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Chapitre 4. Contrôles : la gestion des flux

3. Contrôles à distance

3.1 Frontières déterritorialisées

Ce chapitre a tenté de montrer comment les distinctions globales entre groupes ayant ou non-accès à la circulation se retranscrivent dans l’aéroport à travers des pratiques de tri, d’enfermement et de surveillance. Pour ceux qui font l’expérience de ces pratiques toutefois, ces contrôles se conjuguent avec d’autres, qui agissent sur la mobilité à travers des technologies délocalisées de gestion des flux, comme les politiques de visa et la biométrie (Bonditti 2004; Iserte 2008). Ces technologies ne se limitent pas au passage de la frontière, mais plutôt réactivent la frontière à différents moments du trajet, depuis les premières démarches en vue du départ, à travers l’obtention d’un visa consulaire, jusqu’aux traçage des cheminements administratifs à l’intérieur d’un pays hôte, à travers des fichiers de base de donnée biométriques, pour différentes catégories comme les demandeurs d’asile (« Dublin II ») ou les migrants irréguliers. Ainsi, depuis 2007, la direction de la police des frontières dispose d’un fichier biométrique des personnes qui sont refusées à la frontière et enregistrées comme « non-admises » (Inad) à Roissy, c’est-à-dire tous ceux qui sont maintenus en zone d’attente ou refoulés après un maintien en aérogares1. Ces technologies nous éloignent de la perception de la frontière comme un barrage, qui laisse passer les uns et arrête les autres, puisqu’elles influencent profondément les parcours sur un temps plus long que celui du maintien et instituent un nouveau type de circulation sous-contrôle, à travers une gestion différentielle des déplacements et un confinement dans la circulation –

1 Institué par décret du 27 juillet 2007 (http ://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=

IMID0760282D), ce fichier biométrique est mis en place à titre expérimental pour deux ans, et concerne l'aéroport de Roissy. La durée de conservation des données est de cinq ans pour l’identité et la nationalité, 32 jours pour d'autres informations, comme le suivi de la procédure et la détermination de l'âge.

qui seront l’objet d’un chapitre ultérieur. Sans entrer dans l’observation de ces technologies de pouvoir, j’aimerais, dans la continuité d’une question présente au long de ce travail, réfléchir sur la façon dont elles influencent la notion de frontière et nous aident à comprendre ses transformations dans le contexte global. Une question importante que pose cette reconfiguration est celle du lien entre frontière et territoire, qui bénéficie d’un éclairage particulier dans le contexte européen – ce qui nous permet de remettre en perspective l’ethnographie du contrôle dans son actualité politique.

Au long des deux dernières décennies, marquées par la construction européenne, le contrôle des populations aux frontières a évolué selon de nouvelles problématiques, en se déterritorialisant. En portant les États à négocier – entre eux, puis dans le cadre communautaire – l’exercice du contrôle souverain que chacun détient sur le mouvement transfrontalier des populations nationales et étrangères, le processus de construction européenne et plus particulièrement l’institution d’un espace de libre circulation, l’espace Schengen1, a entraîné une reconstruction des frontières de l’Europe. L’« européanisation » des frontières, dont le contrôle des voyageurs dans l'aéroport de Roissy porte concrètement les effets2, est balisée par les problématiques suivantes : premièrement, la construction du contrôle des frontières comme enjeu de sécurité dans le cadre de l’institution d’un espace européen de libre circulation; deuxièmement, une délocalisation du contrôle en amont des frontières; troisièmement, l’idée de fermeture des frontières extérieures de l’Union, dans le cadre d’une politique d’« immigration zéro ». Comme au niveau national, la politique européenne de restriction migratoire se traduit en acte par un contrôle des frontières3.

Sandra Lavenex analyse, dans une approche politique et juridique, le processus controversé d’européanisation des lois et des principes de l’asile, identifiant la tension entre des exigences démocratiques et de sécurité intérieure comme le cœur de la « crise »

1 Pays de l'espace Schengen : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie, Luxembourg,

Pays Bas, Portugal. Depuis le 25 mars 2001 : Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède. Ces pays se caractérisent par l'absence de contrôles aux frontières. L'Irlande et le Royaume Uni font partie de l'Union Européenne mais pas de l'espace Schengen, il existe des contrôles entre aux frontières entre, d'une part, le Royaume Uni et l'Irlande, et, d'autre part, les pays de l'espace Schengen.

