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Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

3. Contrôles à distance

3.2 Un contrôle en réseau

Plus que jamais pérennes dans l’espace de paix perpétuelle institué par l’Union européenne, les frontières des États de l’UE sont devenues mouvantes et fluides dans leur fonction, à mesure que les dispositifs de contrôle des mouvements de population se déplacent en amont, des « zones-tampon » dans les espaces intermédiaires de la circulation (tels que les camps de transit au Maroc ou en Libye), jusqu’au cœur même des pays de départ, dans l’ambassade ou le consulat où se délivrent les visas d’entrée, en passant par les guichets des compagnies aériennes qui assurent le transport. Ainsi, c'est avant même le départ, au moment de l’attribution du visa que se joue l'essentiel des procédures de contrôle efficaces (Guild et Bigo 2003a, 2003b; Beaudu 2007). Le visa permet en effet à un État souverain d'exercer un contrôle sur les personnes en déplacement avant qu'elles n'arrivent à la frontière des pays membres de l'Union. Une autre pratique de contrôle en amont, qui participe du dispositif de délocalisation des frontières, est exercée à travers la coopération des compagnies de transport aérien1. Celles-ci sont en effet exposées à Roissy à des

1 La Convention de Chicago du 7 décembre 1944 relative à l’aviation civile internationale oblige une

compagnie aérienne à reprendre à ses frais les personnes qu’elle a transportées et qui sont refoulées faute de documents. L'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985, engage les contractants à instaurer « des sanctions à l’encontre des transporteurs qui acheminent vers leur territoire des étrangers qui ne sont pas en possession des documents de voyage requis ». Mais alors que l'accord de Schengen invite les sociétés de transport à vérifier que leurs passagers possèdent des documents de voyage valides, la réglementation française stipule qu'elles doivent vérifier le défaut ainsi que l'usurpation, la falsification, la contrefaçon et la péremption de documents. Faisant suite à une initiative française, le Conseil des ministres de l'Union européenne adopte en 2001 une directive complétant l'article 26 et tendant à harmoniser les sanctions et le dispositif d'obligation des transporteurs.

amendes de 3000 à 5000 euros par passager clandestin, dont le refoulement est également à leur charge. Il est donc aisé de comprendre pourquoi les sociétés de transport évitent l'embarquement de réfugiés potentiels à leur bord en mettant en place leurs propres dispositifs de sécurité à l’embarquement. Ces processus de privatisation des contrôles s’appuient sur les transporteurs qui deviennent, dès le point d’embarquement, un filtre délivrant refus ou accès au territoire national. Le « monopole étatique des moyens de circulation » (Torpey 1998) s’articule ainsi dans un système d’intégration et de délégation qui ajuste les modalités du contrôle à l’évolution des fonctions et de la nature des frontières. Dans les faits, le contrôle effectif aux frontières coexiste de plus en plus avec des techniques de surveillance en off-shore territorial, mais aussi de surveillance déterritorialisée. Au-delà des nouvelles pratiques de refoulement en temps réel que nous avons évoquées plus haut à travers la suppression du « jour franc », la baisse sensible du nombre de personnes maintenues en zone d’attente depuis 2003 est également, et peut-être d’abord, le fruit d’un déplacement du contrôle en amont et d’une « déterritorialisation » des frontières, notamment à travers les procédures de visa. Lorsque les associations furent autorisées à entrer en Zapi 3, la zone d’attente n’était plus qu’une pièce parmi d’autres dans un dispositif de contrôle des frontières qui se passait désormais plus dans les consulats de France des pays de départ, que dans ce centre au pied des pistes de l’aéroport parisien. Il est intéressant de relever – sans malheureusement pouvoir nous y attarder dans le cadre de cette étude – la convergence qui existe entre les outils politiques relatifs à l'harmonisation européenne du droit d'asile, en tant que réponse apportée au problème des réfugiés, et le projet de construction de camps en Afrique du Nord et en Europe orientale, visant à retenir les potentiels demandeurs d'asile hors de l'Union européenne et à ses portes. En cela, l’amont de la zone d’attente, qui pourrait devenir l’après-zone d’attente, se définit aux frontières externes de l'Europe.

