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Est-ce en chemin vers Kenora, ou seulement une fois arrivé du côté des plaines, que tu employas pour la première fois, en parlant de toi-même, l’expression Indien blanc ? L’histoire de ces origines brouillées te vint-elle d’un coup, ou l’élaboras-tu au fil des rencontres et de ton avancée au cœur des Prairies ? Était-ce d’avoir lu le récit d’un de ces enlèvements d’enfants de pionniers par les Amérindiens, à l’époque des colonies, qui t’en donna l’idée ? On les prenait pour remplacer ceux du clan perdus aux mains des Européens ou dans les conflits intertribaux. Souvent, on en faisait des esclaves. Mais il arrivait qu’on s’y attache et que s’estompe la différence entre eux et leurs frères et sœurs autochtones. Certains se montrèrent obéissants et doués, apprirent si vite et bien à poser les pièges, tanner les peaux, fumer la viande, rendre fertile la terre et propices les dieux qu’on finit par les préférer aux fils et filles légitimes. Plusieurs seraient restés longtemps après l’adolescence ‒ l’un d’eux aurait même un jour été nommé chef ‒ au lieu de s’échapper pour retourner avec ceux de leur peuple. On a prétendu que ce n’était pas par choix, par affinité avec leur nouvelle vie ni amour de leurs parents indiens : plutôt parce qu’ils avaient oublié leur première langue, les mœurs et le nom des leurs. Ceux qui avaient tenté de les retrouver n’y seraient parvenus qu’à moitié : ils continuaient à se voir Rouges dans la foule des Blancs ; même confrontés à leur reflet, ils avaient peine à croire que leur peau aussi était semblable à celle des gisants à la surface de laquelle le sang de la

eux. La plupart résistaient à l’appel et attendaient, des années parfois, avant de revenir vers leurs ravisseurs. Ce n’est qu’au moment de réintégrer le clan qu’ils s’apercevaient être redevenus, dans l’intervalle, des étrangers : Blancs parmi les Rouges. Ils quittaient alors pour toujours leur famille d’adoption, mais pas la forêt. Ils s’y installaient seuls, dans un vieux wigwam ou la cache abandonnée d’un chasseur de leur ancienne race. Les enfants indigènes s’en méfiaient autant que des esprits malveillants et des âmes errantes : ils leur semblaient plus livides et sournois encore que les autres Visages pâles.

Faire croire que tu n’as pas connu tes vrais parents n’est pas nouveau. Au début, tu l’as prétendu pour éviter d’en révéler trop sur ton identité, t’assurer qu’on ne puisse pas te démasquer, puis prévenir les tiens. Maintenant, il s’agit d’autre chose, un mensonge que tu n’avais pas prémédité, mais qui te paraît d’une certaine manière plus juste que la vérité. Comme si tu t’étais peu à peu défait, dans ta fuite, d’une peau qui n’était pas vraiment à toi : une enveloppe dont tu aurais laissé la mue près de la Pukaskwa, où elle avait dû, depuis, s’emmêler aux aiguilles roussies des mélèzes, ainsi qu’à la terre meuble des berges. Peut-être même avait-elle été emportée jusqu’au courant par une averse. Quoi qu’il en soit, tu te mis à raconter avoir été trouvé, peu après ta naissance, par une Amérindienne au seuil d’une réserve du sud du Québec. Ta mère t’y avait abandonné parce qu’elle savait que les Indiens te traiteraient comme un des leurs, tandis que chez les Blancs, tu serais resté le fils bâtard d’un père disparu. Seule la couleur de tes yeux trahissait que tu étais de descendance blanche : tes cheveux et ta peau étaient presque aussi foncés que ceux de la jeune Wendate qui te découvrit. Lahontiach te prit donc avec elle. Elle n’était pas mariée, mais ne doutait pas de rencontrer bientôt un homme bon qui,

à son tour, t’aimerait. Elle te baptisa Tokela : Renard ; elle s’était dit que tu aurais besoin de ruse le jour où tu irais explorer le monde en quête de tes origines. Petit, elle t’appelait aussi de temps à autre Yahto – Bleu – à cause de la teinte claire de tes iris. C’était il y a longtemps : en partant, tu avais rayé ce surnom de ta mémoire ; désormais, tu ne répondais qu’au prénom de Ryan.

