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Le droit est un mécanisme de pouvoir comme les autres

Chapitre 3. La naissance des zones d’attente

3. Le légal et l’extralégal

3.1 Le droit est un mécanisme de pouvoir comme les autres

Deux procédés invitent plus particulièrement à réfléchir sur cette ambivalente légalisation des pratiques de l’administration en questionnant l’articulation du droit et de

l’extralégal, la « grande continuité du contrôle de part et d’autre de la loi » (Foucault 1975). D’abord, la loi de 1992 légalise une situation juridique contestée, mais elle fait un peu plus : elle donne des précisions sur les modalités d’application de ce nouveau droit, et plus particulièrement, elle inscrit dans le droit la modalité de gestion expérimentée de facto pendant la période de mise en place administrative de la détention extraterritoriale. La légalisation amorcée en 1992, qui définit les modalités du maintien comme des « prestations de type hôtelier », solidifie ainsi une ligne d’actualisation du contrôle tracée avec le logement des personnes gardées à la frontière dans l’hôtel Arcades dès 1990-1991.

D’abord, au-delà d’une amélioration – bien réelle – des conditions de détention, l’extension de la zone d’attente à des dispositifs d’hébergement sur le territoire répond à des besoins de logistiques : elle permet une économie des moyens et des équipes, une minimisation des coûts financiers et symboliques. Les lieux éclatés de la zone internationale comprenaient des postes de police et des salles d’attente réquisitionnées dans cinq terminaux. Or, la gestion des maintenus a progressivement imposé une nécessité de centraliser les demandeurs d’asile en un seul lieu où se déplaceraient les officiers de l’Ofpra pour mener les entretiens de demande d’asile et de regrouper les Inads pour les expulsions. À cela s’ajoutait le besoin de cacher ces pratiques de détention de plus en plus visibles au public de l’aéroport. D’une part, l’hébergement dans un centre confortable, mais carcéral répond à une nécessité de gestion dans le maintien des personnes non-admises (centralisation, séparation), révélée par la pratique ad hoc du regroupement des étrangers non-admis à l’hôtel Arcades. D’autre part, cette institution d’un centre de détention dans la zone de fret de l’aéroport correspond à une évolution importante. En effet, la détention des étrangers non-admis, qualifiée péjorativement de « fiction d’extraterritorialité » par ses détracteurs, se fondait juridiquement sur le statut ambigu du lieu géographique dans lequel ils se trouvaient : un espace compris derrière les guichets de douane marquant la frontière de l’État dans l’aéroport, donc légalement hors du territoire. Ce n’est plus le cas avec l’hôtel Arcades, et la loi de 1992. Le retournement significatif qu’entérine la zone d’attente légalisée est de partir de l’argument géographique (« ces étrangers ne sont pas encore sur le territoire ») pour en faire une condition et un statut juridique : ce n’est plus le lieu qui fait le maintenu, mais le maintenu qui fait le lieu (Makaremi 2007b). La zone internationale était

également critiquée pour être un lieu « indéfini » : l’institution des zones d’attente la définira donc, mais en dématérialisant ce qu’elle définit. Avec la zone internationale, le statut des étrangers non-admis était déterminé par le lieu où ils se trouvaient, alors qu’avec la zone d’attente, c’est le contraire : leur statut déteint sur le lieu où ils se trouvent. La définition des lieux devient donc flexible, dépendant du statut juridique de celui qui s’y trouve, illustrant une appréhension nouvelle de la territorialité. Cette logique connaît un aboutissement avec la loi de novembre 2003 (dite Loi Sarkozy)1 qui précise que

La zone d’attente s’étend, sans qu’il soit besoin de prendre une décision particulière, aux lieux dans lesquels l’étranger doit se rendre, soit dans le cadre de sa procédure en cours, soit en cas de nécessité médicale.

Les frontières nationales, « zones » mouvantes et protéiformes, glissent leur exception légale au cœur du territoire.

