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Extensions de la zone d’attente en aérogare : la Zapi 4

Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

1. Le contrôle en aérogare

1.3 La détention en aérogare : contrôles ordinaires et espaces de crise

1.3.2 Extensions de la zone d’attente en aérogare : la Zapi 4

Les aérogares participent ainsi de la complexité spatiojuridique de la zone d’attente, qui est, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, un trait distinctif et important du pouvoir qui s’y exerce. De façon plus déterminante encore que dans l’exemple précédent, cette plasticité se retrouve lorsque des espaces en aérogare se transforment, au gré des besoins, en lieux de détention et en extensions de la Zapi. En cas de grande affluence, comme lors de l’arrivée de nombreux demandeurs d’asile haïtiens en 1992, sri lankais en 2001, ivoiriens en 2004 ou tchétchènes en 2008, des salles appartenant aux Aéroports de Paris (la compagnie privée ADP), situées dans le satellite F de l’aérogare 1 ou dans le sous- sol de l’aérogare 2A, sont ainsi utilisées pour la détention des « non-admis » et demandeurs d’asile. Le 26 décembre 2008, le centre de Zapi est complet : de nombreux demandeurs d’asile tchétchènes viennent d’y être transférés et plus de 150 autres attendent dans les aérogares. La police annonce à l’Anafé et à la Croix-Rouge, inquiètes, qu’elle a ouvert

depuis le 26 décembre, 19 h, le « B 33 » : une salle d’embarquement du terminal 2B réquisitionnée pour héberger le surplus de maintenus1. Il s’agit d’une salle d’attente où les maintenus, au nombre de 80 à 100, dorment sur le sol et sur les sièges en métal. Des officiers de la police de l’air aux frontières, appelés en renfort pour assurer la surveillance de la salle, se chargent également de la prise en charge des maintenus : des plateaux-repas, avec des sandwichs sans viande de porc, sont servis et des trousses de toilette distribués. Il n’y a cependant pas de douche aux alentours de la B 33, où un peu plus de 80 personnes sont gardées, pour certaines, depuis quatre jours. Le 8 janvier, cela fait dix jours que certaines des 65 personnes maintenues en B 33 sont gardées dans ce local sans lits, sans sanitaires ni moyens de communication avec l’extérieur; une « forte odeur corporelle règne dans les lieux », rapporte dans son procès verbal un vice-président du tribunal de B., qui a pris l’initiative de se déplacer pour évaluer les conditions de détention2. Treize demandeurs d’asile tchétchènes sont en grève de la faim et de la soif depuis trois jours. Le lendemain, la préfecture de Seine-Saint-Denis déclare qu’une nouvelle salle située en zone sous douane a été réquisitionnée auprès de l’entreprise des Aéroports de Paris et déclarée « zone d’attente » par le sous-préfet de Roissy. Elle est nommée « Zapi 4 » et présentée comme « une extension » de la Zapi 3, à laquelle « un système de navettes » la relie afin de donner accès aux douches et aux auditions de demande d’asile menées par l’Ofpra3. Dans cette immense salle, à côté des 256 sièges qui sont les vestiges d’une salle d’embarquement, des lits de camp sont installés, puis un rideau en drap sépare un espace réservé aux femmes et un espace réservé aux hommes, les lits et un espace de jour. Voici la description qu’en font deux volontaires du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), autorisés à la visiter :

« La salle, immense, est organisée en trois parties, jalonnée par des postes de gardiens.

D'abord un accueil avec deux cabines censées permettre les fouilles lors de l'arrivée de nouveaux retenus. À ce niveau, la PAF a installé ses connexions

1 La « crise tchétchène » de décembre et janvier 2008 en zone d’attente a été étudiée par Morgane Iserte

(Iserte 2009). Je renvoie à son article pour un compte-rendu et une analyse de cet épisode.

2 Compte-rendu de visite de M. Hayem, vice-président, Tribunal de grande instance, 7 janvier 2008.

3 Dépêche de l’AFP, « Roissy : 1.600 m2 réquisitionnés face à l'afflux d'étrangers non admis », 9 janvier

informatiques en utilisant un comptoir de l'ADP et en y ajoutant une table et une chaise où l'étranger peut s'asseoir. Pour autant, les procédures administratives de refus d'entrée sont toujours censées se dérouler dans les terminaux ou, postérieurement, à Zapi 3. […]

Ensuite, un espace complètement vide lors de notre venue, où sont disposés des fauteuils de salle d'attente d'aéroport. Un deuxième poste de surveillance. À cet endroit est censé être le réfectoire, manifestement trop petit (une table pour une dizaine de personnes).