LA PEÑITA

12 octobre

J’ai accueilli l’annonce de la visite de Claire avec soulagement et reconnaissance ‒ la seule pensée de sa présence bienveillante et posée dans la casita me réconforte ‒, mais sans gaieté : dans l’état de faiblesse où je me trouve, un sentiment d’une telle intensité reste hors de portée. Elle doit descendre à l’aéroport de Puerto Vallarta dans un peu moins de vingt-quatre heures. Juanita, une connaissance de Martha, a proposé de m’y conduire en voiture et de nous ramener ensuite à la Villa, mon amie et moi, en échange d’une somme dont elle n’a pas précisé le montant. J’ai accepté l’offre sans chercher à savoir combien me coûterait le voyage, car je n’imagine pas l’entreprendre par mes propres moyens, sans autres appuis que ma détermination et ma vitalité chancelantes. Claire m’a fait promettre, quand nous nous sommes parlé sur Skype, que je n’essaierais pas d’écrire pendant son séjour, que j’en profiterais plutôt pour me détendre, marcher au bord de la mer, visiter avec elle les environs – les plages de Guayabitos dont Martha m’a vanté la beauté ; l’île qu’on aperçoit du balcon de ma chambre, derrière laquelle disparaît chaque soir la sphère rouge du soleil – et récupérer un peu de sommeil perdu. Je n’ai pas osé avouer à Claire que l’entêtement avec lequel je persiste, malgré ma fatigue, à tenter d’aligner des mots sur la page ne porte pas ses fruits et que je ne suis parvenue jusqu’ici qu’à m’épuiser davantage. Je crains de n’avoir bientôt plus ni le calme ni la concentration nécessaires pour m’asseoir devant l’écran, affronter sa surface rendue éblouissante par le trop-plein de lumière qui s’y abîme. Sans doute serait-il plus sage de renoncer, mais à cette idée, un goût acide de mort me monte aux lèvres : comment me pardonnerais-je de

rentrer sans être parvenue, ne serait-ce que de loin ou par fragments, à redonner souffle à notre histoire ‒ ranimer nos mémoires, l’enfance qui se dérobe plus sûrement que le nom des choses ‒, alors que c’est pour cela que je suis ici et que je dispose, pour la première fois depuis des années, de tout mon temps ?

Juanita me tend une main baguée aux ongles nacrés et longs. Elle porte des talons fins, un pantalon blanc moulant, un bustier marine, à pois, très décolleté, qui mettent en valeur ses courbes, le galbe de ses seins hâlés. Son épaisse chevelure brune est striée de mèches d’un blond ambré, sombre, qui en rehausse la chaleur et l’éclat. Un maquillage prononcé mais sans bavure souligne le sourire, les yeux. Son sans-gêne, ses manières de vamp contrastent avec la pudeur et l’humilité naturelles de Martha, au point qu’on s’étonne qu’une amitié soit née et ait pu perdurer entre elles. Martha me présente pourtant Juanita comme quelqu’un de proche et qu’elle estime ; elle paraît fière de lui être liée.

La voiture de Juanita est spacieuse ; sa carrosserie taupe est intacte : on la dirait couverte, telle une plage où le soleil plombe, d’une fine poussière d’or. J’offre à Martha de monter près de son amie devant, mais elle insiste pour s’asseoir derrière ; nous la déposerons chez elle avant de prendre la route de Puerto Vallarta. Son silence pendant le trajet, l’attention radieuse avec laquelle elle écoute parler Juanita, son air timide, ses yeux brillants lui donnent l’air d’une petite fille. Ils me rappellent l’enfant que j’étais : mon admiration béate pour d’autres fillettes ; mon exclusion coutumière de leur cercle ; le

fin d’été ‒ à moins qu’il ne se fût agi d’un début d’automne : les feuilles avaient, me semble-t-il, commencé à jaunir, mais ne tapissaient pas le sol ‒ où je m’étais liée d’amitié avec les filles, des jumelles, d’un pasteur américain dans un camping du Midwest des États-Unis. Elles étaient de deux ans mes aînées. Leurs cheveux étaient d’un blond plus uni, plus pur que les miens ; il s’en dégageait une impression de parfaite malléabilité : jamais un boudin, une rosette, un faux pli n’en dégradait la retombée. À l’occasion, on les leur tressait en nattes symétriques et serrées ; leur fin visage semblait alors s’allonger, leur menton et les ailes de leur nez s’affûter. Leurs parents les habillaient de couleurs sombres, souvent en rouge ou bleu, des teintes si riches qu’il m’arrivait de me demander si le coton de leurs robes avait trempé dans l’encre ou le sang. Ainsi vêtues, elles paraissaient d’autant plus pâles et inaccessibles. Leur surgissement au détour d’une allée, de derrière un arbre ou la façade d’une bâtisse provoquait en moi le même saisissement que la noirceur et la violence de flots en proie à un ouragan. Je ne me rappelle plus dans quel contexte ‒ à l’aide de quels mots, quels gestes ‒ la distance entre elles et moi fut franchie ; je pense qu’elles ont dû faire les premiers pas : comment l’enfant craintive, effacée que j’étais aurait-elle pu, sans y avoir été conviée, leur adresser la parole ? Sans doute vinrent-elles un après-midi frapper, de leurs doigts noués en deux menus poings osseux, à la porte de notre Winnebago, demander la permission de m’emmener avec elles. Ma mère s’était-elle méfiée, avait-elle d’emblée douté de la pureté de leurs intentions ? Si elle l’avait fait, elle n’avait pas eu le cœur d’émousser ma joie, d’entraver un élan si spontané et confiant. Aussi me donna-t-elle la permission de me joindre à Jill et Mia. Où, dans quoi, quels jeux, quelle histoire m’entraînèrent-elles ce jour-là ? Je l’ignore, mais je suppose qu’elles repassèrent le lendemain ou le