La réalité complexe de la détention frontalière aujourd’hui se fonde sur une solidification des pratiques dans un mouvement qui enserre les sujets du contrôle : adoption de lois, qui étendent la zone frontalière, construction de bâtiments spécialisés qui rationalisent et sécurisent la gestion des maintenus. Cette emprise de l’État, qui à chaque condensation institutionnelle gagne un peu sur la tendance de verrouillage du contrôle, ménage des éléments de garanties du respect des droits individuels qui fondent autant de marges d’amélioration intégrant les associations et les juges au sein du dispositif en clôture : intervention du juge des libertés, droit de visite des associations en zone d’attente puis accès permanent des associations en Zapi 3, négocié par la convention du 5 mars 2004 entre le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy et l’Anafé, qui charge l’association d’une « mission » d’assistance juridique auprès des étrangers. La solidification des pratiques disciplinaires et leur inclusion dans le droit organisent un régime de détention spécifique, où coexistent des mesures d’urgence, des pratiques ad hoc et des dispositions parfois contradictoires. Ce régime « abnorme » n’est pourtant pas le fruit d’une « décision souveraine » (Schmitt 1985) : il a pris forme à travers des batailles du droit, de constantes négociations et repositionnements entre les autorités administratives, dans leur volonté de contrôle des frontières, et un souci sociétal de maintenir des pratiques respectueuses des

droits de la personne, qui définissent l’État de droit. Dans une certaine mesure, on pourrait aller jusqu’à dire que la façon dont la détention frontalière a été problématisée par la mobilisation juridique (en termes de détention administrative et d’État de droit) a configuré en retour les évolutions du dispositif et l’institution des zones d’attente.

Ainsi, l’inscription des pratiques ad hoc dans le droit normalise-t-elle la situation légale en même temps qu’elle solidifie des techniques de prise en charge. L’institution des zones d’attentes s’inscrit dans une stratégie vers une plus grande efficacité de la gestion, une fluidité et une minimisation des coûts, qui va de pair avec un affinement du contrôle sur les sujets. La légalisation verrouille une avancée du contrôle, non pas dans le champ du droit, mais dans le champ des mécanismes disciplinaires. Cette translation d’un domaine à l’autre ménage une marge par laquelle l’enfermement dépasse le maintien. Cette opération permet-elle de penser une « fongibilité » du légal, qui nous inviterait à réévaluer les rapports entre droit et encadrement du pouvoir dans le contexte démocratique contemporain? La fongibilité, en science politique, postule un attribut du pouvoir qui est la convertibilité d’une puissance dans un autre domaine, sa transformation en une autre source (Nye 1992; Badie et Smouts 1995). Dans ce sens particulier que donnent au mot les théoriciens de la puissance, serait-il possible alors d’identifier, dans l’institutionnalisation de la détention frontalière, la fongibilité d’une certaine puissance juridique – telle que l’établit le système de droit français, son fonctionnement législatif et la force du droit administratif – en exercice du contrôle? En posant la question de la sorte, l’enjeu de l’encadrement du pouvoir trouve un nouveau terrain de réflexion qui est celui de la puissance et de la convertibilité des puissances, en ouvrant une voie à la question essentielle de la souveraineté telle qu’elle est en jeu aux frontières. Peut-être est-ce également ce qui permet de penser les mécanismes de gestion de ces espaces d’exclusion dans une approche plus large du gouvernement biopolitique, c’est-à-dire en pensant le pouvoir dans une économie qui se pose la question sa régulation interne (Foucault 1977, 2004b).

