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Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

1. Le contrôle en aérogare

1.2 Une question de « maintien » à la frontière

Comme l’illustrent les méthodes policières instituées depuis 1986, l’économie du contrôle se réarticule progressivement autour d’un mécanisme de tri sélectif et ciblé dans la zone de passage de la douane. Ce tri se fonde sur des techniques d’identification, dont nous savons que le passeport est le plus déterminant, mais pas le seul. Dans la pratique, puisque cette dimension du contrôle est encore appliquée aujourd’hui, on observe que le soupçon s’exerce à partir d’une série de détails empiriques, qui renvoient à une sorte de savoir pratique développée par les agents de police à mesure que le métier rentre. Ces principes d’identification à l’œil se rabattent sur des distinctions ethniques et socio-économiques rudimentaires : les pauvres ne circulent pas pour le plaisir; ils sont suspects. Ainsi, parmi les voyageurs en règle, les étrangers qui ont « trop d’argent » par rapport à leur maintien modeste ou leur condition socioprofessionnelle (le métier mentionné sur leur visa) sont refusés et renvoyés. En 2004, un groupe de quinze paysans boliviens en transit, se rendant à Saint-Jacques-de-Compostelle pour un pèlerinage, ont été arrêtés à Roissy et renvoyés – bien que l’Espagne ne demande pas de visa aux ressortissants boliviens – pour la raison suivante (inscrite sur leur Procès verbal de refus d’entrée) : « leur statut socioprofessionnel ne correspond pas au motif de leur voyage ».

De manière générale, les policiers avec qui je me suis entretenue se sont montrés fiers de leur bonne aptitude à l’identification dès la « première inspection », dont ils parlent comme d’une expertise qui s’acquiert grâce aux formations initiales dans la police de l’air aux frontières et aux « astuces » qui y sont données par l’unité « anti-immigration » de la police des frontières, la Brigade mobile d’intervention (BMI), mais surtout, grâce à l’expérience. Par ailleurs, les agents chargés des contrôles qui se déroulent directement aux portes des avions à l’atterrissage aiment à vanter leurs talents de physionomistes envers des faciès étrangers qui sont réputés être plus difficilement mémorisables par des Français.

Parallèlement au développement technologique et aux évolutions d’une identification qui se fonde sur le document plus que sur la personne physique (Salter 2003), nous voyons ainsi surgir une ligne discrète liée aux méthodes de reconnaissances physiques, qui replace l’ethnicité et même un certain biologisme raciste au cœur d’un champ dominé par les innovations technologiques telles que l’usage des passeports biométriques1. Comment fait- on pour opérer un « premier tri » en 12 à 45 secondes sinon s’appuyant entre autres sur l’ethnicité du voyageur2? En tension avec l’exercice de contrôles feutrés, ce jeu d’une reconnaissance physique ethnicisée, saturée de sens (et d’abord celui d’un rapport de domination colonial), est producteur d’une violence qui se manifeste, par exemple, lorsqu’un passager centrafricain est placé en garde à vue pour avoir manifesté un accès de fureur lors du contrôle de ses documents. Il nous expliquera sa réaction par le fait que l’agent de contrôle, voulant vérifier qu’il correspondait bien à la photo de son passeport, a regardé ses dents, lui a observé les oreilles : « je ne suis pas un singe, pour qu’ils me regardent comme ça »3.

Le régime de surveillance, auquel participe le passeport, ne s’arrête donc pas simplement à l’examen documentaire. Selon un informateur de la police de l’air aux frontières à Roissy, le contrôle aux portes des avions se focalise sur trois éléments : 1) les passeports et documents falsifiés; 2) le « maintien général » de ceux qui globalement ne semblent pas avoir le niveau social adéquat pour faire du tourisme, ou alors ne semblent pas être de vrais résidents permanents européens (alors qu’ils sont porteurs de carte de séjour); 3) le parcours des voyageurs, qui sont systématiquement soupçonnés si leurs itinéraires, selon la BMI, relèvent de filières de passeurs (comme ce fut le cas par exemple des vols Abidjan-Paris passant par Pékin). L’examen des individus n’est donc pas encore hors de propos au profit du seul document d’identité, comme tend à le soutenir Marc Salter : au contraire, il se cristallise autour d’une reconnaissance tout à fait subjective (et assumée comme telle) du « maintien » des voyageurs. Un interlocuteur justifie cette pratique en

1 Voir les déclarations des ministres de l’Intérieur sur la généralisation dans l’UE des passeports biométriques

comme éléments de lutte contre l’immigration clandestine. « Réunion des 5 ministres de l’Intérieur à Evian

les 4 et 5 juillet 2005, conclusions opérationnelles » :

www.doc.diplomatie.gouv.fr/BASIS/epic/www/doc/DDD/917700610.doc (consulté le 18/11/08).