surlendemain, puisque j’en vins bientôt à espérer leurs visites, les attendant avec une sujétion fébrile, de fois en fois plus absolue. Dans les mises en scène qui leur servaient de distraction, les jumelles me réservaient habituellement le rôle-titre. Le premier qu’elles me confièrent fut celui d’émissaire. La tâche était simple, elle consistait à cogner à la porte de nos plus proches voisins, Mr. and Mrs. Barragan, un couple de campeurs retraités qui s’étaient pris d’affection pour mon frère et moi, et à leur demander des bonbons, puis de l’argent, offrandes que je déposais ensuite au creux des paumes de l’une ou l’autre sœur et qui disparaissaient aussitôt dans la poche d’une jupe ou d’un bermuda. Les Barragan étaient-ils dupes ou feignaient-ils plutôt de ne pas voir ? Si tel était le cas, leur cécité était-elle motivée par un sentiment de pitié pour l’enfant manipulable que j’étais ou de gêne ? Au dire de ma mère, ils n’éprouvaient pas de sympathie particulière pour la famille du pasteur, qu’ils ne saluaient jamais que de loin et sans chaleur.

Dans les scénarios qu’inventaient Jill et Mia, j’étais la plupart du temps moi aussi conduite à fermer les yeux. Je n’opposais pas de résistance à leurs volontés, même lorsqu’elles faisaient naître en moi malaise ou frayeur. Ainsi, un après-midi où le soleil nous avait paru distant ‒ ses apparitions trop rares et évanescentes pour que nous nous baignions ‒, je les suivis jusqu’à une espèce de préau vide. L’endroit semblait désaffecté ; il avait dû servir de pavillon de danse à une autre époque. Il était situé en bordure de terrains vacants, à l’extrémité nord du camping, loin de l’accueil et des bâtiments de fonction. La peinture lie-de-vin de son plancher et de ses poutres s’écaillait ; leur ciment

sa fraîcheur automnale. Nous pénétrâmes l’enceinte du préau. En en franchissant le seuil, je me sentis comme au bord d’une dense et lointaine forêt. Je remarquai que des débris de verre jonchaient le sol. Jill tira de sous la manche de sa veste deux bandes de tissu noir. Après s’être assurée que personne ne venait à notre rencontre, elle en tendit une à Mia qui me fit m’agenouiller et me la noua autour des yeux. La seconde servit à m’attacher les mains derrière le dos. L’expérience consistait à parcourir la piste dans le sens de sa largeur d’abord, puis de sa longueur, avec pour seuls guides la voix des jumelles et le crissement du verre concassé sous mes pieds. Je me prêtai au jeu l’estomac noué, consciente qu’il se pouvait que je tombe ou que les semelles de mes sandales ne résistent pas au tranchant de certains éclats. J’eus le sentiment d’être privée, en plus de la capacité de m’orienter, de celle de mesurer le temps. Les minutes s’écoulaient avec une lenteur inouïe, inquiétante, qui me fit désespérer de jamais parvenir à franchir les distances. Que se produirait-il dans ce cas ? Jill et Mia s’enfuiraient-elles à pas furtifs, m’abandonnant à la vacuité désolée des lieux, sans moyen d’en repérer l’issue ? Se pouvait-il qu’au sortir de l’épreuve, je ne recouvre pas la vue ? Comment ferais-je alors pour rentrer ? Les jumelles préviendraient-elles quelqu’un ? Viendrait-on me chercher ? Si on devait ne pas me retrouver, maman quitterait-elle malgré tout, comme prévu, avec papa et Day, le camping à la fin de l’automne ? Aurais-je à nouveau l’occasion, le bonheur de glisser mes doigts dans la paille rousse de ses cheveux, d’y enfouir le nez ? Plus je tournais et retournais ces questions dans ma tête, plus il me devenait difficile de localiser Jill et Mia, de distinguer les appels de l’une de ceux de l’autre ; j’eus un moment l’impression qu’elles s’amusaient à interchanger leurs positions, mais peut-être était-ce une illusion provoquée par la réverbération de leurs non, par ici ; oui, tu brûles contre les arêtes des

