• Aucun résultat trouvé

Le gars qui t’a embarqué à la sortie de Marathon se rendait directement à Winnipeg. Tu n’es donc pas passé par Kenora. Il te dépose dans une station-service à l’entrée de la capitale. Tu n’es pas tout à fait réveillé quand tu reprends ton sac et sautes du camion. Tu t’étais assoupi dix minutes à peine après être monté et avais dormi durant tout le trajet. Ton corps était las et fourbu au sortir des bois ; la marche et les pluies l’avaient vidé de sa colère, mais aussi éreinté. Pour le moment, tu ne te doutes pas qu’une vigueur inconnue, née du voyage, de la fatigue même, irriguera tantôt tes veines, tes muscles. Tu regardes le dix-roues reprendre la route. Le chauffeur ne t’envoie pas la main ; vous n’avez pas vraiment fait connaissance. Le bleu métallique de la carrosserie met du temps à se fondre dans celui crayeux du ciel, des teintes givrées qui contrastent, dans ton souvenir, avec l’orangé mat, qu’avait embrasé, puis dissous le couchant, de l’habitacle où tu avais pris place aux côtés de Lee. Tu tournes le dos à l’horizon, te diriges vers le dépanneur du poste : tu veux remplir ta gourde et t’asperger le visage d’eau avant d’entamer ta découverte de la ville. En sortant des toilettes, tu demandes au commis quelle direction prendre pour parvenir au centre ; tu espères trouver un coin de verdure où te poser et réfléchir à ce que tu feras en attendant le début de la cueillette des oranges. Le préposé trace des indications sur le revers d’un paquet de cigarettes qu’il déchire ensuite et te tend. Tu le remercies et regagnes le bord caillouteux du chemin.

Winnipeg te semble bien plus étendue que Cornwall et les autres villes que tu as traversées jusqu’ici. Ses rues sont fades, poussiéreuses ; on les dirait soumises à une absence définitive d’ombre ou de chaleur : même sous le soleil d’un jour sans nuages, elles paraissent froides. Tu remarques, dans les vitrines de plusieurs commerces, la silhouette, tracée comme au fusain, tantôt brune, tantôt noire, d’un bison à la toison fournie. Un dessin, parfois chapeauté du mot friendly, qu’on aperçoit aussi sur les plaques des voitures et les casquettes de certains passants. Tu te rappelles avoir lu que ce grand bovidé constituait la principale source de nourriture des Ojibwés des plaines en hiver et qu’il était venu, comme les ancêtres des Amérindiens, de Sibérie, en passant par les eaux gelées du détroit de Béring et l’Alaska. Au dix-neuvième siècle, les pionniers avaient failli le faire disparaître. Leur avidité semblait sans limite. Non contents de s’enrichir en vendant la fourrure et la viande du gibier, ils se mirent à décimer des troupeaux entiers pour s’approprier les pacages. C’est ainsi que l’homme rouge comprit qu’il lui fallait, s’il ne voulait pas à son tour s’éteindre, affamé par l’insatiable chasseur blanc, quitter les

terres de son enfance et trouver une nouvelle demeure vers l’Ouest lointain.

Tu finis par tourner sur une avenue qui mène à un parc situé en bordure de la Red River. Tu crois te souvenir qu’un cours d’eau du même nom traverse ta province natale, mais tu ignores que tu installeras ta famille à quelques kilomètres de ses rives, dans un village montagneux du sud-ouest du Québec, un jour. Tu t’assois face à la rivière, à même le sol, sous un orme au tronc massif. À cet endroit, le vent qui s’engouffrait tout à l’heure entre

sous ton chandail la bourse dans laquelle tu ranges tes économies, le portrait de toi pris dans les champs de Delhi et le calepin où tu as retranscrit, sous l’adresse de Lee, le numéro du cueilleur d’oranges. Tu entreprends de recompter l’argent gagné à la récolte du tabac. Tu t’assures d’abord de l’exactitude du classement des billets par ordre de grandeur : tu avais dû faire vite au Lenora’s ; dans la précipitation, tu pourrais en avoir posé un ou deux sur la mauvaise pile. Une fois vérifié le tri des différentes coupures, tu les additionnes, en prenant soin de ne pas déchirer celles dont le papier a perdu son lustre et sa fermeté. Tu arrives toujours au même nombre. Rassuré, tu notes, à l’endos de ta photo de voyage : R. ‒ Delhi, Ontario ‒ août 1967 ‒ 700 $. Tu remets le tout dans ta poche ventrale et te demandes comment tu amasseras ce qu’il te faut pour te rendre en Floride : tu t’es promis de ne pas toucher à l’argent du tabac et de ne dépenser qu’avec parcimonie celui de la vente du camion et des vieux outils du père. Tu penses que tu aurais plus de chances de trouver un travail qui te plaise dans un village amérindien. Tu t’imagines guide dans un parc ou un musée : tu n’aurais qu’à faire valoir ta compréhension de l’anglais, ton enfance huronne, les quelques mots d’ojibwé que tu sais déjà, crois-tu. D’après tes sources, la réserve la plus près se situerait un peu plus au nord, dans le comté de Scanterbury, et s’étendrait sur les rives du lac Winnipeg. À moins que tu ne traverses tout de suite en Saskatchewan ? Tu entrerais en contact avec la famille de Lee ; ils accepteraient peut-être de t’héberger quelques jours, le temps que tu refasses tes forces et élabores un plan pour la suite de ton séjour dans les plaines.