2 Cela passe notamment par l’établissement du visa commun, l'échange d'informations, les fichiers de données

(SIS, Schengen), les règles de « premier pays d’asile » (Dublin II), des politiques communes de retour et des standards minimaux d'expulsion.

3 Ce qui se confirme par les conclusions des différents conseils : « Combattre le fléau de l'immigration

européenne de contrôle migratoire (Lavenex 1999). Toutefois, la définition de la sécurité intérieure n’est pas un donné neutre, et renvoie à la construction des enjeux de sécurité dans un cadre politique défini. Dans le contexte européen, des travaux interrogent cette construction sécuritaire qui lie terrorisme, drogue, immigration et politiques d’asile (Bigo 1996; Buzan, Waever et De Wilde 1998). La mise en place d’un réseau bureaucratique va en effet de pair avec une nouvelle configuration de la sécurité. Le champ bureaucratique se fonde sur une démarche selon laquelle les professionnels de la sécurité et la police développent une forte capacité à produire des discours de sécurité autour de la figure de l’ennemi, et de la relation entre « eux » et « nous ». Cette démarche s’inscrit dans un discours global qui définit la menace dans un continuum de sécurité, au terme duquel l’illégitimité du terrorisme et du crime international se trouve transférée aux enjeux d’immigration et d’asile. Didier Bigo démontre alors comment la construction des frontières de l’UE engage les pays membres dans un processus de transformation de l’immigration, d’un enjeu politique à une question technique, qui se pose en terme de « technologies sécuritaires » (Bigo 1996). Un des mécanismes fondamentaux du régime de surveillance repose sur la définition et l’identification de populations considérées comme inoffensives ou au contraire dangereuses1. La dynamique amorcée par Schengen présente un aboutissement de cette démarche : les populations « amies » (Guild et Bigo 2003a) ont la possibilité de circuler en toute liberté vers et dans l’espace Schengen; pour les populations à risque, le principe de mobilité se heurte à une pratique rigoureuse du contrôle2. L’Europe, s'engageant par là dans des pratiques communes aux autres États occidentaux, compte ses touristes et ses vagabonds. Ces pratiques semblent paradigmatiques de l’actualité globale; or, si elles semblent bien liées à la globalisation, pourtant, leur invention n’est ni contemporaine ni européenne. Une archéologie du

1 Le Système d’information Schengen (SIS) relie les bases de données des pays membres de l’espace

Schengen. Le fichier¸ qui compte à ce jour plus de 8 millions d’entrées, centralise le nom et les empreintes digitales des ressortissants de pays tiers sous sanction pénale, des demandeurs d’asile déboutés et autres non citoyens européens considérés comme « indésirables ».

2 « La construction d'une stratégie de police à distance [i.e. la politique des visas mise en place] a conduit au

renforcement de la suspicion à l'égard des étrangers en la teintant de racisme car la distribution des pays soumis ou non à visa tend par trop à ressembler aux stéréotypes même des Européens sur les races inférieures et à leur imaginaire colonial. Le critère de la pauvreté a été opposé à celui de la libre circulation au nom du risque migratoire en empêchant les plus pauvres de voyager ou en encadrant de manière bien plus restrictive leurs mouvements » (Guild et Bigo 2003c: 127).

« contrôle à distance » (remote control) des migrations (Zolberg 2004) montre en effet que la gestion nord-américaine des migrations au 19e siècle a expérimenté plusieurs pratiques aujourd’hui en usage : d’une part, la double ambition d’un contrôle sur les entrées tout en gardant toutefois les frontières ouvertes; d’autres part, une sélection des groupes de populations ayant vocation à bouger, qui se met en place en amont, à travers notamment le contrôle des réseaux de transport, en particulier des compagnies de paquebots transatlantiques.