Une zone relativement vaste où sont disposés des lits métalliques, apparemment apportés par la CR. Sur la gauche se trouve l'entrée des sanitaires où sont postés deux policiers, qui, à nos questions, ne savent pas encore très bien s’ils gardent les toilettes ou non. Selon le commandant qui a rectifié, ils sont postés là pour assurer une présence policière régulière sur la zone.

Au fond de la salle, un nouveau poste de gardiens censés surveiller un petit espace cloisonné où sont entreposées les valises des retenus. Selon plusieurs témoignages, il n'y aurait pas de difficultés à accéder à ses affaires.

La salle est éclairée le jour et surtout la nuit par de grands néons. » [Compte- rendu de visite en Zapi 4, 12 janvier 2008]

Durant ces semaines, les pratiques de la division asile à la frontière évoluent. Alors que les demandeurs d’asile tchétchènes étaient en général admis sur le territoire au titre de l’asile depuis 20051, la gestion des demandeurs d’asile change, de façon plus globale, à

partir de décembre 2008. Le 4 janvier, 70 demandeurs d’asile tchétchènes, soit la moitié environ de ceux qui ont présenté une demande, sont refusés à la frontière et en attente de renvoi. Le même jour, relève un salarié d’association de soutien aux demandeurs d’asile, des demandeurs d’asile tchétchènes venus en bus depuis la Pologne sont arrêtés en groupe à Paris et Strasbourg et placés en Centre de rétention administrative en vue d’être « dublinés » vers la Pologne, c’est-à-dire renvoyés vers le premier pays européen qu’ils ont

1 Demandeurs d’asile. Statistiques remises par le ministère de l'Intérieur Pour l’année 2005 : http

franchi, selon le règlement européen Dublin II. De nombreux demandeurs d’asile sont ainsi refusés1 et refoulés vers leur pays de provenance.

En effet, parallèlement à la question du maintien en zone d’attente, l’arrivée des demandeurs d’asile Tchétchènes fait l’objet d’une gestion policière qui révèle, des débuts de la « crise »2 à son dénouement, des rouages importants du contrôle des flux aux frontières. Les voyageurs tchétchènes arrivent tous les jours par le vol Air France de 15 h 30 en provenance de Kiev en Ukraine et en direction de Casablanca au Maroc. Durant le transit prévu à Roissy sur ce vol, les voyageurs demandent l’asile. Les voyageurs tchétchènes possèdent deux documents de voyage différents : un passeport international qui leur permet de quitter la Russie et un passeport interne, tchétchène. Au départ de l’avion à Kiev ou durant le vol, les voyageurs détruisent le passeport international russe, mais ils conservent le passeport interne, rédigé en cyrillique, qui prouve leur origine tchétchène et constitue donc un document essentiel en vue de l’examen de demande d’asile à la frontière. En réponse, la police de l’air et des frontières institue des contrôles systématiques directement à la sortie des avions sur les vols Air France de 15 h 30 en provenance de Kiev : les voyageurs en transit sont contrôlés dès leur descente d’avion. Or, les avions Air France venant de Kiev ne disposent pas de passerelles d’embarquement et de débarquement : les avions atterrissent en milieu de piste et les voyageurs, à leur descente, sont conduits par des navettes jusqu’aux terminaux. Le contrôle de police s’effectue donc sur la piste, à la descente de l’avion, à l’aide des listes nominatives des passagers du vol communiquées par avance par la compagnie aérienne. Dès la sortie de l’avion, les voyageurs sont triés et dirigés vers différents bus : des navettes conduisent les voyageurs « en règle » jusqu’aux terminaux où a lieu leur correspondance, comme il est d’usage en temps normal. D’autres navettes conduisent ceux qui n’ont pas de passeport international jusqu’aux postes de police

1 En zone d’attente, il n’est pas possible d’avoir accès au nouvel argumentaire qui oriente le travail des

officiers de la division asile à la frontière, mais l’observation et la comparaison de quelques refus d’asile rendus à cette époque montre que les demandes présentées par des maintenus tchétchènes sont confrontées à une définition très spécifique de la « crainte de persécution » mentionnée dans la Convention de Genève, comme dans le cas d’une jeune femme dont la demande est jugée infondée parce qu’elle « ne peut pas expliquer les motivations de ses ravisseurs ». La plupart des refus se fondent sur la mise en doute de l’identité tchétchène des demandeurs.