2 Cette logique est avérée par le fait que des personnes françaises d’origine ivoirienne et marocaine ont été

maintenues par erreur à la frontière.

affirmant : « on voit tout de suite les personnes qui n’ont pas l’habitude de circuler »1. Ainsi, le regard rapide du premier tri cherche à discerner si la personne sait circuler ou non. Il s’agit d’épingler d’un coup d’œil les voyageurs qui par leur démarche, leur alignement dans les files d’attente, leur manque d’aisance par rapport aux nombreux petits rites du voyage en avion, n’appartiennent pas au groupe des « touristes », mais à celui des « vagabonds » (Bauman 1998). Mettant en jeu des « techniques du corps » (Mauss 1950), le tri se fonde sur ces manières d’être globales (Bauman 1998; Bayart 2004) qui se contractent dans les lieux de la mondialisation comme les aéroports, les chaînes d’hôtel, les moyens de transport, les centres commerciaux. Il cible ceux que leur maintien distingue comme n’ayant pas le droit à la circulation : enfermés dans le local et condamnés à le rester. Les modalités de gestion administrative de la lutte contre la clandestinité s’exercent selon une pratique du soupçon qui pose un espace d’identification ambigu, où « touristes » et « vagabonds » s’opposent tout en étant inextricablement liés. À ce retournement subversif de la figure du touriste correspond une définition du clandestin comme rusé et menteur. « Parmi tous ces gens (…) beaucoup mentent; il ne faut pas croire tout ce qu'ils disent. Il y en a beaucoup même qui sont très forts pour ça. »2, indique ainsi un officier de la PAF, reprenant un lieu commun du jugement que porte la police sur les étrangers en zone d’attente. Le postulat du mensonge est également ce qui informe la pratique du soupçon exercée par le Gasai dans sa gestion quotidienne des dossiers de non-admis : à la question de savoir pourquoi les étrangers maintenus en zone d‘attente devaient présenter plus de preuves et de garanties qu’ils n’auraient eu à la faire pour une demande de visa, un officier de cette unité expliquait par métaphore que lorsque les fondations d’une maison sont détruites il faut reconstruire deux fois plus solidement; de même, une fois qu’un étranger se trouve en zone d’attente, c’est qu’il a menti ou triché, il lui faut alors prouver deux fois plus pour être cru3.

Il est difficile de rentrer dans le détail, pourtant fort intéressant, de cette pratique du soupçon sans un terrain approfondi auprès de la police des frontières, auquel cette étude n’a pas eu accès comme l’a rappelé le premier chapitre. Pourtant, la fréquentation de la zone

1 Entretien informel avec un agent de contrôle de la PAF de Roissy, terminal F, 12 février 2005. 2 Entretien privé, 29 juillet 2005.

d’attente et les entretiens avec les maintenus permettent de dessiner par touches quelques aspects de cette gestion de la frontière, comme l’expérience d’Honoré Lancé et de sa fille Fathé. Honoré, qui est résident français, a tenté en effet en 2006 de faire venir sa fille Fathé âgée de douze ans en France auprès de lui. Celle-ci est gardée comme mineure isolée pendant quatre jours en zone d’attente :