L’institutionnalisation de la détention frontalière révèle la façon dont le juridique entre en jeu après-coup, en sanctionnant et en normalisant une situation produite par des techniques de contrôle comme la procédure d’asile aux frontières à partir de 1982, la

nouvelle discrétion du contrôle policier sur les admissions aux frontières à partir de 1986 et l’enfermement. L’encadrement légal affine progressivement ces pratiques d’enfermement en distinguant les populations concernées. Les premiers temps de la zone d’attente ont un air de famille avec l’hôpital général de Foucault (Foucault 1972) où se trouve enfermé un certain « type » de population (mendiants, vieux, fous, prostituées, violents), renvoyant à des espaces non spécifiques, ou mixtes, d’exclusion. Les étrangers contrôlés sont gardés dans les cellules de garde à vue avec les délinquants et infracteurs des règles de sûreté sur l’emprise aéroportuaire, dans un hôtel, dans un centre fermé avec des personnes ayant vécu plusieurs années en France et qui se trouvent en instance d’expulsion après un contrôle d’identité ou dans le cadre d’une « double peine »1. Le maintien s’articule de facto dans un

continuum d’enfermement et de situations parapénales, avant d’être progressivement saisi dans un dispositif de sanction de la circulation à travers des régimes administratifs (de maintien, d’examen d’asile à la frontière) et pénaux (de sanction du délit de « soustraction à une mesure d’éloignement »). Dans ce sens, la mise en conformité des pratiques étatiques de contrôle progresse de concert avec une criminalisation des migrants (Palidda 1999) : c’est dans cette tension, ou cette double détente, que doivent se comprendre les enjeux de la résistance juridique sur lesquels je reviendrai dans le chapitre 7. L’évolution historique tout aussi bien que la comparaison avec les pratiques à l’œuvre dans d’autres pays européens montrent comment les mécanismes du droit sanctionnent après-coup, et inscrivent dans le contexte démocratique contemporain, des situations d’enfermement généralisé des migrants, en opérant par qualifications et distinctions juridiques. Pour des personnes expulsées dans les mêmes avions de retour se déploient deux régimes, le maintien et la rétention, et deux centres fermés, situés d’un côté et de l’autre de la zone de fret aéroportuaire, ayant chacun ses règles et ses gestionnaires. Si l’enfermement des étrangers est aujourd’hui unanimement pratiqué dans l’Union Européenne, l’organisation et la

1 La « double peine » est l’expression communément employée pour qualifier l’expulsion des prisonniers

étrangers au terme de leur incarcération (Sayad 1999b) Cette pratique systématique d’expulsion a fait l’objet de mobilisations juridiques et campagnes d’opinion en France où elle apparaît comme un sujet sensible, difficile à légitimer, alors même qu’elle est très peu mobilisatrice dans d’autres sociétés comme aux États- Unis (voir à ce sujet Brotherton et Kretsedemas 2008). Contrairement à une idée reçue largement relayée par les médias et le gouvernement français, la « double peine » n’a pas été « abolie » en France par la loi du 26 novembre 2003 dite « loi Sarkozy », mais son application systématique s’est vue redéfinie par une liste de (rares) cas où l’étrangers incarcéré est inexpulsable (pour motifs familiaux ou « humaitaires »). Voir à ce sujet Maugendre 2004.

fonction des « camps » diffèrent d’un contexte national à l’autre1 : centres fermés de long séjour pour les demandeurs d’asile (Darley 2008), centres d’identification et d’expulsion (Fernandez 2008) ou zones d’attente à l’entrée. La plupart de ces espaces mêlent toutefois pratiques formelles et informelles d’enfermement, superposent plusieurs types de structures ou glissent entre différentes fonctions au gré des nécessités du contrôle (Perrouty et Intrand 2005). Dans ce contexte, les régimes français d’enfermement sont parmi les plus spécialisés et les plus investis par le droit, et les seuls où une présence associative permanente pour l’« exercice effectif des droits » des retenus a été développée depuis vingt ans (Perrouty et Intrand 2005). Un des enjeux de cette thèse est donc de comprendre comment les différents aspects de cette situation – spécialisation du contrôle, qualification juridique et mobilisations du droit – fonctionnent ensemble et configurent les évolutions du pouvoir juridique.