2 Pour l’usage du mot, voir l’article de Morgane Iserte consacré à la « crise tchétchène » (Iserte 2009: 159-

162). Dans le même ouvrage, Mariella Pandolfi fait une analyse plus globale du concept de « crise » (Pandolfi 2009).

dans les terminaux. Parmi eux, les femmes et les enfants sont mis dans un premier bus, en vue d’être transférés en Zapi 3; les hommes et les adolescents sont dirigés vers un second bus, qui les emmène en B 33, puis en Zapi 4. Le problème que pose cette technique de tri, ajouté aux différences de transcription de noms, aux noms d’emprunt et aux décisions aléatoires de l’Ofpra parfois différente selon les différents membres de la famille, est celui de la séparation des familles. Une préoccupation de la Croix-Rouge et en partie de l’Anafé durant cette période est ainsi l’identification et la réunion des familles, rappelant les enjeux humanitaires de gestion des populations réfugiées dans les zones de conflits (Agier 2008).

Si, avec l’institution de la Zapi 4, la réponse immédiate de l’administration vise à une régularisation de la gestion, le règlement de la « crise tchétchène » s’opère ailleurs, en amont et au niveau de la gestion des flux. En effet, la direction de la police de l’air aux frontières envoie dans un premier temps des officiers de liaison vers le lieu de provenance, c’est-à-dire Kiev. Chevilles de la coordination et de la coopération policières interétatiques, les officiers de liaison sont chargés d’importer les technologies de contrôle français auprès des pays de départ, de former les agents de contrôle locaux et de capitaliser l’information sur place en accédant aux source de renseignement locales. En pratique, les officiers de liaison, au-delà des transferts de compétence et d’information, se chargent de superviser eux-mêmes le contrôle des voyageurs au départ. Suite à la mise en place de ce contrôle en amont, le nombre de demandeurs d’asile qui accèdent à la frontière française décroît. Cette réponse circonstanciée est consolidée dans les semaines qui suivent avec une réponse structurée, de long terme, qui consiste à instituer par décret l’obligation de « Visas de transit aéroportuaire » à l’encontre des pays de destination1. Si un voyageur en provenance de Kiev prévoit un trajet qui transite par la France, il doit désormais obtenir d’abord du consulat français un « visa de transit » qui l’autorise à faire escale pour quelques heures à Roissy, à Orly ou dans n’importe quel aéroport, port ou gare françaises.

Le 20 janvier 2008, il reste quinze personnes maintenues en Zapi 4 : elles sont transférées dans le centre de Zapi 3, qui n’est plus complet. La direction de la police de l’air et des frontières annonce la fermeture de Zapi 4. Cependant, le nouvel espace créé au fil de

1 Ce point est traité plus amplement dans la dernière partie du chapitre consacré aux technologies de contrôle

la crise ne retourne pas au néant : la préfecture précise que cette extension de la Zapi peut être ouverte à nouveau s’il en est besoin dans le futur1. Les espaces de contrôle en aérogare, qui prennent forme – comme nous l’avons déjà vu dans l’histoire des zones d’attente – en consolidant une création administrative qui naît des nécessités pratiques, sanctionnent dans ce cas une nouvelle dimension spatiojuridique des zones d’attente : une zone en veille, activable et désactivable au gré des besoins. Ainsi, le traitement de la « crise tchétchène » montre une situation exceptionnelle et les différents mécanismes de sa normalisation, à la fois de sorte que les conditions qui ont créé l’exception soient reprises sous contrôle, et de sorte que les pratiques exceptionnelles deviennent normales et acceptables.