« J’avais déjà envoyé plusieurs fois des papiers pour la faire venir, sans succès. Dès que ma situation ici a été normale, j’ai voulu la faire venir. Elle habitait avec sa mère en Centrafrique (nous n’étions pas mariés, c’était ma copine, et je suis partie quand Fathé avait deux ans et demi). J’envoyais tout le temps de l’argent là-bas pour l’enfant, mais ça ne changeait pas sa situation, l’argent était mal géré. Je suis parti moi-même au pays pour voir le consul de France à Bangui pour avoir un visa pour mon enfant. Ça faisait sept ans qu’on ne s’était pas vus. Quand je suis descendu du taxi, je l’ai pris dans mes bras, j’ai pleuré et je lui ai dit : « Tu viens avec moi ». J’avais amené avec moi tous les papiers qu’il faut : bulletin de paie, quittance de loyer, avis d’imposition, facture EDF, préinscription à l’école. Ma femme avait écrit un mot où elle s’engageait à bien s’occuper de ma fille; elle voyait bien ma tristesse. Je pensais tout le temps à ça. Des fois, devant mon assiette je pensais à mon enfant, et je reposais ma fourchette : elle souffrait peut-être, elle ne mangeait pas bien; alors moi non plus je ne mangerai pas. Pendant une semaine, j’ai essayé de voir le consul, tous les jours. Mais les assistants du consulat ont fait barrage : ils m’ont fait tourner en rond. J’écrivais des lettres, je présentais des requêtes, je laissais mon numéro de portable et j’attendais qu’on me rappelle. J’attendais. J’avais pris 21 jours de congé et je suis resté un mois. À la fin, j’ai donné le passeport de ma fille à quelqu’un pour qu’il m’obtienne un visa du Maroc, et un billet d’avion Bangui- Casablanca par Paris. On descendrait à Paris. Entre temps, j’ai eu une autre idée : j’ai ajouté ma fille sur mon passeport centrafricain, avec la même photo que celle de son passeport à elle, et je suis allé acheter nos billets pour Paris en présentant ma carte de résident. Ils m’ont demandé sa carte de résident à elle. Aïe, j’étais piégé… Il restait la solution du billet pour Casablanca. Il coûtait 1 800 euros, mais je n’en étais pas arrivé là pour repartir seul. Alors j’ai payé tout cet argent, et j’ai préparé ma fille. Je lui ai dit : on va nous arrêter, tu sais. Déjà, à l’aéroport de Bangui, la compagnie aérienne n’a pas voulu nous laisser embarquer. Je leur ai dit : ce ne sont pas vos affaires, vous ne pouvez pas faire ça. Ils nous ont laissé passer. Il y a des gens qui dépensent beaucoup d’argent pour passer; moi je n’ai pas payé un sous à l’aéroport, sauf pour acheter un jus de fruit peut-être.

Dans l’avion, Fathé me disait qu’elle allait voir ses sœurs à l’aéroport. Je ne disais rien, mais c’était dur parce que je savais ce qui nous attendait. Si l’on vous arrête, l’essentiel est de tenir le coup. À l’arrivée, Fathé a craqué. À l’aéroport de Paris, ils ont posé des questions à Fathé, puis à moi. Dans le

poste de police de l’aéroport, il y avait beaucoup de gens. Ils ont fouillé et refouillé tous mes sacs. Pour eux, quelqu’un devait venir et me donner de faux papiers pour l’enfant. J’ai répondu : « Quels papiers? ». Leur hypothèse était idiote, je leur ai dit. J’avais gardé avec moi les reçus de toutes ces années où j’envoyais de l’argent pour ma fille, je leur ai montré. Fathé avait son vrai passeport, mais eux en doutaient. J’étais préparé à affronter la police, je savais que je serais arrêté. C’était ça le problème : à leurs yeux, j’étais trop sûr de moi. Ils ont interrogé l’enfant de 18 h à 23 h. Pendant tout ce temps, ils lui demandaient si j’étais son père. Ils voulaient savoir si c’était vraiment ma fille.

Elle est restée en Zapi du lundi au jeudi, et le juge l’a libérée en cinq minutes. Fathé était gardée pendant ce temps à l’hôtel près des pistes. Des policiers venaient tous les jours pour lui poser des questions. Ils lui demandaient invariablement : « Est-ce que ce monsieur est ton père? » Au début de l’audience au tribunal, l’administrateur ad hoc1 a demandé à parler. Il a dit : « Monsieur le président, l’enfant veut vivre avec son père et je recommande qu’elle lui soit confiée ». Le juge a vu les deux passeports : il a vu le nom de Fathé sur mon passeport, et la photo qui était identique à son passeport à elle. Il a dit de la laisser venir avec moi tout de suite, car ça ne faisait aucun doute. Il a dit qu’il n’y avait pas de raison qu’elle soit maintenue.