Dans les aéroports, cette évolution se traduit par une distinction entre la mobilité intra et extracommunautaire : dans ce contexte, les vols à l’intérieur de l’espace Schengen, qui ne sont pas soumis aux pratiques de contrôle que nous avons énumérées jusque-là, sont regroupés et traités comme des vols internes. Toutefois, cette libre mobilité a pour contrepoids la responsabilité accrue qui incombe à chaque pays membre de l’espace commun, de se porter garante des frontières des autres membres. À un niveau politique et à

une échelle beaucoup plus vaste que celle sur laquelle se situe cette étude, l’européanisation et le double front des prérogatives nationales et de l’espace de mobilité commun créent des relations de voisinage assez pittoresques entre les pays européens, où chacun surveille son voisin. En effet, chaque membre est souverain dans le contrôle de ses frontières nationales, mais la décision prise par lui seul a des effets partagés par tous, puisque l’entrée dans un pays du marché commun implique une possibilité de (relatif) libre déplacement dans les autres pays. Inversement, chaque frontière nationale est à la fois point d’entrée dans un pays et dans l’espace commun, ce qui signifie concrètement que la police des frontières soumet les voyageurs arrivant à Roissy, à destination d’un pays tiers de l’espace Schengen, au même contrôle que ceux dont la France est la destination finale. En 2005 et 2006 par exemple, la police des frontières a maintenu et renvoyé en nombre important, à l’échelle de la zone d’attente, les passagers boliviens voyageant vers l’Espagne. Ce pays n’exige pas en effet de visa de la part des ressortissants boliviens, comme mentionné en début de chapitre. Or la police française interrompait le transit des passagers boliviens en refusant de les laisser continuer leur vol vers l’Espagne : à l’entrée de l’espace commun, aux frontières françaises, ces passagers étaient soupçonnés de projets de migration illégale, ce qui est un motif valide, comme nous l’avons vu, pour demander leur refoulement.

Alors que l’espace européen retravaille les rapports entre frontière et territoire, ceux-ci subissent également des transformations dans le contexte global : l’héritage colonial du territoire français en fait un poste d’observation privilégié de cette réalité. En effet, les Départements d’outre-mer (DOM) situés dans l’océan Atlantique et les Caraïbes, vestiges de l’empire colonial, sont des territoires français à part entière, pleinement soumis au gouvernement national centralisé au même titre que la Gironde ou le Limousin. Toutefois, leur localisation outre-mer, dans une réalité non-occidentale, leur voisinage et leur appartenance culturelle à des régions qui sont considérées « sources d’immigration illégale » selon les textes de loi qui organisent le contrôle frontalier, font que même s’ils partagent un même territoire avec la France métropolitaine, la frontière nationale est réactivée entre les DOM et Roissy et le contrôle y a lieu non pas selon les normes des vols internes, comme c’est par contre le cas pour des destinations comme l’Italie ou le Portugal, mais selon celles de l’étranger. Lors d’une de ces visites associatives en aérogare dont le déroulement est décrit en début de chapitre, un officier a ainsi précisé ce point alors que je

me suis étonnée de la mention d’un contrôle à la descente d’un vol en provenance de la Guadeloupe : même si les voyageurs en provenance des DOM viennent déjà d’un territoire français, certains voyagent avec un visa qui n’est valable que pour les DOM, et donc ne sont pas admissibles sur le territoire métropolitain. La gestion des mobilités depuis les Départements d’outre-mer et la réactivation de la frontière nationale entre ceux-ci et la métropole invite à réfléchir sur la façon dont l’identité nationale se négocie, en opposant un idéal territorial (celui de la solidarité entre DOM et métropole) et une réalité régionale et socio-économique (celui de l’espace Schengen). Il est intéressant de juxtaposer cette expérience de caducité territoriale et l’expérience initiée par l’espace commun européen : portant chacune sur différents processus de construction politique (le reste colonial, le projet régional), elles esquissent ensemble les enjeux concrets à travers lesquels les frontières nationales se déterritorialisent et négocient un nouveau rapport à l’entité gouvernementale, dans le contexte régional et global.