poutres et du toit. À force de douter de la direction de mes pas, je finis par trébucher et me blessai – les jumelles juraient pourtant, un instant plus tôt, que je touchais au but. Nous partîmes peu après. J’arrivai chez moi le genou et l’avant-bras droits en sang, leur peau fichée d’échardes translucides. Bien que j’aie gardé secrètes les circonstances précises de ma chute, la compagnie des filles du révérend me fut pour un temps interdite. Je restai plus d’une semaine sans possibilité de les voir et de participer à leurs jeux. Les premiers jours, elles passèrent devant notre caravane en n’y prêtant pas attention, comme si elles avaient oublié mon existence, détournant la tête lorsque je leur envoyais la main, entonnant d’autres fois un refrain ponctué d’éclats de rire, si bien que je ne pouvais ignorer leur présence. Leur indifférence, réelle ou simulée, à mon égard s’insinuait tels le froid, le tranchant de certains débris dans ma chair, elle entamait jusqu’à l’os, son tendre cœur.

Avec le temps, maman et toi finîtes par baisser la garde. Ainsi me laissâtes-vous de nouveau, un soir, franchir les limites de notre terrain, courir pour rattraper Mia. Elle portait une radio. J’étais surprise de la trouver seule. Elle m’expliqua que sa sœur l’attendait derrière le mur des douches attenantes à la piscine du camping, qu’elles préparaient ensemble un spectacle de danse. Elle promit de demander à sa jumelle si je pouvais me joindre à elles. Jill donna son accord. L’idée de danser me ravissait et vous ne pûtes vous décider à m’empêcher de participer aux répétitions du lendemain et des jours suivants. La représentation aurait lieu sur le court de tennis. Les spectateurs s’assoiraient

jumelles. La chorégraphie inventée pour moi serait la plus impressionnante : on avancerait une table qui me servirait d’estrade ; je m’exécuterais sans garde-fou, nos parents en auraient le souffle coupé.

Le spectacle se déroula exactement comme nous l’avions orchestré, sauf qu’avant de conclure mon numéro, je posai un pied dans le vide et tombai. En m’aidant à me relever, on s’aperçut que je m’étais disloqué le coude. J’avais toujours le bras en écharpe quand nous pliâmes bagage trois semaines plus tard.

Mes amitiés reposèrent longtemps sur une pareille obéissance, soumission consentie, quasi aveugle. Comme si, très tôt dans ma vie, dès l’époque de notre enfance vagabonde, en raison de ma solitude sans doute ‒ comment tisser des liens quand le temps passé dans un lieu, une même école, se compte en semaines, jamais en années ? ‒, j’en étais venue à la conclusion que c’était le tribut à payer pour mériter la compagnie de mes semblables. Qu’avais-je d’autre à offrir qu’une gratitude infinie pour qu’on s’attache à ma présence fugace, si peu radieuse ? Dans ces classes, ces cours de récréation du Mexique et des États-Unis, j’étais, en dépit de ma discrétion maladive, toujours une intruse, l’étrangère qu’il est dans l’ordre des choses d’exclure ou d’oublier, une ombre plutôt qu’une enfant. Pendant ces années de voyage, la passivité devint, au gré de nos pérégrinations, mon premier, voire mon unique mode d’être. Bien qu’habituée à ce qu’on me rejette ou m’ignore, j’attendais ‒ mine de rien ‒ le sourire, le clin d’œil, le signe de la main qui m’aurait permis d’arriver enfin à me frayer un passage, à avancer un peu plus vers la

qu’au lieu-dit, laissé vacant, de l’amitié ne croisse la morosité ou l’ennui, je n’avais que le rêve, l’évasion vers des contrées moins désolées, une rive plus lointaine encore. De place en place, de mois en mois, mes absences se prolongèrent, à tel point que je n’arrivai bientôt plus à retenir ce qui m’était enseigné et me mis à redouter les questions des professeurs, le moment où ils s’apercevraient que j’étais constamment partie, la honte d’être une écolière sans réponses ni voix. Rien ne fut fait, pourtant, pour me tirer de cet engourdissement et me rendre à la vie.

WINNIPEG