Quand Fathé est sortie de la zone d’attente, pour ne pas qu’elle soit traumatisée, je l’ai fait passer à côté des policiers et je lui ai dit : « Tu vois, ils ne sont pas méchants, tu as le droit d’être là, ils ne te feront rien ». Elle est solide, avec ce qu’elle a vu en Afrique. Elle a vu deux guerres, elle a vu (se tait). » (Entretien avec Honoré Lancé, 12 mars 2007)

Le billet d’avion tient ainsi un rôle important dans le jeu d’indices qui orchestrent le soupçon lors du premier contrôle : sont notamment suspects les billets payés en argent comptant, les trajets à escale avec un transit par Paris, ou des durées de séjour jugées trop courtes pour un long trajet, comme le relève ce formulaire de notification de refus d’entrée dressé par un agent de la police des frontières :

Vous ne présentez pas de justifications probantes à l’appui de vos déclarations relatives à l’objet, aux conditions et à la durée de votre séjour en France

Motif de votre voyage : tourisme

Document (s) manquant (s) : attestation d’accueil Autres motifs (à préciser) :

Vous déclarez vous rendre à Paris pour 15 jours alors que le motif de délivrance de votre visa a pour but une visite familiale. Vous ne possédez pas d’attestation d’accueil et n’a (sic) aucune famille en ce lieu. Vous restez ambigu sur le motif réel de votre voyage. Vous êtes incohérent dans vos propos.

Lors d’une visite en terminal, un agent de contrôle de la police me confirme que dans le cas des étrangers présentant une carte de résident permanent d’un pays européen, l’attention portée aux contrefaçons des documents de voyage n’est qu’une partie de l’examen, et que celui-ci focalise tout autant sur l’aspect des personnes et la crédibilité de leur statut de résidents européens. Cette crédibilité est déterminée par certaines pratiques du soupçon que les policiers sont formés à mettre en œuvre : nonobstant la validité des documents d’identité, si les détenteurs de cartes de résidents de l’UE parlent mal ou pas de langue européenne, ils sont d’office emmenés au poste pour une vérification plus poussée. Dans l’économie du soupçon héritée directement des pratiques de la BMI, l’une des « astuces » employées pour démasquer les faux résidents est de leur demander à quoi ressemble une voiture de police ou de pompiers en France : c’est ainsi que de nombreuses personnes âgées étrangères, souvent possesseurs de cartes de séjour, car leur enfant a émigré en France à l’âge adulte et a pris la nationalité française, se trouvent catégorisés comme clandestins et faux résidents, alors qu’ils ne savent tout simplement pas reconnaître ces marqueurs nationaux de leur pays hôte. Le régime de surveillance touche ici l’un des points sensibles du dispositif, où le processus de séparation entre le national et l’étranger aux frontières du territoire et les multiples lignes de ségrégation institutionnelles à l’intérieur de la société se rejoignent dans une même logique de gestion des altérités. Or selon notre interlocuteur de la police, environ 60 % des vérifications effectuées sur les voyageurs « suspects » dans les aérogares n’aboutissent à rien, les personnes étant en règle. Malgré la latitude que possède la police (depuis les décrets de 1986) pour organiser ce genre de contrôles et soutenir des seuils d’erreur de 60 % sans avoir à en rendre compte, le tri montre que le seuil du soupçon, et la perception du national qui lui est liée, ne sont pas ajustés à la réalité.

6 Motifs des non-admissions à Roissy en 2007 Les principaux motifs de non-admissions sont : - Défaut de visa : 3514 personnes non-admises

- Absence de justificatif touristique : 1428 personnes non-admises - Absence de ressources : 1035 personnes non-admises

- Document étranger falsifié : 864 personnes non-admises - Absence d’attestation d’accueil : 953 personnes non-admises - Absence de tout document : 832 personnes non-admises - Usurpation d’identité : 463 personnes non-admises - Titre de séjour contrefait : 298 personnes non-admises

Ces chiffres précisent que parmi les cinq principaux motifs de refus d’entrée, trois relèvent du soupçon de projet migratoire, les documents d’entrée des personnes inadmises (passeport et visa) étant en règle.

Statistiques du ministère de l’Intérieur (Anafé 2008). Je souligne.