sont créés les visas (consulaires) de transit aéroportuaire, obligatoires pour effectuer un changement d'avion, même sans sortir de la zone internationale, pour les ressortissants d'une quinzaine de pays « sources de demandeurs d'asile ». L’établissement d’une liste de « pays sources » tendrait dans la pratique du contrôle, à assimiler les demandes d’asile et l'immigration irrégulière (Clochard, Decourcelle et Intrand 2003; Castagnos-Sen et Thoraval 2006). La deuxième loi Pasqua, du 21 janvier 19951 quant à elle, inscrit dans les textes que les décisions de refus

d'entrée sont « exécutoires d'office ». La loi Sarkozy, enfin, nomme l’évolution en baptisant la réforme de l'ordonnance du 2 novembre 1945 « relative aux conditions d'entrée et au séjour des étrangers en France », projet « relatif à la maîtrise de l’immigration et au séjour et à la nationalité des étrangers en France ». Il n’est plus question d’entrée des étrangers, mais de « maîtrise de l’immigration ». La loi du 26 novembre 2003 apporte plusieurs modifications importantes dans la pratique du maintien aux frontières, qui vont dans ce sens. D’une part, le refus d’entrée en France ne pouvait en principe pas donner lieu à une mesure de rapatriement avant l’expiration du délai d’un « jour franc » : cette mesure est assouplie, comme nous allons le voir dans la suite du chapitre, ouvrant la possibilité de renvois immédiats, dans une logique de gestion des flux. D’autre part, en s’appuyant sur l’exemple du fichier SIS (Système d’information de Schengen), la loi prévoit la prise d’empreintes digitales et de photographies des étrangers qui sollicitent la délivrance d’un visa2. La constitution d’un fichier des populations migrantes participe des technologies qui articulent la maîtrise des frontières à une gestion des circulations en amont, comme nous y reviendrons dans la dernière partie du chapitre.

1 Voir la chronologie législative en annexe 7.

2 À titre expérimental, un programme (BIODEV), financé par la Commission européenne, a mis en place à

Roissy des bornes de vérification des données biométriques enregistrées lors de la demande de visa dans cinq postes consulaires : Annaba, Bamako, Minsk, Colombo, San Francisco. Depuis la mise en place de cette procédure au Mali, le nombre de demandeurs d’asile maliens en zone d’attente a baissé de 87 % (Anafé 2008).

Ainsi, à partir des années 1980, se mettent ainsi en place une série de réglementations qui suspendent la décision de détention des étrangers, non pas à la légalité ou à l’illégalité de leur situation, mais au jugement discrétionnaire de la police et, notamment, à son soupçon. La circulaire du 17 septembre 1986 expose en effet que

« les motifs de refus d'entrée étant jusque-là limitativement énumérés, les services de contrôle ne pouvaient apprécier les motivations réelles de l'étranger et ne disposaient donc d'aucun moyen pour s'opposer à l'entrée en France de candidats à l'immigration irrégulière, dès lors que ceux-ci étaient en possession des documents requis, et que leur présence ne constituait pas une menace à l'ordre public ».

D’une façon que l’on pourrait dire proactive, ne sont pas uniquement détenus les demandeurs d’asile et les étrangers irréguliers (sans passeports, sans visas, etc.), mais également des étrangers qui, bien qu’étant tout à fait en règle, seraient soupçonnés de vouloir s’installer en fait en France. Cette circulaire ne précise pas comment il est possible de distinguer, dans une file de voyageurs tous en règle, les « candidats » à la clandestinité – qui ne seront clandestins que lorsqu’ils auront dépassé la durée légale de leur visa de séjour – des bons visiteurs. La circulaire suivante, du 8 août 1987, pourrait être lue comme une réponse à ce flou, en établissant un premier critère d’appréciation, lorsqu’elle précise que le pouvoir de refuser les passagers réguliers, mais suspects s’applique « notamment pour les voyageurs originaires de pays sources d'immigration irrégulière ». Ces évolutions du contrôle apparaissent comme l’enregistrement institutionnel d’une transformation dans la perception des migrants, leur criminalisation et leur illégitimité. Une telle représentation des étrangers entrant en France fonde la prétention légitime de l’État à gérer les déplacements et la circulation des personnes. Rentrer dans le détail technique du contrôle permet ainsi de voir s’ajuster et évoluer des façons de gouverner, qui relèvent ici d’un mouvement paradoxal. D’une part, comme relevé plus haut, le « droit d'entrée » conféré par la présentation des documents requis est supprimé au profit d’un contrôle discrétionnaire, et remplacé par une situation modulée, souple et floue dans son application, suspendant la pratique du contrôle à un exercice indéfini du soupçon. Mais d’autre part, ce mouvement n’est pas le fruit d’une absence de droit, d’un vide ou d’une improvisation. Il est le produit de textes et de décisions, il est réglementé dans le cadre d’une emprise administrative qui cherche à définir et ajuster au mieux les conditions d’exercice du contrôle pour certains

acteurs (la police, l’office de protection des réfugiés), dans la situation particulière de la zone internationale. Nous retrouvons là une ligne d’actualisation importante du dispositif de détention à la frontière, que nous avons rencontrée au chapitre précédent.