Pour autant, cette situation n’est pas unique dans l’histoire de la zone d’attente comme je l’ai déjà signalé, et comme permet de le constater un bref compte-rendu rédigé en 2001 par un employé de compagnie aérienne et syndicaliste membre de l’Anafé pour l’association :

« Visite du xx novembre 2001 Terminal A

Un autre monde. Environ 50 personnes dans une petite salle aveugle de peut- être 25 mètres carrés. Tout le monde, hommes et femmes, se sont plaints d’être battus. Ils parlent encore de la femme policier avec des boucles d’oreille sur seulement une oreille, aspect masculin, qui aimait donner des coups de bottes dans les parties génitales des hommes, mais qui aussi s’est comporté sadiquement avec les femmes. Ça fait trois témoignages distincts (Zapi 2, Zapi 3 et Terminal A) concernant cette même femme.

Ils ont aussi précisé que des hommes policiers ont également participé à ce qui semble être une véritable ‘ratonnade’, mais ils étaient tous particulièrement choqués par la cruauté et le comportement sadique de cette femme.

Il sera peut-être possible de l’identifier et de recueillir suffisamment de témoignages pour la faire condamner ou au moins muter hors de l’aéroport. Certaines personnes étaient retenues depuis quinze jours, d’autres sept, d’autres trois et plusieurs venaient d’arriver le jour même.

1 « Devant l'afflux de demandeurs d'asile, un ancien hall de Roissy est réquisitionné », Le Monde, 22 Janvier

Beaucoup de détresse. Impossibilité de téléphoner malgré l’achat des cartes aux policiers (tarifs d’extorsion), car le seul téléphone dans le local ne marchait pas. […] Les policiers m’ont confirmé qu’il y avait une moyenne de 50 personnes dans cette salle depuis plusieurs semaines avec une pointe de 71.

Les passagers se sont plaints de l’impossibilité d’aller aux toilettes quand ils avaient besoin et le fait qu’ils étaient nourris seulement une fois par jour, dans l’après-midi.

Il semble que leurs protestations étaient responsables d’au moins une des ‘ratonnades’.

L’absence d’hygiène et l’impossibilité de prendre une douche étaient source de souffrance pour plusieurs.

Impossibilité pour les femmes avec des règles de se changer. Refus d’enregistrer les demandes d’asile politiques.

Refus également de donner suite à ceux qui ont demandé de voir un médecin.

Il y avait même un enfant de cinq ans (avec son père, ressortissant de la RDC) enfermé dans cette salle. » (Archive privée, consultée le 21 août 2007) Une chose frappante à la fréquentation des aéroports est la façon dont les espaces d’enfermement, qu’ils soient exceptionnels comme dans ce cas, ou institués, comme dans les sous-sols du terminal C, opèrent un renversement des caractéristiques qui sont attachées à l’organisation aéroportuaire : la luminosité, la propreté, l’individualisation des espaces de transit. Étudiant l’architecture des aéroports, Peter Adey commente :

« Les nouveaux design aéroportuaires se délestent de l’architecture moderniste des années 1950, qui célébrait l’efficacité et la construction bon marché, avec, pour effet, des espaces intérieurs sombres et claustrophobes. À présent, les aéroports sont construits en recherchant des vues dégagées et de la lumière. »1 (Adey 2007: 522)

Par rapport à cette remarque, l’impression que l’on a en traversant le long couloir en béton, encombré de tuyaux et de réacteurs, qui mène à la double porte blindée du poste de police

1 Ma traduction. « New airport designs are shedding the modernistic architecture of the 1950s that celebrated

cheapness and efficiency, resulting in dark and claustrophobic interiors. Now airports are being built with light and vision in mind. »

sans fenêtre dans le terminal C, est celle d’une traversée dans l’envers du décor, dans des espaces et des situations cachés qui intriguent en ce qu’ils renversent les codes de l’organisation aéroportuaire. Cette négativité interpelle d’autant plus qu’elle illustre matériellement une observation plus abstraite : celle selon laquelle le maintien lui-même apparaît comme un renversement ou un miroir négatif des possibilités inaugurées par la circulation globale et célébrées à travers les figures du nomadisme global (Braidotti 1994; Chambers 1994; D'Andrea 2007), l’envers du décor de la globalisation, qui en est en même temps un effet et un « réacteur » (Bayart 2004), dans la mesure où s’y configurent de nouvelles expériences. Ces remarques invitent à s’interroger sur cet espace politique, en aucun cas neutre, auquel s’articule de façon paradoxale le maintien : l’aéroport.